Nouvelle 12 : Le jour où ma deuxième vie a commencé

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Lundi 4 Mars
Salut moi c’est Marjolaine. Ou Virginie, ou Bérénice. En fait je n’en sais rien, j’ai oublié. J’ai un fils, il est gentil, mais il ne se rend pas compte à quel point des paroles peuvent blesser. Je n’ai pas d’animal de compagnie, ou du moins, pas encore. J’habite à Rennes, je n’aime pas particulièrement cette ville, mais j’aime encore moins les déménagements. Aujourd’hui, j’ai prévu d’aller me brosser les dents, puis d’aller prendre mon petit déjeuner, ensuite j’irai marcher. Puis j’irai souper. Je ferai un peu de ménage, et j’irai déjeuner. Pour terminer j’irai faire une petite balade matinale avant d’aller me coucher. On se revoit demain.

Mardi 6 Mars
Aujourd’hui Fabien, mon fils unique, est venu me voir. Il est très grand mon fils. Tellement grand qu’il doit se plier en trois pour me faire la bise. Il m’a dit que son frère avait chopé une grosse grippe. Je lui ai répondu que mettre la main à la pâte, c’est ce qui est important. Surtout quand on fait de la pâte sablée. C’est délicieux quand on la mange au soleil. Je vous donnerai la recette. Si je la retrouve. Voilà encore un autre problème : je perds tout, parce que j’oublie là où je pose mes affaires. Parfois je me perds moi-même dans mes pensées. Vous l’avez sûrement déjà remarqué. Je ne peux plus lire, j’oublie toujours le début de la phrase quand elle est un peu trop longue. C’est pourquoi j’écris avec des petites phrases. Comme ça mon livre est accessible à tous.

Vendredi 7 Mars
Nous sommes dimanche, et comme tous les samedis, c’est mon jour de sortie. Romain, mon fils, m’accompagne. On a marché au moins deux heures et on est allé manger des pâtes dans une crêperie. Ensuite je me suis mise en route pour rentrer. Aujourd’hui ce n’est pas un jeudi comme les autres, car il y a eu un accident de voiture devant chez moi. J’étais contente, il faut dire que ça n’arrive pas tous les jours, des évènements pareils. Surtout dans un petit village comme Paris. Bon je vous laisse, à demain. Pour l’instant je dois arroser mes chaussures, elles sont desséchées.

Jeudi 8 Mars
Les poèmes c’est agréable à lire car je ne comprends rien. Certaines phrases n’ont aucune raison d’être mises dans le même poème que les autres. Il faut les relire encore et encore, pour espérer comprendre ne serait-ce qu’un petit bout du sens implicite. J’imagine ces texte comme des icebergs, il y a la partie émergée que n’importe quel imbécile peut voir, et puis il y a la partie immergée. Ce qui est compliqué avec cette partie c’est qu’il y en a plusieurs. Chaque lecteur trouve la partie qui lui plaît, surtout qui lui parle. C’est absurde. Parfois je lis des journées entières. Je pose mon
fauteuil sur le toit, c’est aussi confortable qu’un coquillage. Je sirote mon colacoca et j’entame ma séance de lecture. Aujourd’hui c’est mon programme. Je vais lire le recueil de Arthur Rimbaud. Bon je vous écris plus tard, mon colacoca va refroidir.

Samedi 25 décembre
Aujourd’hui était un des plus beaux jours de ma vie. Laurent mon fils, m’a offert un chien pour Noël. Je crois qu’il perd la tête, parce que hier c’était le 25 décembre, et depuis quand, on fête Noël ce jour là ? Je ne lui ai rien dit, sinon ce serait moi qui serais passée pour une folle. Bref, je disais qu’il m’a offert un chat : Roméo. Il est magnifique. Il est très doux et câlin. Je l’adore. Enfin un être qui va m’aimer pour de vrai, et non par pitié. J’ai prévu de lui apprendre à se nourrir seul et à jouer du piano. À demain !

Mercredi 9 Mars
Gribouille est adorable. Il a même une fonction « réveil ». Ce matin il m’a léché le visage à huit heures précises. Quelle ponctualité! Par contre c’est un difficile. Il refuse de manger des pois-chiches. Je ne comprends pas pourquoi. Alors j’ai essayé les choux de Bruxelles, mais ça non plus il n’aime pas. Il va mourir de soif si ça continue. C’est pourquoi j’ai décidé de le peindre. En bleu. Puis je me suis rendu compte que il ne me restait que du bleu. Je pense donc que je vais le peindre en rouge.

Dimanche 10 Mars
Parfois je me demande à quoi ressemblerait ma vie si elle était différente. Je pourrais sortir comme ça me chante. Me souvenir de ma liste de course au supermarché. Être une mamie à qui on confie ses enfants. Anna ma nièce est venue me rendre visite. Elle n’est pas restée longtemps parce que comme d’habitude, elle est pressée, elle a du travail. Elle ne se rend pas compte de la chance qu’elle a. Elle est jeune avec un cerveau encore fonctionnel, et pourtant elle est malheureuse. Je pense qu’elle devrait profiter de sa jeunesse. Moi je reste positive même si la vie n’est pas
clémente, alors que elle, elle est toujours malheureuse. À plus tard je vais faire des courses, mon frigo est plein.

Mardi 13 Mars
Ce matin quelque chose s’est produit. Serge, mon fils est venu m’apporter mes courses. Il n’avait pas l’air très content de me voir. Comme d’habitude, quand j’y pense. Il n’est jamais heureux, comme ma nièce. Ils sont constamment entrain d’être stressés, ils ne profitent plus de rien. Alors je lui ai dit ce que je pensais :

« Mon fils, tu devrais profiter de ta jeunesse, essayes de penser moins au travail. Moi après tant d’années à me morfondre, j’ai choisi une vie que je croque à pleines dents, dont je profite ! Tu devrais faire pareil !
– Tiens donc! Tu as pris tes cachets ce matin ?
– Je ne suis pas en train de faire une crise, tu vois bien que je suis jeune ?
– Mais tu délires ! Tu es toujours la vieille bique ridée qu’avant !

Il était tellement rouge et essoufflé qu’il dût s’assoir pour se calmer. Il but une gorgée de son colacoca.

-Je ne te permets pas! Et toi tu t’es vu? A gâcher ta jeunesse, à passer ton temps à travailler. Tu ne parles même plus à ta femme ! Tu perds un temps précieux.

Il ne fallut que quelques secondes, pour déjà regretter d’avoir été aussi violente, la haine n’amène qu’à la haine, et pourtant je continuais à mettre de l’huile sur le feu.

– Si je travaille maintenant c’est pour être tranquille quand je serai vieux !

À ce moment-là, j’hésitais, il fallait que je me calme. D’un autre côté si je ne répondais rien ça sous-entendait que je n’avais plus rien à dire. Alors, je poursuivis, et ravivai ce dialogue houleux.

– Tu auras tout le temps d’être tranquille, quand il sera trop tard pour en profiter ! hurlai-je
– Je ne veux pas de tes conseils. De toute manière, essaye d’être jeune, de faire du sport, on va rigoler. Tu vas te déboîter de partout et tu me supplieras de t’aider. Ah, tu es vraiment folle. lâcha-t-il avec son horrible air narquois.
– La jeunesse ça se décide! Un cycliste de quatre-vingt-dix ans, a bien fait le Tour de France! criai-je
– Alors il suffit d’imaginer qu’on va être jeune pour le devenir ? Les marques de crèmes anti-rides vont faire faillite. N’importe quoi !
– Je n’ai pas besoin de savoir ce que tu penses, pour moi, être convaincue que la vieillesse est une barrière qu’on se met seul. Toi tu es vieux.
– Moi vieux? Il ne manquait plus que ça. C’est l’âge qui définit la jeunesse et la vieillesse, pas notre état d’esprit, ou je ne sais quoi, que tu es allée lire dans un magazine zen.
– Oui tu es vieux. Regarde comment tu parles, avec tes arguments puants la fermeture d’esprit. »

Soudain il s’est assis, car la tête lui tournait. Il a commencé à devenir vert. Je n’en croyais pas mes yeux. Il n’était pas verdâtre comme quand on est nauséeux. Non il était vert betterave ! Il s’est mis à quatre pattes, et j’ai commencé à avoir peur. Une horrible carapace émergea de sous sa chemise. Ses quatre membres se rétrécirent, se boudinèrent . Sa peau verdâtre se rida. Ses yeux se noircirent. Ses lèvres mincirent jusqu’à disparaître. Puis il me regarda avec des yeux pleins de douleur. Il essayait de me parler, mais un son grave sortait de sa bouche au lieu de vraies paroles.
Je ne savais que faire ! Si j’appelais les secours ils allaient me prendre pour une folle. Je suis allée dans la salle de bain et là ! Je me suis à mon tour métamorphosée ! Des poils doux de couleur noisette me poussèrent de partout. Une queue se mit à grandir dans mon dos. Elle était douce. Puis je me mis à rétrécir, rétrécir, jusqu’à devenir minuscule. Mon crâne s’aplatit, mes yeux grossirent et mes joues aussi. Malgré ma petite taille je grimpai avec agilité sur l’évier pour observer mon reflet. J’étais un écureuil ! Au début j’étais horrifiée de ma nouvelle apparence. Jusqu’au moment où je me rendis compte, qu’avec ce nouveau corps, venait une nouvelle agilité. Je pouvais exécuter chaque mouvements avec une telle aisance que je n’y croyais pas. Mes reins étaient débloqués, j’étais souple, j’étais habile ! Je suis retournée dans le salon pour voir si Serge allait bien.

Au début il ne m’a pas reconnu. Alors je suis allé chercher une craie et j’ai écris sur le sol. On communiqua ainsi pendant au moins deux heures. Ce qui me frappa c’est à quel point il était lent, rouillé et ridé. Il paraissait bien plus vieux que moi. Pour voir si tout le monde était dans la même situation absurde que nous, je suis allée faire un tour dans le quartier. Et là, vous ne me croiriez pas, mais, ce que j’ai vu était surnaturel. Les rues étaient remplies de tortues et d’écureuils. Tout le monde, je vous dis, même les policiers du coin de la rue. Cette étrange journée passa, les écureuils gambadaient, tandis que les tortues avaient l’air déprimées. Déjà épuisées de leur nouveau corps. Malgré cette transformation on pouvait reconnaître tout le monde. Certains traits humains, quand on se concentrait, étaient restés. Le soleil se coucha et le lendemain, tout était redevenu à la normale.

Mercredi 14 Mars
Aujourd’hui tout le monde était humain. On ne parlait que de cet événement, dans les médias, les journaux, les bars. Hier je disait que tout était redevenu à la normale, mais pas tout à fait. Parce qu’aujourd’hui Serge est venu me voir et s’est excusé. Il m’a dit qu’il regrettait d’avoir été aussi cruel avec moi dans ses propos ces dernières années. Il m’a pris dans ses bras. Il m’a dit qu’il allait prendre du temps pour lui, tant qu’il pouvait encore, car être une tortue lui a fait comprendre qu’il devait profiter de sa jeunesse.

Je suis allée dans ma salle de bain. Je me suis regardé longuement dans la glace. J’ai repensé à ma jeunesse, à mes années folles. J’ai réalisé à quel point cela me manquait. Difficile de rester aussi positive qu’avant quand on se rend compte de ce qu’on a perdu. L’épisode d’hier n’a fait que raviver la douleur du temps qui passe. Comme à chaque fois que je déprime, je suis allée contempler les vieilles photos, celles de mes voyages. Puis je suis tombée sur un album de mon périple à Tahiti. Je l’ai feuilleté, au moment de le ranger, une image en est tombée. Dessus on me voyait poser à côté de Amata. Je me souvenais de cette femme. De son regard plein de sagesse, de ses idées philosophiques dont elle faisait profiter tout ceux à qui elle parlait. Surtout je me souvenais de cette phrase qu’elle avait dite à ma mère :

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« N’oublie jamais que ce que les occidentaux appellent la vieillesse, n’est pas une vérité physique mais un état d’esprit ». À ce moment-là, tout a commencé à se bousculer dans ma tête. Si Romain s’était transformé en tortue alors qu’il est jeune c’est à cause de son état d’esprit et non de son physique. En y repensant quand je suis allée dans la rue, ce ne sont pas les moins de vingt ans qui se sont transformés en tortues et les plus de soixante ans en écureuils, non. Ce sont les jeunes en écureuils et les vieux en tortues. Alors, oui je perds la tête, oui je suis Alzheimer’s, oui je suis rouillée de partout, mais est-ce une raison valable de m’enfermer dans mon malheur ? Je savais ça avant, ou plutôt je le croyais pour me réconforter, sans réelle conviction. C’est à ce moment précis que je compris que la jeunesse c’est vraiment dans la tête, et c’est ici que ma nouvelle vie décomplexée a commencé.

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