TRIBUNE

“Le combat contre le racisme est une lutte nécessaire. Il faut défendre pied à pied l’égalité et la fraternité, deux des trois piliers de notre devise républicaine. C’est en particulier en leur nom que la loi Gayssot du 13 juillet 1990 a été votée. Et c’est au nom de cette loi que l’ex-tête de liste FN aux municipale, Anne-Sophie Leclere, a été condamnée à neuf mois de prison ferme le 15 juillet pour une caricature abjecte de la ministre de la Justice, Christiane Taubira, en singe. «Le racisme n’est pas une opinion mais un délit», cette phrase prêtée à Guy Bedos a été souvent reprise, en particulier sur les réseaux sociaux, pour saluer cette décision de justice. Mon but n’est pas de commenter le fond de l’affaire. Je ne m’intéresse qu’au slogan antiraciste qui, aussi bien intentionné et humaniste soit-il, est selon moi un contresens à plusieurs titres.

D’un point de vue logique, que signifie «le racisme n’est pas une opinion» ? Mon dictionnaire m’informe qu’une opinion est«une manière de penser sur un sujet ou un ensemble de sujets, jugement personnel que l’on porte sur une question, qui n’implique pas que ce jugement soit obligatoirement juste» et, par ailleurs, que le racisme est l’«ensemble de théories et de croyances qui établissent une hiérarchie entre les races, entre les ethnies». Bâtir un ensemble de théories et de croyances, n’est-il justement pas une manière de penser, même fausse ? Ainsi, «je pense que cette voiture est verte» est une opinion, même si la voiture est rouge. Mon opinion fausse reste une opinion. Si j’affirme que la population A est supérieure à la population B, je formule de la même façon une opinion. On peut douter de tout sauf du fait que je doute. C’est à partir de ce constat que Descartes a écrit «je pense donc je suis». La faculté de penser – donc d’exprimer des opinions – est l’essence même de l’homme. Le raciste ne serait pas un homme ? Difficile à admettre pour tout non-raciste qui refuse justement de classer les hommes.

Cette façon binaire d’opposer opinion et délit revient à supposer qu’on ne peut pas être à la fois une opinion et un délit et, par contre-apposition, cela revient à supposer qu’un délit est une non-opinion. Or, toujours d’après mon dictionnaire, un délit est une «infraction à la loi, fait illicite punissable (sanctionné) par une peine». Si le délit est puni, il sanctionne forcément quelque chose. Pour être constitué, le délit juge une opinion. Une non-opinion ou une non-pensée n’est rien. Conclure que rien est un délit serait acrobatique. Par ailleurs, un délit est fixé comme tel par la loi qui est, dans notre République, susceptible d’être discutée. Il est dans les prérogatives des organes institutionnels de la voter, de la discuter, de la modifier… Et c’est aussi le droit du citoyen de pouvoir en débattre. Nos institutions démocratiques sont les émanations de nos citoyens. Elles ne sont pas séparées d’eux. Le débat peut et doit exister à tous les niveaux tant que chacun accepte de se soumettre à la loi telle qu’elle existe. On a le droit d’être contre une loi mais on est obligé de s’y soumettre. Cela s’applique à toutes les lois, même la loi Gayssot. Si je me permets de discuter certaines lois avec lesquelles je suis en désaccord, je dois permettre que l’on puisse discuter d’autres lois avec lesquels je suis en accord, comme la loi Gayssot.

D’un point de vue pragmatique, affirmer que le racisme n’est pas une opinion et donc un impensé – ou pire, un impensable – exclut toute possibilité de débat. Comment combat-on ce qui n’existe pas ou ce qui ne peut/doit pas exister ? Si malgré tout, il se trouve des personnes racistes et/ou des comportements racistes – ce qui est malheureusement le cas dans la France d’aujourd’hui – elles n’exprimeraient rien puisque leur pensée serait impensable. Il n’y aurait aucune réponse antiraciste à formuler : le racisme n’est pas une opinion, le délit (défini par la loi) ne se discute pas, un point c’est tout. L’antiraciste n’a pas à débattre face au raciste qui existe mais qui ne pense pas. L’antiraciste parle seul de l’impensable racisme ou il ne parle pas de ce qui n’a pas le droit d’exister. Non seulement il interdit d’exprimer quelque chose, ce qui est légitime, mais il interdit aussi de le penser, ce qui pose problème.

Le racisme est un délit que je combats, dans la modeste mesure de mes moyens. Je le combats en tant que ce qu’il est : une opinion. Si je lui dénie la qualité de ce qu’il est, je m’empêche d’en débattre, de le combattre – et éventuellement de convaincre. Déconstruire, c’est aussi déconstruire le langage de son «propre camp». La critique n’a de sens que si elle admet la critique de la critique. L’opinion raciste est portée par des personnes qui se disent racistes ou à travers les comportements de personnes que tout un chacun est susceptible d’adopter. Nul n’est à l’abri de préjugés et nul ne doit s’ôter la possibilité ou ôter la possibilité à un autre d’en discuter. Il faut combattre pied à pied le racisme au nom de l’égalité et la fraternité, deux des trois piliers de notre devise républicaine. Et accepter d’en débattre au nom du troisième pilier : la liberté”

Mabrouck Rachedi (écrivain)