“M’Dame, si on n’a pas notre Brevet, ils vont nous renvoyer au Bled !”

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Le diplôme, sésame pour l’émancipation

C’était le cri du cœur de mes zélèves, hier soir, à 17 heures, quand la sonnerie a retenti pour la dernière fois, étouffée par les cris des supporters du match (nul) France-Danemark entassés en salle de technologie : “M’Dame, si on n’a pas notre Brevet des Collèges, ils vont nous renvoyer au Bled !”

Pendant une heure, Larissa, Sounita, Fantafonée, Victoria et Salimata (que le match de foot ne devait pas captiver !) ont bavardé à bâtons rompus de leur avenir de femmes. “Le Prince Charmant est-il Noir ?” devait être le titre de notre article : la veille, en option media, une discussion avait été débutée sur le fait que mes chères têtes brunes, non contentes d’être cloîtrées à Châtellerault pour leurs études (lire l’article “La vie en rose ?” dans cette même rubrique), seraient destinées à voir leur choix du Prince Charmant réduit à des critères communautaristes : “On n’épousera pas forcément qui on veut, nos familles n’accepteront jamais un espagnol, ni un Gitan, encore moins un arabe, et certainement pas un Noir…”   Parce que nos parents n’imaginent même pas qu’on puisse sortir avec un asiatique puisqu’il n’y en a pas beaucoup à Châtellerault, sinon, ce serait également à ajouter à la liste…”

Le propos peut sembler raciste, si l’on ignore que mes chères zélèves sont elles-mêmes… Noires… Sounita vient de Mayotte, Larissa de La Réunion, Fantafonée de Guinée Konakri, Victoria de Guinée Bissau et Salimata du Sénégal. Nées en France ou bien “au Bled”, leur éducation est marquée par leurs origines et leur seule planche de salut, selon leurs propres dires, est l’instruction.

Epouser un Noir serait retomber dans le schéma auquel elles veulent échapper : “On sait qu’on va se marier avec d’autres que des Noirs.”, précise Salimata.

“Ce sont… des Noirs, quoi, avec la mentalité qui va avec…”, ajoute Larissa.

“Les couples mixtes Noir-Arabe sont impossibles, sauf si c’est le garçon qui choisit d’épouser une Noire. Là, ça peut passer. Et encore…”

“Au collège, Noirs et Arabes, on se mélange très bien. Mais pas question d’amour entre nous : c’est tabou, c’est plus possible.”

Mariage arrangé : “L’amour viendra après”

Echapper à un mariage arrangé au bled est leur objectif. Parce qu’elles sont en troisième, et ressentent de plus en plus qu’elles ont cessé d’être des petites filles, elles misent sur l’obtention du Brevet des Collèges, leur premier diplôme, pour afficher une capacité à l’émancipation. “Nous, on va à l’école, on est instruites ; nos mères, elles, n’ont pas eu cette chance. On ne devrait donc pas vivre ce qu’elles ont vécu. Nous, on est scolarisées, instruites, on connaît les lois.”

Et l’on comprend qu’en France, en 2018, des jeunes filles tremblent encore à l’idée que leurs familles puissent décider pour elles du choix de leur mari… Larissa se confie : “Mon père, je ne l’ai jamais vu. Il paraît qu’il est venu voir ma mère à la maternité, et il a dit qu’il était trop jeune pour assumer un enfant. Ma mère a dû quitter La Réunion et rejoindre ma tante à Châtellerault. En ce moment, pourtant, mon père est de plus en plus “présent”, les conversations tournent beaucoup autour de lui, je ne sais pas pourquoi. Toute la famille, à La Réunion, peut lui dire où j’habite, et il peut venir me chercher facilement. Mon père, c’est un marocain, à l’ancienne, j’ai peur qu’il vienne me chercher, on me dit qu’il pourrait me voiler, me marier…”

“On n’est plus au Moyen-Age !”

Salimata, elle, affirme : “On n’est plus au Moyen-Age ! On sait qu’on ne va pas se marier avec un Noir ! Dans la tête de mon père, c’est sans doute le projet, me marier au Bled avec un cousin Noir. Mais non !!!” Salimata ajoute que son père est âgé, et polygame, pour lui, c’est la tradition.

“Ils nous disent que l’amour viendra après, mais nous, on sait que c’est pour l’argent, ces mariages arrangés !”

La polygamie en question

Un petit tour de table nous permet d’apprendre que le père de Salimata n’est pas le seul polygame : la polygamie est acceptée par mes zélèves, puisqu’elle est culturelle. “Les hommes, eux, peuvent avoir plusieurs femmes. Et nous avons des demi-frères et des demi-sœurs. On en a beaucoup. En fait, surtout au Bled. Il ne faut jamais épouser un Noir du Bled : il risquerait d’être un demi-frère ! ”

Le père de Fantafonée, dans cette conversation, fait figure d’exception : “Toi, ton père, on dirait un philosophe ! Il est toujours bien habillé !”. Fantafonée, fièrement, raconte que son père, originaire de Guinée Konakri, n’a jamais été à l’école, ayant été élevé à la campagne. Or, il est très cultivé. “Il sait tout, sur tout ! Je ne comprends pas comment c’est possible, sans avoir fait d’études !” Philosophe, mais polygame : les pères “voyagent” beaucoup, au Portugal, en Belgique, au Bled : “Ils vont voir leurs autres femmes.”  Les filles éclatent de rire : “C’est vrai qu’on ne voit jamais les pères de nos copines africaines ; Salimata, on croyait qu’elle n’avait pas de père !”

Le père : “Il n’est qu’une image”

“Il n’y a pas de présence masculine chez moi.”

“Nos pères ne nous ont pas éduquées.”

“Le mien vient tous les week-end.”

“Quand nos pères sont là, on a moins de liberté.”

“Le mien me force à faire la prière à 4 heures du matin…”

“Nos pères ? Ils voyagent beaucoup….”

“Le mien m’a accompagnée pour descendre la poubelle, l’autre jour ! D’habitude, je le fais toute seule !”

“Le père ? Il n’est qu’une image…”

Mères Courage

“Nos mères nous ont élevées seules, elles ne nous imposeront pas le même genre de vie, de mariage.” Pour l’une des mères de mes zélèves, à Madagascar, l’école était interdite : “C’était l’école des Blancs, mes grands-parents avaient peur que ma mère y soit convertie au christianisme, donc ils n’ont pas voulu l’inscrire, de peur que ça fasse trop colonisation. Alors, elle allait aux champs” .

La mère de Larissa a arrêté l’école en primaire, à Madagascar : sa grand-mère étant veuve, elle a dû élever seule onze enfants, donc la mère de Larissa a dû aider. “Tout le monde a dû travailler. Mon oncle, dès ses sept ans, il travaillait aux abattoirs de taureaux…”

Aujourd’hui,  ces mêmes mamans vont à une autre école, à Châtellerault, elles fréquentent les associations.

“On est coincées ici, à Châtellerault”

Larissa se demande comment, de Madagascar, sa mère a pu se fixer ici, à Châtellerault, “un trou perdu”. “Alors qu’elle est passée par Paris. Et Marseille, quand même ! En fait, c’est ma tante qui était la première à venir sur Châtellerault, et elle a ramené la famille.”

“De toutes façons, on est perdues nous-mêmes, alors, on est perdues à Châtellerault.”

“Qui, du Bled, a trouvé Châtellerault ? Hein ? Qui ? ” La question est posée avec ironie : les zélèves se demandent quel sort a été jeté pour que, justement, leurs familles aient atterri ici, justement ici…

“Ma mère, quand elle est arrivée de Madagascar, elle croyait qu’en France, on allait lui dérouler le tapis rouge : Vraiment ! C’était son rêve américain ! Elle a été déçue de retrouver les mêmes bâtiments qu’à Madagascar, elle a même cru que l’avion avait fait demi-tour et les avait ramenés à Madagascar ! Elle a dit : “Vous êtes sûrs que je suis en France, là ?”

“A cinq ans, je faisais la lessive à la rivière”

Sounita écoute d’une oreille attentive ces récits, un peu à l’écart : son enfance ne ressemble pas aux autres, puisqu’elle a été éloignée très tôt de ses parents et a été élevée par sa grande soeur.  “A cinq ans, moi, je n’allais pas à l’école. Je faisais la lessive à la rivière -à Mayotte. J’allais aux champs.”

Sounita a rejoint sa grande sœur à Châtellerault, à neuf ans, “une chance” (relire “La vie en rose ?”) pour elle. Mais d’autres carcans l’enserrent : “Mes parents, ma sœur et moi, on est en froid depuis quelques mois. Ils veulent que je continue à aller à l’école coranique, et je ne veux pas. C’est très compliqué, en ce moment.”

Larissa acquiesce : “Moi aussi, ils veulent -sa mère, ses oncles et tantes- que j’aille à l’école coranique. C’est chez des gens. Je n’ai pas envie.”

Match nul

La sonnerie de fin de cours retentit alors qu’on n’en a pas terminé ! J’aurais volontiers prolongé cet échange. Match nul du côté des spectateurs du match France-Danemark. Mach nul de notre côté également : mes chères zélèves quittent la salle comme à reculons : c’est le Brevet des Collèges dans deux jours. “Si on l’a pas, M’Dame, nos parents, ils nous renvoient direct au Bled pour nous marier !” lancent-elles, espiègles, pour clore la discussion…

Elles vont me manquer… mes jeunes lauréates du concours “Zéro Cliché”, capables d’exprimer l’injustice de leur condition face à celle des hommes… Je leur souhaite que la vie leur soit douce… Et rose !

 

Agnès Dibot

Enseignante de Lettres et animatrice de l'option media.

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