Nouvelle 6 : L’écureuil
C’était un mois de juillet comme un autre dans un petit village retiré en France. La chaleur était déjà lourde, bien qu’il fût dix heures du matin. Les villageois s’affairaient déjà à leurs affaires : pour la plupart, cette heure matinale rimait avec « courses au marché ». Pour d’autres, elle rimait avec « boisson au café de la place ». Pour Romuald, la question ne se posait pas ; il avait rendez-vous avec Ethan, son ami et collègue, pour leur café hebdomadaire à dix heures cinq précises. Il était toujours sur place en avance. C’était un homme très comme il faut : charmant, terriblement gentil et généreux – et ponctuel qui plus est. Le genre d’homme qui laissait des pourboires au serveur, quelques pièces aux SDF, et qui faisait souvent passer le bien des autres avant le sien. Quelque part, le contraire de son ami Ethan. Souvent occupé par sa personne, ce dernier ne possédait aucun point commun avec Romuald. Ni gentil ou généreux, il était assez autoritaire et têtu : il ne supportait pas d’avoir tort. Mais ne dit-on pas que les opposés s’attirent ? Malgré leurs caractères très différents et leurs petites prises de têtes fréquentes, les deux hommes étaient toujours proches. Assez proches pour se donner rendez-vous au café de La Place, tout les samedis matins, comme ce fut le cas ce matin-là.
*
– Déjà là, mon brave, comme toujours ! remarqua Ethan lorsqu’il arriva enfin. Quelle manie, cette ponctualité !
– Je pourrais vous faire la même remarque sur vos retards, vous savez ? rétorqua Romuald, en souriant. Je nous ai gardé nos places favorites sur la terrasse. Prenez donc place.
Les deux hommes s’assirent face à la place du village, observant l’activité des gens qui l’occupait. Un poissonnier qui criait par ici, une fermière qui discutait avec ses clients par là. Une mère qui cherchait son fils : celui-ci courait après un écureuil. Deux vieilles dames assises sur un banc, discutant des derniers événements du village. Toute cette vie offrait un spectacle divertissant pour les deux amis. On leur servit enfin leur café, qu’ils burent sous le soleil écrasant de l’été.
Soudain, un vieil homme se posta devant eux. Ridé et mal vêtu, il regardait les deux hommes d’un air suppliant en répétant : « S’il vous plaît… j’ai besoin d’argent pour me nourrir… ». Plein de bonté et de générosité, Romuald lui donna assez de francs pour subsister quelques jours. Le mendiant le remercia une bonne douzaine de fois, avant de poursuivre son chemin, d’un pas boitant. Romuald se tourna vers Ethan. Ce dernier faisait mine de n’avoir rien remarqué de ce qui s’était passé, soudain pris d’une grande passion pour ses ongles.
– Vous auriez tout de même pu donner quelques pièces à ce brave homme, remarqua Romuald. Il avait l’air d’en avoir besoin.
Ethan souffla, agacé. Il tira sur ses manches de chemises pour perfectionner son apparence.
– J’aurais pu, en effet. Mais cet argent, je le gagne à la sueur de mon front. Il ne sera en aucun cas juste que ce « brave homme », comme vous dites, accède à cet argent uniquement à la force de sa voix.
– Les chanteurs gagnent de l’argent à la force de leurs voix, fit valoir son ami.
Ethan leva enfin les yeux de ses ongles et soupira avant de poursuivre, d’un air las :
– Ce n’est pas ce que je voulais dire, et vous le savez. Les chanteurs travaillent derrière leurs chansons; le rythme, les paroles… Cet homme ne faisait que mendier ! Il ne devrait pas en être récompensé, même par quelques pièces.
Romuald ricana devant l’entêtement de son ami. Son regard se posa alors sur cette femme, debout sur le trottoir d’en face, qui jouait de la guitare pour animer la place.
– Et cette dame, là-bas ? Elle ne devrait pas s’attendre à quelques pièces de votre part, je me trompe ?
Pas de réponse.
*
L’heure du déjeuner approchant, la place commençait à être déserte. Les marchants pliaient bagages, et les terrasses se vidaient. Seuls restaient, comme à leur habitude, Romuald et Ethan. Ils aimaient profiter du court calme entre le matin et l’après-midi. Ils le savaient bien ; d’ici trente minutes tout au plus, la place serait à nouveau pleine de monde. Ce sera alors à leur tour de rentrer chez eux, vaquer à leurs occupations pour le reste de la journée.
Alors qu’ils discutaient tranquillement, un écureuil fit éruption sur leur table. D’apparence normale, il arborait une fourrure mi-grise mi-rousse. Il observait, de ses petits yeux ronds et noirs, Romuald et Ethan.
Un minuscule crissement s’échappa de son museau. Crissement qui se mua peu à peu… en toux humaine. Il fallut du temps aux hommes pour comprendre ce qui venait de se passer. Et encore plus pour comprendre que l’écureuil parlait.
– Aidez-moi ! Je suis un rongeur ! Je ne veux pas être un rongeur ! couinait-t-il.
Romuald fut le premier à réagir : il bondit hors de sa chaise en poussant un cri. Une milliseconde se passa, puis Ethan recula, horrifié. L’écureuil se tourna vivement vers Romuald et s’écria :
– Vous n’auriez pas dû faire ça ! Aidez-moi, je ne veux pas être un écureuil ! reprit-il, hystérique.
C’était à se demander s’il n’était pas plus paniqué que les deux amis. Seulement, ce ton suppliant n’était pas inconnu à Romuald. Se pourrait-il que… ?
– Je n’aurai pas dû quoi ? demanda ce dernier, totalement déboussolé par ces instants absurdes.
L’écureuil ne lui répondait pas, occupé à répéter sans cesse qu’on l’aide. Ethan, quand à lui, répétait à quel point ceci n’avait de sens. Et, comme par instinct, la bonté de Romuald reprit le dessus :
– Que peut-on faire pour vous aider ? questionna-t-il, non sans paniquer sur le fait qu’il parlait à un animal.
Le rongeur lui jeta un regard désespéré. Il murmura quelques phrases sur la générosité et sa fatalité. Puis, d’un coup, il arrêta de paniquer et son petit visage poilu se détendit, pour laisser place à un
minois d’écureuil ordinaire. Et lorsqu’il ouvrit le museau, un simple caquètement en sortit. Devant les yeux ahuris des messieurs, il partit, simplement. Comme si rien n’était arrivé.
Ethan et Romuald restèrent encore quelques minutes à fixer l’endroit où se trouvait la bête précédemment. Ethan fut le premier à reparler :
– Un écureuil qui parle ? Ça n’est pas possible ! Je dois rêver ! Les écureuils ne parlent pas ! Et vous ! Vous étiez prêts à l’aider ? hurla-t-il en se tournant vers son ami.
– Je pense qu’il faut qu’on garde notre calme ! cria l’intéressée en retour.
Il souffla et reprit d’un ton plus calme : “Il doit y avoir une explication logique.” Il entendit Ethan grogner dans son barbe que rien n’était logique.
– Ecoutez-moi bien, Ethan. J’ai une hypothèse, mais il faut que vous me promettiez de ne pas me prendre pour un fou.
Il attendit que l’homme s’exécute pour poursuivre.
– Je pense que l’écureuil était en fait le mendiant de tout à l’heure.
Tel un personnage de dessin animé, Ethan cligna deux fois des yeux avant de rire.
– Mon pauvre ! Cet évènement vous a causé plus de séquelles que je ne le pensais !
Romuald fronça les sourcils, l’air de dire : « N’aviez- vous pas promis ? ». Malgré la réaction – quelques peu prévisible – de son collègue, Romuald restait persuadé d’avoir raison. Mais la réelle question était :
« Pourquoi cette transformation ? »
– Ne me dites pas que vous y croyez vraiment ! insista Ethan.
Devant le mutisme de son interlocuteur, il s’offusqua : “Mon vieux, vous devenez fou ! Je savais qu’être vous vous perdrez. Toute cette logique et cette générosité, je me doutais bien que cela n’augurait rien de bon.” Sur ces paroles, il se releva et fit mine de partir. Il se retourna pour ajouter, le plus sérieusement du monde :
– La folie se transmet vite, je ne prendrai pas le risque de l’attraper en restant avec vous !
Puis il s’en alla, laissant Romuald seul avec le mystère de l’écureuil parlant sur les bras.
*
Plusieurs jours après leurs « séparation », Ethan ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait fait une erreur en laissant Romuald – même si il ne l’avouerait pour rien au monde. Néanmoins, il savait qu’il ne pouvait pas laisser tomber son ami de cette manière. D’autant que celui-ci ne s’était pas présenté au travail hier. C’était décidé, Ethan irait chez lui pour s’assurer que son collègue se portait bien.
Après avoir sonné trois fois, Ethan décida de rentrer de son propre-chef. D’autant qu’il ne supportait plus la pluie qui tombait, malgré l’été. Lorsqu’il découvrit l’appartement, il dût retenir un cri de surprise. L’habitation de Romuald était sens dessus-dessous. De nombreuses petites traces de griffes apparaissaient sur les murs, déchirant le papier peint. Il n’y avait pas un bruit, aussi Ethan douta de la présence de son ami. Il fit le tour du salon en quête d’une explication à ce bazar, sans succès.
Il trouva finalement Romuald dans sa chambre, debout face à sa fenêtre. Immobile et torse-nu –étonnant, lui qui était si pudique -, ce dernier semblait captivé par l’extérieur. Il ne réagissait pas à la voix de son visiteur, comme en transe.
– Romuald ! cria encore Ethan, cette fois en posant sa main sur son épaule nue.
L’intéressé sursauta et se retourna vers son visiteur. Il avait considérablement changé depuis samedi. Une barbe brune et soyeuse lui avait poussé au menton, se rejoignant à sa moustache et ses cheveux.
Cette pilosité soudaine avait également eu lieu sur son torse et ses bras. Il était méconnaissable.
– J’ai toqué, ajouta Ethan les yeux ronds. Je me permets de dire que vous avez changé, mon cher.
Son interlocuteur ne répondit pas. Il se contenta de contourner l’homme et alla s’assoir sur le canapé. Tel un tic nerveux, il commença à le gratter, mettant le cuir en lambeaux. Intrigué, Ethan commençait à s’inquiéter sérieusement. Mais il remarqua d’abord quelque chose qui le dérangeait.
– Dieu qu’il fait froid ici ! Cela ne vous dérange par Romuald ?
Il se leva pour fermer la fenêtre, avant de s’arrêter brusquement, interrompu par la voix de son ami :
– Je me fiche que vous ayez froid ! Laissez cette fenêtre ouverte ! Moi, je me sens bien.
Le visiteur ouvrit grand les yeux, presque choqué de l’égoïsme de Romuald. De plus en plus inquiet, il tenta de rester calme. Aussi proposa-t-il de faire un bon café chaud.
– Vous insinuez utiliser ma cafetière ? demanda le barbu, d’une voix bien différente de la sienne.
Cette fois, Ethan savait que rien n’allait. Il s’assit alors à côté de son ami, et lui demanda quand même si tout allait bien. Romuald s’arrêta alors de griffer le canapé, et se calma. Il semblait à nouveau lui-même. Il leva les yeux vers son collègue, et parla enfin.
– Le mendiant… l’argent qu’il récoltait… ce n’était pas pour lui. Il le redistribuait à d’autres pauvres…
Il se mit alors à murmurer quelque chose sur la bonté et sa fatalité. Ethan, lui, était plus que perdu. Alors qu’il tenait l’épaule de son ami, il sentit soudain un vide sous sa main. Romuald était écroulé au sol, se tenant la tête. On pouvait clairement voir qu’il rétrécissait de façon anormale. Des caquètements s’échappaient de sa bouche, qui se muait peu à peu en museau. Il roula sur lui-même et disparut sous le canapé. Ethan n’entendait que des bruits de griffes et des sons aigus. Lorsqu’il s’abaissa pour chercher son collègue, il ne trouva qu’un écureuil.
– Romuald ! Où diable êtes-vous ? beugla-t-il, paniqué.
Il ne pouvait se résigner à admettre qu’il venait d’assister à la transformation de son ami le plus cher. L’écureuil sortit de dessous le canapé, et grimpa jusqu’à la fenêtre. Là, la bête se retourna et planta ses yeux en amandes noirs dans ceux de l’homme. Puis il sauta du rebord de la fenêtre, vers sa nouvelle vie de rongeur.
*
Ethan n’en croyait pas ses yeux. Il avait couru dehors pour rattraper celui –ou ce- qui pensait être son ami et collègue, et était tombé sur un étonnant spectacle. Partout, des écureuils. Partout, des rongeurs grimpaient aux arbres, en griffait les troncs, sortaient des maisons. Partout, ces agaçants et égoïstes petits rongeurs se promenaient. Ethan semblait être le seul être humain de ce village. Il fut soudain pris d’un sentiment nouveau : il voulait aider ses rongeurs. C’est ce que Romuald aurait voulu et fait, après tout. Si toutes ces bêtes étaient bien les habitants qui peuplaient le village autrefois, alors Ethan allait honorer la mémoire de son meilleur ami, en les aidant.
Ethan allait faire preuve de bonté.