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Classé dans (Le vendredi, c'est journalisme !) par Agnès Dibot le 30-11-2013

Une du 4-5 décembre 1983

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Classé dans (Le vendredi, c'est journalisme !) par Agnès Dibot le 30-11-2013

Chers zélèves,

A lire, ci-dessous, un article publié dans Le Monde le 3 décembre 1983 (une archive, donc…)

“Frisés ou pas, marchons ensemble”

LE MONDE | 06.12.1983 à 00h00 • Mis à jour le 27.11.2013 à 10h25 |Par NICOLAS BEAU et DANIEL SCHNEIDERMANN.

Près de soixante mille manifestants ont défilé, le samedi 3 décembre 1983 à Paris, de la place de la Bastille à la gare Montparnasse, au terme d’une marche de 1 200 kilomètres commencée le 15 octobre à Marseille par des jeunes d’origine immigrée, avec comme mot d’ordre l’égalité et la lutte contre le racisme. Deux autres marches suivront en 1984 et 1985.

S’il ne fallait garder qu’une image du 3 décembre, ce serait celle de Christian Delorme, prêtre devant l’Eternel, Rufus parmi les Beurs (1), encadré, soutenu au terme de ces 1 200 kilomètres par Toumi, le musulman, et Youda, le juif. Et eux trois, et les trente-deux marcheurs, portés à la fin de la manifestation par une foule grave, immense et silencieuse jusqu’au podium dressé à leur intention. Et là, une sono à faire vaciller la tour Montparnasse, des kilos de trac pour Nassira, ses notes devenues soudain illisibles, le ministre à la tribune tutoyé, rudoyé, applaudi et sifflé avec une même ferveur et enfin les formules-chocs de Farouk, le poète de la troupe, qui s’adresse à Paris avec des accents de Malraux. Au pied du podium, sœurs, mères, cousines des jeunes ” assassinés ” psalmodient des versets du Coran, chœur antique de la messe médiatique.

Une apothéose. La naissance dans ce quartier moderniste d’une conscience beur. Un de ces rares rassemblements à caresser l’histoire et le rêve d’un 3 décembre qui serait le 1er mai chaque année de l’égalité et de l’antiracisme. Une France métissée pour quatre heures de calme colère, qui a marché entre Bastille et Montparnasse avec la babouche et la pantoufle du comité de coordination des marcheurs, une France de toutes les couleurs qui a accueilli avec des vivats de 14 juillet ces trente-deux marcheurs, vedettes du jour, vedettes d’un jour. ” C’est trop d’un seul coup “, confie Abed.

Au premier rang du cortège, ils sont là, les trente-deux, émus, silencieux, interloqués. Abdou se retourne sur ces milliers de manifestants qui ont investi les rues : ” C’est la première fois, dit-il, que je goûte au bonheur. Je voudrais les compter un par un. ” Et Toumi, ce fils de harki, blessé grièvement par un policier, qui sur son lit d’hôpital eut le premier l’idée de cette marche, déjà une larme à l’œil et peut-être bien deux, affirme : ” Le message a été entendu, c’est parti, on réussirai ! ” ” On ne parlera plus jamais des Minguettes, estime Djamel, trésorier de l’association S.O.S.-Minguettes, cette ZUP près de Lyon, comme une cité de délinquants et d’incendiaires de voitures. ” La petite troupe s’est muée du pont Sully à la Bastille en une immense colonne de la fraternité.

Les marcheurs sont encerclés par un double service d’ordre. Syndicalistes ou militants, ces gros bras les protègent des nuées de photographes qui investissent les abris-bus, qui grimpent sur les bancs, qui occupent les camions. ” Ils ne vendront pas tous leurs clichés “, affirment les membres du service d’ordre, qui prennent une formidable revanche sur leurs manifestations ratées des dernières années. La marche est aussi une victoire, par procuration, d’un militantisme essoufflé.

” SEULE LA LÉGION EST ÉTRANGÈRE “

Derrière, sur deux rangs, graves et gauches, les familles des ” martyrs “. Chaque prénom sur chaque pancarte pleure un souvenir de sang. Certains noms, Toufik, Laïd, évoquent le 22 long rifle ou l’opération commando. Mais tant d’autres déjà oubliés ! ” Ils ont tué un jeune Algérien ! “, hurle la délégation de Bordeaux. Le cortège, devant l’hôpital militaire du Val-de-Grâce, observe une minute de silence à la mémoire de Habib Grimzi, assassiné par des candidats légionnaires dans le Bordeaux-Vintimille.

” C’est dur à Dreux ? “, lance un spectateur à la délégation beauceronne. ” On résiste, réplique fièrement une militante. Certains couples refusent de se laisser marier par les élus du Front national. “

Derrière encore, noyée et encadrée, la classe politique. Claude Cheysson en col roulé bleu, Huguette Bouchardeau et Georgina Dufoix, que l’on se montre du doigt.

À mesure que s’éloigne la tête du cortège, le slogan se politise, la revendication se précise, le sigle, banni en tête, refleurit. Ce que taisent les banderoles, les badges ne résistent pas à le proclamer : M.R.A.P., JOC, C.F.D.T., C.G.T., CIMADE, Fédération anarchiste. Des locataires d’un foyer de Boulogne-Billancourt, en grève des loyers depuis neuf mois : la Ville de Paris, leur propriétaire, leur a coupé le chauffage et l’eau chaude. Ils tentent de gagner la rue à leur cause. ” Non, non, non aux expulsions “, crient des militants d’une ASTI (association de soutien aux travailleurs immigrés). Des Guadeloupéens se sont recouverts la bouche d’un bâillon tricolore.

Maigres foyers militants, cependant, submergé par le flot des sans-cartes. Et le voilà, l’événement : ce mélange de collégiens de banlieue et de la France profonde, déversés par classes entières et de vieux routiers pétitionnaires des manifs parisiennes tout à la joie étonnée d’avoir, le temps d’un samedi, arraché le macadam aux corporations en colère.

Un ciment a pris samedi : il mêle La Courneuve, Behren-lès-Forbach et Saint-Germain-des-Prés. Verlan et dialectique, keffieh et loden, youyous et slogans. Les jeunes de la cité des ” 4000 “, au coude à coude avec le prof en Sorbonne, Farid et Jack Lang, Gisèle Halimi et Nassira derrière les mêmes portraits.

Bouffées de spontanéisme : ” Enlève l’étiquette “, lance un lycéen beur à un vendeur d’œillets dûment badgé P.S.U. ” Tu peux en inventer, des slogans ! “, jette le conducteur de la camionnette C.F.D.T. à un camarade qui a égaré sa liste.

Bonheur du mélange. ” Frisés ou pas, marchons ensemble “, propose la cité La Caravelle, de Villeneuve-la-Garenne. ” Seule la Légion est étrangère “, crient des élèves du lycée Voltaire à Paris. ” La France est comme une mobylette, il lui faut du mélange pour avancer “, renchérit une pancarte solitaire. Mélange sélectif cependant : cette ” France de toutes les couleurs ” manque de noir et de jaune. Les Africains et les Asiatiques, ce jour-là, n’ont pas fait le déplacement.

Peu de fausses notes dans ce bonheur. ” Tu marches, ils crèvent “, lance, provocateur, un tract autonome. ” On lynche à Bordeaux, tu marches. On mitraille aux Minguettes, tu marches toujours. On t’attend à l’Élysée, tu ne marches plus, tu cours… ” Mais ils ne sont que trois punkets et punkettes à le distribuer timidement boulevard Henri-IV et soixante mille sur la chaussée. ” Sympa, n’est-ce pas ? “, confie Mme Georgina Dufoix à la fête de l’Espace Balard, au cœur de la nuit. On cherchait le mot.


(1) ” Beur ” est un terme qu’emploient les jeunes d’origine maghrébine pour se désigner eux-mêmes, en inversant les syllabes du mot ” arabe ” dans un ” verlan ” approximatif (le verlan étant l’inversion phonétique des mots français).