Août 27

“Villes Invisibles” d’Italo CALVINO. Les villes et les échanges. 2.Chloé

A Chloé, une grande ville, les gens qui passent dans les rues ne se connaissent pas. En se voyant, ils imaginent mille choses les uns sur les autres, les rencontres qui pourraient se produire entre eux, les conversations, les surprises, les caresses, les coups de dent. Mais personne ne salie personne, les regards se croisent un instant et aussitôt se fuient, cherchent d’autres regards, ne s’arrêtent pas.

Passe une jeune fille qui fait remuer une ombrelle qu’elle tient sur l’épaule, et aussi un peu la rondeur de ses hanches. Passe une dame de noir vêtue qui exhibe toutes ses années, les yeux sous son voile inquiets et les lèvres qui tremblent. Passent un géant tatoué ; un homme jeune avec des cheveux blancs ; une naine, des sœurs jumelles habillées de corail. Entre eux quelque chose court, un échange de regards comme des lignes qui relient une figure à l’autre et dessinent des flèches, des étoiles, des triangles, jusqu’à ce que toutes les combinaisons en un instant soient épuisées et d’autres personnages entrent en scène : un aveugle avec un guépard enchaîné, une courtisane avec son éventail en plumes d’autruche, un éphèbe, une femme obèse. Ainsi, entre ceux qui par hasard se retrouvent ensemble à se protéger de la pluie sous les arcades, ou se pressent sous une tente de bazar, ou se sont arrêtés sur la place pour écouter l’orchestre, s’accomplissent rencontres, séductions, étreintes, orgies, sans que s’échange une parole, sans que bouge le petit doigt, et presque sans lever les yeux.

Une vibration luxurieuse traverse continûment Chloé, la plus chaste des villes. Si hommes et femmes se mettaient à vivre leurs songes furtifs, chaque fantasme deviendrait une personne avec qui commencer une histoire de poursuites, simulations, malentendus, heurts, oppressions : et cesserait de tourner le manège des fantaisies.

Extrait de Les villes invisibles d’Italo CALVINO. Trad. Jean THIBAUDEAU

Août 27

“Villes invisibles” d’Italo CALVINO. Les villes et le nom. 5. Irène

Irène est la ville qu’on voit quand on se penche au bord du plateau à l’heure où les lumières s’allument, et dans l’air limpide, on distingue là-bas au fond toute l’agglomération : où les fenêtres sont plus nombreuses, où elle se perd en sentiers à peine éclairés, où elle amasse les ombres des jardins, où elle dresse des tours avec des feux pour les signaux ; et par les soirs de brume, une clarté fumeuse se gonfle ainsi qu’une éponge pleine de lait au bas des calanques.

Les voyageurs du plateau, les bergers qui font transhumer leurs troupeaux, les oiseleurs qui surveillent leurs filets, les ermites qui ramassent des racines, tous regardent en bas et parlent d’Irène. Le vent porte parfois une musique de grosses caisses et de trompettes, le crépitement des pétards dans l’illumination d’une fête ; parfois le crépitement de la mitraille, l’explosion d’une poudrière dans le ciel jaune des incendies allumés par la guerre civile. Ceux qui regardent de là-haut font des suppositions sur tout ce qui se passe dans la ville, ils se demandent s’il serait agréable ou pas de se trouver à Irène en cette soirée. Non qu’ils aient l’intention d’y aller –de toute façon, les routes que y descendent sont mauvaises – , mais Irène aimante les regards et les pensées de sui se trouve sur la hauteur.

A ce moment, Kublai Khan s’attend que Marco Polo parle d’Irène comme on la voit de l’intérieur. Mais Marco ne peut le faire : quelle est la ville que ceux du plateau appellent Irène, il n’a pas réussi à le savoir ; d’ailleurs peu importe : à la voir en s’y trouvant au beau milieu, ce serait une autre ville ; Irène est un nom de ville lointaine ; qu’on en approche, elle change.

La ville pour celui qui y passe sans y entrer est une chose, et une autre pour celui qui s’y trouve pris et n’en sort pas ; une chose est la ville où l’on arrive pour la première fois, une autre celle qu’on quitte pour n’y pas retourner ; chacune mérite un nom différent ; peut-être ai-je déjà parlé d’Irène, sous d’autres noms ; peut-être n’ai-je jamais parlé que d’Irène.

Extrait de Les villes invisibles d’Italo CALVINO. Trad. Jean THIBAUDEAU

Août 27

“Villes invisibles” d’Italo CALVINO. Les villes et le désir. 2. Anastasie

                                Au bout de trois jours, allant vers le midi, l’homme rencontre Anastasie, ville baignée par des canaux concentriques et survolée par des cerfs-volants. Je devrais maintenant énumérer les marchandises qu’on y achète avec bénéfice : agate, onyx, chrysoprase, et d’autres variétés de calcédoine ; louer la chair du faisan doré qu’on y cuisine sur la flamme du bois de cerisier sec et qu’on saupoudre de beaucoup d’origan ; parler des femmes que j’ai vues prendre leur bain dans le bassin d’un jardin et qui parfois-dit-on- invitent le passant à se dévêtir avec elles, et les pourchasser dans l’eau. Mais avec ces histoires, je ne te dirais pas l’essence véritable de la ville : car, tandis que la description d’Anastasie ne fait qu’éveiller les désirs l’un après l’autre, et t’oblige à les étouffer, pour qui se trouve un beau matin au milieu d’Anastasie les désirs s’éveillent tous ensemble et t’assiègent de partout. La ville t’apparaît comme un tout dans lequel aucun désir ne vient à se perdre et dont tu fais partie, et puisque elle-même jouit de tout ce dont toi tu ne jouis pas, il ne te reste qu’à habiter ce désir et en être content. Tel est le pouvoir, que les uns disent maléfique, les autres, bénéfique, d’Anastasie, la ville trompeuse : si huit heures par jour tu travailles comme tailleur d’agates, d’onyx, de chrysoprases, ta peine qui donne forme au désir prend du désir sa forme, et tu crois jouir de toute Anastasie alors que tu en es seulement l’esclave.

extrait de “Les villes invisibles” d’Italo CALVINO. trad. Jean THIBAUDEAU.

Août 27

“Les villes invisibles” d’Italo CALVINO. Les villes et la mémoire. 3. Zaïra

C’est en vain, ô Kublai magnanime, que je m’efforcerai de te décrire la ville de Zaïre aux bastions élevés. Je pourrais te dire combien de marches sont faites les rues en escalier, de quelle forme sont les arcs des portiques, de quelles feuilles de zinc les toits sont recouverts ; mais déjà je sais que ce serait ne rien te dire. Ce n’est pas de cela qu’est faite la ville, mais des relations entre les mesures de son espace et les événements de son passé : la distance au sol d’un réverbère, et les pieds ballants d’un usurpateur pendu ; le fil tendu du réverbère à la balustrade d’en face, et les festons qui ornent le parcours du cortège nuptial de la reine ; à quelle hauteur est placée cette balustrade, et le saut de l’homme adultère qui l’enjambe à l’aube ; l’inclinaison d’une gouttière, et un chat qui s’y engage pour passer par la même fenêtre ; la ligne de tir de la canonnière apparue brusquement derrière le cap, et l’obus qui détruit la gouttière ; les déchirures des filets de pêche, et les trois vieillards, assis sur le quai pour raccommoder les filets, qui se racontent pour la centième fois l’histoire de la canonnière de l’usurpateur, dont on dit qu’il était un enfant adultérin de la reine, abandonné dans ses langes, là sur le quai.

Cette vague qui reflue avec les souvenirs, la ville s’en imprègne comme une éponge, et grossit; une description de Zaïre telle qu’elle est aujourd’hui devrait comprendre tout le passé de Zaïre. mais la ville ne dit pas son passé, elle le possède, pareil aux lignes d’une main, inscrit au coin des rues, dans les grilles des fenêtres, sur les rampes des escaliers, les paratonnerres, les hampes des drapeaux, sur tout segment marqué à son tour de griffes, dentelures, entailles, virgules.

 

Extrait des “Villes invisibles” d’Italo CALVINO. Trad. Jean THIBAUDEAU.

Août 27

“Les villes invisibles” d’Italo CALVINO. Les villes continues. 3. Procopia

Chaque année, dans mes voyages, je fais une halte à Procope et je prends logement dans la même chambre de la même auberge. Depuis la première fois, je m’arrête pour contempler le paysage qu’on voit en écartant les rideaux de la fenêtre : un fossé un pont, un petit mur, un sorbier, un champ de maïs, un buisson avec des mûres, un poulailler, le dos d’une colline jaune, un nuage blanc, un morceau de ciel bleu, en forme de trapèze. Je suis certain que la première fois, on ne voyait personne ; ce n’est que l’année suivante qu’à un mouvement entre les feuilles, j’ai pu distinguer une face ronde et plate qui grignotait un épi de maïs. Un an après, ils étaient trois sur le petit mur, et à mon retour, j’en vis six, assis en file, les mains sur les genoux, avec quelques sorbes dans mon assiette. Chaque année, à peine entré dans la chambre, je relevais le rideau et comptais quelques faces de plus, : seize, y compris ceux qui se trouvaient au fond du fossé ; vingt-neuf, dont huit perchés dans le sorbier ; quarante-sept, sans compter ceux du poulailler. Ils se ressemblent, ils ont l’air gentil, ils ont des taches de rousseur sur les joues, ils sourient, l’un ou l’autre avec la bouche pleine de mûres écrasées. Bientôt, j’ai vu le pont tout plein de ces hommes à la face ronde, accroupis parce qu’ils n’avaient plus de place pour remuer ; ils croquaient les grains de maïs puis rongeaient les trognons.

Ainsi, année après année, j’ai vu disparaître le fossé, l’arbre, le buisson, cachés par des haies de sourires tranquilles, entre les joues rondes mises en mouvement par la mastication des feuilles. On n’a pas idée comme, dans un espace aussi réduit que ce tout petit champ de maïs, il peut tenir de monde, surtout si les gens sont assis les bras enserrant le genoux, sans bouger. Il doit y en avoir beaucoup plus qu’il ne semble : le dos de la colline, je l’ai vu se couvrir d’une foule toujours plus dense ; mais depuis que ceux du pont ont pris l’habitude de s’asseoir sur les épaules les uns des autres, je ne peux plus voir aussi loin.

Cette année enfin, quand je lève le rideau, la fenêtre n’encadre plus que des faces : d’un angle à l’autre, à tous les niveaux, à toutes les distances, on voit des visages ronds, immobiles, très très plats, avec un soupçon de sourire, et entre, beaucoup de mains, qui se tiennent aux épaules  de ceux qui sont devant. Même le ciel a disparu. autant que je m’éloigne de la fenêtre.

Non que les mouvements me soient faciles. Dans ma chambre, nous sommes vingt-six à loger : pour mouvoir les pieds, je dois déranger ceux qui sont accroupis sur le parquet, je me fais de la place entre les genoux de ceux qui sont assis sur la commode et les coudes de ceux dont c’est le tour de s’appuyer sur le lit : très gentils, tous, heureusement.

Extrait des “Villes invisibles” d’Italo CALVINO. Trad. Jean THIBAUDEAU.

 

Août 27

“Les villes invisibles” d’Italo CALVINO. Les villes cachées.2. Raïssa.

Elle n’est pas heureuse, la vie, à Raïssa. Dans les rues, les gens marchent en se tordant les mains, disputent les enfants qui pleurent, s’appuient aux parapets des fleuves en prenant leurs tempes entre leurs mains ; le matin, ils sortent d’un mauvais rêve et en commencent un autre. Dans les ateliers où à chaque instant on se tape à coups de marteau sur les doigts et se pique avec une aiguille, sur les colonnades de chiffres tordus des registres de négociants et de banquiers, devant les verres vides rangés sur le zinc des bistrots, c’est un moindre mal quand les têtes se penchent en t’épargnant des regards torves. Dans les maisons, c’est pire, et il n’est pas nécessaire d’y entrer pour le savoir : l’été, les fenêtres retentissent de disputes et de bris de vaisselle.

Et pourtant, à Raïssa, à tout moment, un enfant rit à sa fenêtre, en voyant un chien sauter sur un auvent pour mordre dans le morceau de polenta qu’un maçon à lâché du haut d’un échafaudage, en s’exclamant : “Mon trésor, laisse-moi plonger !” à l’adresse d’une jeune hôtelière qui soulève un plat de ragoût sous sa pergola, contente de le servir au marchand de parapluies qui fête une bonne affaire, l’ombrelle de dentelle blanche avec quoi  va se pavaner aux courses une grande dame amoureuse d’un officier qui lui a souri alors qu’il sautait la dernière haie, heureux lui-même mais plus heureux encore son cheval qui volait par-dessus les obstacles voyant voler dans le ciel un francolin, heureux oiseau libéré de sa cage par un peintre heureux de l’avoir peint plume à plume, tacheté de rouge et de jaune, dans une miniature, à cette page du livre où le philosophe dit : “Même à Raïssa, ville triste, court un fil invisible qui par instants réunit un être vivant à un autre et se défait, puis revient se tendre entre des points en mouvement, dessinant de nouvelles figures rapides, si bien qu’à chaque seconde la ville malheureuse contient une ville heureuse sans même qu’elle sache exister.”

Extrait des “Villes invisibles” d’Italo CALVINO. Trad. Jean THIBAUDEAU.

Août 27

“Les villes invisibles” d’Italo CALVINO. Les villes et le regard.4. Phyllide

Arrivé à Phyllide, tu prends plaisir à observer combien sont différents les uns des autres les ponts qui enjambent les canaux : ponts en dos d’âne, ponts couverts, sur pilotis, ponts de bateaux, ponts suspendus, avec des parapets ajourés ; quelle variété de fenêtres ouvre sur les rues : à meneaux, mauresques, lancéolées, ogivales, surmontées de lunettes ou de rosaces ; combien de sortes de pavements couvrent le sol : cailloux, dalles, pierres taillées, palets blancs et bleus. A tout endroit, la ville offre des surprises au regard : une touffe de câprier qui sort du mur de la forteresse, les statues de  trois reines sur une console, une coupole en forme de bulbe avec trois petits bulbes enfilés dans la flèche. “Heureux celui qui chaque jour a Phyllide sous les yeux et n’en a jamais fini de voir ce qu’elle contient”, t’exclames-tu , au regret de devoir quitter la ville après n’avoir fait que l’effleurer du regard.

Qu’il t’arrive au contraire de t’arrêter à Phyllide et d’y passer le reste de tes jours. Très vite, la ville se ternit à tes yeux, les rosaces, les statues sur leurs consoles, les coupoles s’effacent. Comme tous les  habitants de Phyllide, tu suis des lignes en zigzags d’une rue à l’autre, tu distingues les zones de soleil et les zones d’ombre, ici une porte, là un escalier, un banc où tu peux poser ton panier, un fossé où le pied se prend si tu n’y prends pas garde. Tout le reste de la ville demeure invisible. Phyllide est un espace où l’on trace des parcours entre des points suspendus dans le vide, le chemin le plus court pour atteindre la tente de tel marchand  en évitant le guichet de tel créancier. Tu cours après non pas ce qui se trouve au-dehors mais au-dessus de tes yeux, enseveli, effacé : si un portique continue de te paraître plus joli qu’un autre, c’est parce que c’est celui où passait voici trente ans une jeune fille aux manches larges et brodées, ou seulement parce qu’à une certaine heure il reçoit la lumière de la même façon que cet autre portique, dont tu ne te rappelles plus où il était.

Des millions d’yeux se lèvent sur des fenêtres, des ponts, des câpriers comme s’ils parcouraient une page blanche. Nombreuses sont les villes comme Phyllide qui se soustraient aux regards, sauf quand tu les prends par surprise.

Extrait des “Villes invisibles” d’Italo CALVINO. Trad. Jean THIBAUDEAU.

Août 25

Le Programme d’Histoire des Arts en 3° au Collège Jean Moulin de Barbezieux.

Le thème de cette année se trouve être “La femme au XX°siècle – représentations de la femme, femmes-artistes et féminisme”.

C’est donc tout naturellement que nous articulerons ce projet autour des deux figures féminines, auteures que nous allons rencontrer et ce sera l’occasion d’aborder le thème de cette édition de Littératures Européennes : La Différence.

Des travaux d’élèves viendront donc enrichir ce blog dans cette perspective.