Nouvelle 3 : Jade et Louise
Jade et Louise avaient l’habitude de se retrouver tous les samedis matins au Lando Café. Le café n’était en fait qu’un prétexte pour se retrouver, se raconter leur semaine et échanger. C’était fin septembre 2001, le monde entier était encore sous le choc des attentats du 11 septembre. Jade était caissière en parallèle de ses études de commerce à l’École Supérieure de Commerce et Marketing à Paris 10. Révoltée du monde de la consommation qui l’entoure, elle consacrait la totalité de son temps libre pour militer au sein de Greenpeace. Louise, elle, était étudiante en droit. Elle passait plus de temps dans les magasins et sur les sites de mode qu’à étudier. Son train de vie était assuré par la situation professionnelle de son père, chirurgien dentiste dans le dixième arrondissement. Amies d’enfance, leur passion inconditionnelle pour le violoncelle en avait fait des amies inséparables. Jade et Louise prenaient toujours autant de plaisir à ces rendez-vous du week-end, même si, depuis la fin du lycée elles étaient conscientes que chacune avait évolué et que leurs centres d’intérêt étaient souvent éloignés. Louise ne comprenait pas les convictions et le regard négatif que son amie portait sur la société de consommation.
Alors que Jade commentait un article consacré à l’impact commercial de l’attentat de World Trade Center, Louise l’interrompit pour lui montrer une scène surnaturelle :
” Regarde Jade, la femme avec la poussette promène un écureuil !
– Arrête de dire n’importe quoi, Louise ! “
La femme, ayant entendu la remarque de Louise, regarda à l’intérieur de sa poussette et se mit à pousser un cri d’effroi. Toutes les personnes qui étaient présentes dans la rue se retournèrent, les yeux rivés vers la poussette. Dans la rue voisine, des cris se firent entendre. Jade et Louise décidèrent de quitter le café pour aller voir ce qu’il se passait. A leur grande surprise, la rue était infestée d’écureuils qui se mettaient à attaquer les passants. Prises de panique en voyant la scène, elles allèrent se réfugier chez Louise. Depuis le balcon, les deux amies continuèrent à observer ces moments incroyables : des allers et venues d’écureuils qui s’empressaient de remplir leurs bras de tout ce qu’il était possible de se procurer dans les magasins environnants.
Cette scène suscita de vifs échanges entre Jade et Louise : autant la première était consternée face à de tels agissements de consommation débordante, autant la deuxième était excitée et trépignait d’envie de se joindre à cette fringale d’achat.
” Tu te rends compte quand même, ils sont en train de tout dévaliser, c’est n’importe quoi ! cria Jade
– C’est énorme, tu veux dire ! Ils peuvent prendre tout ce qu’ils veulent, répondit Louise, mourant d’envie de les rejoindre.
– Arrête Louise, tu vois bien qu’ils prennent beaucoup trop d’aliments par rapport au nombre qu’ils sont.
– Il font des réserves, tout le monde ferait pareil à leur place !
– Non, il faut arrêter de toujours vouloir plus de choses dont on n’a pas besoin! s’énerva Jade.
– Ne t’énerve pas! Arrête de répéter ton discours et viens t’amuser pour une fois!
– On n’a pas la même définition de s’amuser dans ce cas.
– Je te promet que ce sera drôle. En plus, personne ne saura que tu y étais, il n’y a plus que des écureuils dans les rues! argumenta Louise pour convaincre Jade.
– On peut s’arranger, si tu veux vraiment y aller, je viens mais je reste à l’extérieur, négocia Jade.
– Sinon, tu viens et tu prends que ce dont tu as besoin.
– D’accord mais on ne reste pas longtemps.
– Si tu veux, allons-y.”
Les deux amies se dirigèrent donc vers les magasins de la rue de Louise. Ils étaient infestés d’écureuils prêts à tout dévaliser. Les filles se mêlèrent à la foule d’animaux et Louise commença à attraper tout ce qu’elle pouvait. De son côté, Jade se mit à se prendre au jeu et partit de l’autre côté du magasin. Une fois que Louise eut fini ce pillage, elle chercha son amie dans tout le magasin. Elle l’aperçut au fond. Son amie semblait malade. Louise s’approcha d’elle puis elle remarqua que petit à petit, la peau de son amie se recouvrait de poils. Jade ne comprenait pas ce qui était en train de lui arriver, une queue se mit à apparaître derrière elle. Louise se mit à appeler à l’aide mais tous les passants étaient rentrés chez eux. La forme du visage de Jade commença à changer : son nez s’allongea, ses oreilles se mirent à grandir et des moustaches poussèrent. Prise de panique, Louise essaya de parler à son amie qui avait maintenant l’apparence d’un écureuil, mais celle-ci rejoignit les autres animaux et continua de dérober des aliments sans même lui prêter attention.
Sidérée par la situation mais surtout par l’attitude de son amie, Louise rentra chez elle pour faire le point sur la situation. Elle sentait qu’elle manquait de discernement face à autant d’étrangetés. Elle se blottit sur son canapé en espérant qu’elle allait sortir d’un mauvais rêve. La sonnerie de son téléphone retentit. Elle vit que c’était son propriétaire, ne décrocha pas mais ceci eut l’effet de la ramener face à la réalité. Elle n’était vraiment pas à l’aise avec l’attitude qu’elle avait eu et culpabilisait de la situation dans laquelle elle avait mis son amie. A ce moment-là, elle avait juste envie d’un moment simple, authentique avec Jade. Sa soif de consommation se retournait contre elle. Même si l’heure n’était pas à tirer des conclusions hâtives, Louise pressentait néanmoins qu’un changement s’opérait dans sa façon de penser la société dans laquelle elle voulait vivre et apporter sa contribution.