Nouvelle 8 : Lions en liberté
– Qu’en pensez-vous Yvan ?
L’homme que l’on venait d’interroger poussa un soupir las, regarda l’article que lui tendait son interlocuteur et lui répondit :
– Oh ! Charles, vous savez, moi, les faits divers…
– Des faits divers ? Des lions en liberté dans la ville et vous appelez ça un fait divers ? s’étonna Charles visiblement désappointé.
Les deux personnages étaient amis depuis le lycée. Ils s’étaient rencontrés en cours de maths lorsqu’Yvan s’était assis à côté de Charles, toutes les places restantes étant à côté d’«étranges personnages». Charles était devenu instituteur et Yvan banquier. Aujourd’hui inséparables, ils continuaient encore à se parler, comme à l’époque, sur un banc de pierre de la radieuse municipalité de Villefranche-sur-Mer.
– Et si nous allions casser la croûte ? Je meurs de faim ! proposa Yvan.
– Casser la croûte ? De quelle époque êtes-vous ? Plus personne n’utilise cette expression ! s’exclama son ami.
– Alors c’est oui ou non ? coupa Yvan dont les pommettes se coloraient de honte.
– D’accord, d’accord, ne vous énervez pas ! dit Charles en essayant de cacher son fou rire.
Ils allèrent donc dans leur restaurant préféré (où, selon Yvan, il y avait moins d’étrangers qu’ailleurs). Après s’être régalés de tartare de langoustines, de cannellonis-ricotta-épinards et saumon et, enfin, d’un exquis tiramisu à la mangue, Charles se rappela qu’il devait passer à l’épicerie marocaine pour acheter les graines de coriandre nécessaires au curry d’agneau que faisait sa femme Divya, tous les vendredis soirs.
Arrivé devant la boutique, notre banquier refusa tout d’abord d’entrer, jugeant l’hygiène du commerce douteuse, mais après maintes supplications de son acolyte, il finit par entrer.
– Tiens ? Ce n’est pas le même vendeur que d’habitude ? remarqua Charles.
– Et alors ? s’exclama son compère. Dépêchez-vous donc !
Charles commença à demander ses épices mais le caissier (qui de toute évidence ne parlait pas un mot de français) qui – de toute évidence – maîtrisait bien mal la langue. Charles, compréhensif, fit en sorte d’articuler plus clairement. Évidemment, cela prenait un peu de temps ce qui eut effet d’agacer prodigieusement Yvan qui perdit patience : il se mit dont en devoir de rudoyer le pauvre vendeur. À ce moment-là, le boutiquier et Charles crurent voir une silhouette léonine se dessiner en la personne d’Yvan. Ils se frottèrent les yeux et le virent éclatant dans toute sa rage contre ces « bougnoules d’étrangers », rugissant dans un bruit de gorge qui ne semblait plus tout à fait humain.
Nos deux hommes quittèrent prestement la boutique laissant le pauvre homme quelque peu étourdi. Il souffla un bon coup et se retira dans l’arrière-boutique pour mettre en rayon les nouveaux arrivages. Qu’avait voulu lui dire cet homme qui venait de hurler comme une bête sauvage ? L’autre, à côté de lui, semblait pourtant plus avenant… Il en était là dans ses réflexions lorsqu’en revenant dans la boutique, un détail – pour le moins insolite – attira son attention : on aurait dit des lacérations, des marques de couteaux sur le comptoir… Non, c’était beaucoup plus sauvage, plus primitif, comme… des griffes acérées… Nassim se posa un instant, réfléchit quelques secondes puis se rappela cet homme odieux qui venait de quitter les lieux quelques instants plus tôt. Il se rappela cette furtive sensation qu’il avait eue, ce moment où il avait cru voir devant lui se dresser un fauve. La sueur perlait sur son front. Nassim prit une aspirine qu’il avala d’une traite avec un grand verre d’eau puis entama la rédaction de sa lettre de démission.
La scène qui venait de se produire laissa Charles pour le moins perplexe. Connaissait-il vraiment son ami de toujours ?
– Yvan, vous n’étiez pas obligé de parler ainsi au vendeur ! Il ne faisait que son travail ! hurla Charles.
– Peut-être mais il ne comprend pas un mot de français, expliqua calmement son camarade. Il commençait à fortement m’exaspérer alors j’ai haussé la voix. Avec les gens comme lui, il faut être autoritaire.
– Évidemment qu’il ne parle pas français Yvan, il est marocain ! Et puis les gens comme lui ? Si je ne vous connaissais pas, je jurerais que vous êtes raciste.
– Moi ? Raciste ? Absolument pas ! s’enquit-il. Je ne comprends seulement pas pourquoi ils viennent en France s’ils ne font aucuns n’efforts pour s’intégrer. Qu’ils restent dans leurs pays cela fera moins d’impôts !
– Mais … Êtes-vous demeuré Yvan ? Lorsque vous voyagez, vous devenez vous aussi un étranger : c’est parfaitement illogique ce que vous dites là, s’énerva Charles.
– Peut-être, mais moi j’ai des papiers en règle. Pas comme tous ces immigrés qui vivent de notre argent honnêtement gagné.
– Mon Dieu ! À vous entendre parler, on croirait assister à un discours d’Hitler…
Tandis que les deux collègues se promènent dans les rues de Paris, Yvan commence à faire des remarques racistes sur un pauvre asiatique qui avait comme seul tort d’avoir malencontreusement bousculé un Yvan en colère. Yvan, qui n’était pas d’humeur après sa mésentente avec Charles, se mit à insulter l’homme de tous les noms. L’homme en question ne semblait pas du genre à se laisser faire et se mit sur Yvan en guise de vengeance. Les insultes volaient dans la rue et malgré les tentatives de Charles, l’animosité ne retombait pas. Les deux hommes allaient en venir aux mains. Charles désespéré demanda de l’aide à des passants. Quand il se retourna, il vit Yvan dans un état effroyable.
Étalé contre le bitume, Yvan gémissait et se tordait de douleur. Ses dents s’allongèrent et se transformèrent en crocs acérés. Ses poils roussirent et poussèrent pour finalement former une épaisse crinière autour de sa tête rouge de colère. Sa voix, remplie de propos haineux et violents, commençait à devenir de plus en plus grave et de plus incompréhensible. Charles, impuissant, regardait son ancien collègue se muer en une bête féroce. Le corps d’Yvan se recouvrait petit à petit d’un somptueux pelage doré qui, au soleil, faisait ressortir son regard bestial emplie de haine. Une queue et des griffes commencent elles aussi à pousser. Charles jeta un dernier regard au fauve qui, il y a à peine cinq minutes, était son seul ami puis s’enfuit à toute jambe ne voulant pas finir dans l’estomac du lion prénommé Yvan…
Hors d’haleine, Charles s’adossa contre le mur d’un cul-de sac de Villefranche-sur-Mer. Tandis qu’il courait pour échapper à la bête qu’était devenu Yvan, Charles n’avait croisé aucun humain, seulement des fauves ! Que fallait-il faire ? Son ami ainsi que d’autres humains s’étaient changés en un lion! Normalement ce genre de situation n’arrive que dans les films et livres de fiction ! Il reprit son souffle et décida de se mettre en hauteur, à l’abri du danger, le temps de réfléchir à la situation. Était-il le dernier représentant de l’espèce sapiens ? À bout de nerfs, Charles éclata en sanglots. Après avoir cogité un bon quart d’heure, il commença à se demander s’il ne devait pas lui aussi se métamorphoser (bien qu’il n’ait pas idée de la façon dont on se transformait en Panthera Leo). Il se pensait trop faible d’esprit pour pouvoir assumer être le seul humain, et, bien entendu, sur Internet, il n’y avait aucun remède pour inverser la métamorphose ! Un remède ? Charles eut un déclic. Si les hommes s’étaient transformés en fauves, alors peut-être que l’inverse est aussi possible ! Charles soupira de soulagement : il pourrait sauver sa famille et ses amis. Il rit ironiquement : cette situation ressemblait étrangement à sa pièce de théâtre préféré : Rhinocéros de Ionesco. Alors, dans un élan de courage, Charles hurla la dernière réplique de la pièce (qu’il connaissait sur le bout des doigts) comme pour se donner de la force pour les évènements à venir :
– Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !