Nouvelle 14 : Stupéfiant, mais si important !

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Un homme grand, élancé, d’une vingtaine d’années, marchant avec grâce, se dirigeait vers le parc. En y entrant, il leva les yeux, et regarda les arbres s’agiter doucement dans la petite brise. Tartempion se sentait bien, il faisait frais ici. Le frottement discret du feuillage et le pépiement des oiseaux contrastaient avec le bruit des calèches sur le pavé, les cris des vendeurs ambulants vantant leurs produits, etc… Avisant un banc, le jeune homme s’assit, sortit une montre de sa poche, la regarda, puis la remit dans sa veste, contrarié :

– Cinq heures trois ! Jacques est en retard !

Il soupira et se mit à observer le monde qui l’entourait. Un couple se promenait près de la fontaine, la dame possédait une ombrelle, la protégeant du soleil baissant. Accessoire futile, selon Tartempion. Un volatile lui passa sous le nez, le faisait sursauter. Il reporta son attention sur deux fillettes entre trois et cinq ans qui jouaient tranquillement avec une poupée à proximité de leurs parents. L’observateur se perdit dans de profondes réflexions. Lorsque la famille partit, il sortit de ses pensées et regarda à nouveau sa montre.

– Cinq heures vingt-sept ! Si dans trois minutes Jacques n’est pas ici, je m’en vais ! C’est que, j’en ai, des choses à faire moi ! dit Tartempion, mécontent.

C’est alors qu’il vit un petit homme sale, la quarantaine révolue, mal rasé, habillé en guenilles, franchir la grille du parc et s’arrêter. Le nouveau venu pivota sur lui-même, et lorsqu’il aperçut le jeune homme impatient assis sur un banc, il s’approcha.

– Bonjour mon jeune ami, lança Jacques, en s’asseyant.

– Jacques, j’allais partir, le salua froidement Tartempion.

Un lourd silence s’installa, puis le petit homme reprit la parole.

– Diable, mon cher, ce n’est pas ce que vous croyez, je…

– Vous êtes en retard, le coupa Tartempion, sans plus de chaleur.

– Diable !  Oui, c’est vrai, mais, mon ami, c’est parce que…

– Je n’en ai que faire, de vos excuses, vous êtes en retard, répéta le jeune homme, intransigeant.  Je ne supporte pas que l’on soit en retard.

– Diable, allez-vous donc me laisser parler ? demanda Jacques avec colère. Je suis en train de vous expliquer la cause de mon retard !

– Je la connais votre cause, vous sentez l’alcool à des lieues ! répliqua Tartempion avec mépris. Vous êtes allé boire un verre, puis deux, puis trois, etc… Avant de vous rappeler notre rendez-vous, et de vous dépêcher vers le parc.

– Diable ! T’iras loin gamin, t’iras loin ! grommela l’accusé prit en faute.

Tartempion se leva. Jacques se leva.

– Où allez-vous ? s’enquit-il.

– Loin, comme vous l’avez-vous-même dit, répondit sèchement l’intéressé.

– Diable, vous partez ? demanda Jacques. Déjà ?

– Permettez-moi de vous informer que moi, j’ai passé vingt-sept minutes à vous attendre sur ce banc ! rappela son cadet.

– Mais diable, je, euh … bredouilla l’accusé, pris de court.

– Bien le bonsoir ! lança Tartempion en s’éloignant.

– Attendez ! s’époumona Jacques. Attendez !

Tartempion entendait le petit homme l’appeler, mais il ignora ses appels, furieux contre son ami. Il allait franchir la grille du parc, lorsqu’il entendit un rugissement. Stupéfait, il se retourna, et aperçut une lionne. Une lionne ! Elle fit le tour de la fontaine, et se dirigea vers Jacques. Celui-ci tremblait de peur. Tartempion, d’un geste, lui intima de rester calme, et de reculer lentement, mais son ami était tétanisé par la peur, et il resta cloué sur place. L’élégant jeune homme soupira, et réfléchit à toute vitesse.

– Je vais devoir me rapprocher. L’ennui, c’est que la lionne risque d’abimer ma nouvelle veste.

Il hésita quelques secondes, puis il se dit que la veste pouvait bien subir des dommages, s’il aidait son ami. Alors, sans bruit il se glissa doucement près de Jacques. La lionne s’était arrêtée, et elle fixait intensément les deux hommes immobiles devant elle. Lorsque Tartempion attrapa fermement l’épaule de Jacques, elle plissa les yeux, comme pour mieux repérer où bondir. Lentement, très lentement, le jeune juriste tira l’autre en arrière, le forçant à reculer. La lionne ne bougeait toujours pas. Soudain, un beauceron jaillit derrière le prédateur, et aboya sourdement. Tartempion eut un espoir nouveau en l’apercevant, et il cria :

– Attaque Hund ! Attaque !

Le chien s’exécuta aussitôt, il poussa un grognement menaçant et bondit. La lionne s’écarta, et disparut aussitôt. Le chien se tourna vers son maître en poussant un jappement joyeux.

– Que fais-tu ici ? gronda Tartempion sans réelle colère.

Hund le dévisagea avec ses grands yeux et le jeune homme céda de bonne grâce.

– D’accord, d’accord, tu m’as sauvé, merci bien.

Le chien agita joyeusement la queue, et son maître se tourna vers Jacques.

– Jacques, allez-vous bien ? s’enquit-il. Son ami le fixa, sans répondre.

– Jacques ? insista Tartempion.

– Diable ! s’exclama vivement l’intéressé. J’irais bien si vous ne parliez pas avec un chien !

– Hund est mon chien, et il me comprend très bien, je le sais ! protesta Tartempion.

Jacques pouffa, puis regarda aux alentours avec inquiétude.

– La lionne a disparu, lui apprit son cadet.

L’autre hocha la tête, rassuré. De nombreuses personnes s’approchaient d’eux. L’un d’eux demanda :

– Messieurs, êtes-vous bien ?

– Parfaitement, oui, répondit Tartempion, en inspectant sa veste. De plus, je n’ai pas sali ma veste, ajouta-il, content.

Celui qui lui avait parlé écarquilla les yeux, et Jacques prit la parole :

– Diable ! Vous venez de faire face à une lionne en liberté, et vous, tout ce que vous dites, c’est que vous allez bien car votre veste est en parfait état ?

– Cela vous pose-t-il un quelconque problème ? questionna l’élégant jeune homme, le regard furieux.

– Non ! Non, non, non ! dit précipitamment son ami, c’est juste incongru !

– Messieurs, je m’en vais, lança Tartempion en sifflant son chien.

– La police arrive ! protesta un individu dans la foule.

– Soit, vous lui souhaiterez le bonjour de ma part ! Mon ami Jacques ou vous-même vous chargerez d’exposer les faits, répondit le jeune homme, d’un ton léger.

Il salua, puis s’éloigna avec son chien, avec dignité. Avant que quiconque ne réagisse, il avait disparu.

Quelques jours plus tard, Tartempion marcha élégamment jusqu’au café, où il aperçut, assis seul à une table, lui tournant le dos, une personne voûtée, habillée à la va-vite, mal rasée, la quarantaine passée. Il s’approcha doucement, et claironna, faisant sursauter l’homme assis :

– Bien le bonjour, mon cher ami, comment allez-vous ?

Jacques se redressa lentement, et se retrouva face à un jeune homme d’une trentaine d’années, impeccablement vêtu, qui paraissait très content.

– Bien, bien, répondit distraitement l’ainé.

– Parfait ! s’exclama Tartempion. Vous n’avez donc point oublié qu’aujourd’hui était mon anniversaire ?

Jacques sursauta, et se mit à bredouiller, mal à l’aise :

– Oh oui ! Non ! Enfin, je, je… Diable, diable ! Il se ratatina devant le regard sévère de son ami, avant de bomber le torse, et de s’écrier : “Ah çà, comment osez-vous m’accuser ! Diable ! Il paraît inconcevable que j’oubliasse un jour comme celui-ci ! Je suis un ami, moi, monsieur, ne l’oubliez pas.”

Tartempion sourit, amusé, et Jacques se détendit, en pensant :

– Diable ! Je l’ai échappé belle, comme on dit ici. Je sais pourtant que les anniversaires sont choses importantes pour ce gringalet !

Puis, il se pencha vers le jeune homme souriant et lança, en levant son verre :

– Pour fêter cela, je bois en votre honneur

Il vida son verre d’une traite, sous le regard soudain réprobateur de Tartempion. Jacques posa son verre mal à l’aise encore une fois, et se renseigna :

– Diable ! Mon ami, qu’allez-vous encore me reprocher ?

– Eh bien, ne vous rappelez-vous donc pas votre promesse de ne pas boire lors de ma journée d’anniversaire ?

Jacques se trémoussa sur sa chaise, embêté.

– Diable ! C’est juste un petit verre !

Tartempion avisa la bouteille vide posée sur la table.

– Et ceci ? demanda-t-il malicieusement.

Son ami marmonna dans sa barbe, puis dit à intelligible voix :

– T’iras loin gamin, t’iras loin.

– Je ne suis plus un gamin ! le reprit vertement l’intéressé.  J’ai, en ce jour, vingt-deux années de vie.

– Et tu penses donc tout savoir ? s’esclaffa Jacques. Diable ! Mon cher, sachez que vous avez encore beaucoup de choses à apprendre !

– Comme ? s’enquit le jeune homme, vexé.

L’ainé se redressa subitement, et attaqua :

– Comme, comme quand vous affirmez que les femmes sont les égales des hommes ! C’est entièrement faux ! Sans nous, elles sont incapables de se débrouiller, il leur faut une autorité masculine.

– Sottises ! rugit Tartempion, énervé. Elles pourraient très bien se débrouiller seules si les hommes ne leur interdisaient pas tout ! Elles sont exclues de la société !

– Elles ne sont bonnes à rien là-dedans, riposta Jacques. Leurs places sont aux fourneaux, ou à nettoyer la maison ! Une femme est faite pour obéir aux hommes, mettre aux mondes des enfants, s’occuper de la maison, cuisiner, etc….

– Absolument pas ! s’enflamma l’autre. C’est ce que pense les hommes, ils les recalent, alors qu’elles sont tout autant capables de conduire une calèche que vous et moi !

– Alors ça, c’était drôle ! répondit l’ainé en éclatant de rire.

– Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle là-dedans, dit Tartempion, les dents et les poings serrés à présent qu’il était dans une grande colère.

– Diable ! lança joyeusement son ami, vous imaginez-vous la pagaille si les femmes rentraient dans la société et se mettaient à effectuer les besognes des hommes ?

– La société est déjà en pagaille, répliqua froidement le jeune homme. La vérité, c’est que ce sont les hommes qui seraient incapables de vivre sans les femmes.

– C’est ce que vous pensez ? Et moi ? Je suis bien veuf !

– Vous n’avez point d’enfants.

– Il faut une femme pour cela.

– Et… Tartempion dévisagea son ami. Après une courte hésitation, et il ajouta :

– Vous, vous, vous n’êtes point très présentable.

Jacques le regarda gravement, puis il dit doucement :

– Petit, écoute-moi, ne va pas t’attirer des ennuis en tentant de bouleverser la société.

Ce à quoi le défenseur des femmes répondit par un regard dédaigneux, avant de se lever et d’annoncer :

– Si telle est votre position, je n’ai plus rien à faire avec vous.

Il avança avec grâce et dignité jusqu’à la sortie du café, puis il ajouta, avant de disparaître :

– Adieu

      Une semaine après, Jacques buvait son verre au café, lorsqu’il se sentit mal. Il rentra chez lui, puis s’allongea. Dix minutes passèrent avant que quelqu’un ne toque à la porte.

– Entrez, dit faiblement le pauvre homme.

La porte s’ouvrit, et dans l’encadrement se tenait Tartempion, qui lui adressa un pauvre sourire.

– Vous ! s’exclama Jacques, vous osez revenir ? Rappelez-vous, vous m’avez renié, vous avez dit que vous n’avez rien à faire avec quelqu’un comme moi !

– En effet, admit Tartempion. Mais je suis revenu, j’avais tort, et je…

– Vous n’êtes plus le bienvenu, grinça l’ainé.

– Oh ! Ne dites pas cela ! protesta le jeune homme, peiné. Mais que vois-je, vous êtes alité !

– Qu’est-ce que cela peut bien vous faire, jeune gringalet ! Ce ne sont pas vos affaires ! martela l’intéressé, dédaigneux.

– Vous êtes mon ami ! répondit Tartempion.

– Votre ami ? hurla Jacques, perdant le contrôle de lui-même. Votre ami ? Vous m’avez renié ! Renié, entendez-vous ?

– Oui, mais c’est que…

– D’ailleurs, partez ! Vous n’avez rien à faire avec des gens comme moi, avez-vous dit.

– Non ! Je ne pensais pas vraiment ce que je disais ! se défendit l’accusé.

– Allez-vous en ! s’écria Jacques, désignant la porte, partez, puisque me voilà indigne d’être présent près de v…

– Jacques !

Tartempion se précipita au chevet de son ami, qui venait de retomber subitement dans ses draps. Le jeune homme, affolé, ne sachant que faire, se tordit les mains, lorsque le malade lui agrippa le bras.

– Faim ! fit-il, la voix sourde et grave. Faim !

Le juriste se leva, fila dans la rue, avisa un vendeur, se précipita vers lui, et lui acheta quelques fruits. Il repartit aussitôt et s’agenouilla au chevet de son ami, tout essoufflé.

                  – Je vous ai acheté des pommes, annonça Tartempion. Je vais vous les donner.

Il se retourna et prit une pomme qu’il tenta de faire manger à Jacques, mais celui-ci opposa une résistance.

– Pas pomme ! grogna le malade. Viande.

          – Ah mais ! se fâcha Tartempion, allez-vous manger, oui ?

   – Non ! rugit son ami en se débattant de plus belle.

– Qu’est-ce que sont ces manières ! s’indigna le jeune homme.

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Jacques se leva soudainement, avant de pousser un cri de douleur et de se mettre à tourner sur lui-même, comme une toupie. Tartempion, effrayé, recula. Il observa son ami tourner, et il sursauta. Ce n’était pas possible ! Il venait d’apercevoir une queue jaune brun qui semblait pousser sur le derrière du malade ! Le juriste secoua la tête et écarquilla les yeux lorsqu’il vit le visage, agrandi, élargi de son ami. Il se recouvrait peu à peu de poils de la même couleur que la queue ! Les dents poussèrent, devenant des crocs. Tartempion tremblait à présent, incapable d’expliquer le phénomène se déroulant sous ses yeux. Jacques, sans cesser de tourner, se cabra sous la douleur, et poussa un terrible rugissement. Ses bras et ses jambes s’épaissirent, se musclèrent, et ses doigts laissèrent place à des griffes tranchantes. Le tout se recouvrit de poils, tous jaune brun, comme ceux de visage et de la queue. Le jeune homme comprit soudainement que son ami se transformait en lion ! Effaré, il attendit que la crinière pousse autour du cou de l’intéressé, mais au lieu de cela, Jacques cessa de tournoyer et retomba à quatre pattes. Tartempion se rendit compte qu’il faisait à présent face à une lionne ! Stupéfait, il recula, buta contre une chaise, et s’assit, sans quitter le félin des yeux. Ils se jaugèrent du regard, puis la lionne poussa un grognement sourd, avant de bondir dans la rue avec agilité.

Une semaine plus tard, à quatorze heures vingt-trois, alors que Tartempion lisait le journal, on toqua à sa porte. Son chien, Hund, se redressa, méfiant, et le juriste se leva pour ouvrir. Avec stupeur, il découvrit Jacques, vacillant, sur le pas de sa porte.

– Vous ! s’exclama-t-il.

– Bonjour mon jeune ami, dit faiblement Jacques.

– Mais… Comment est-ce possible ! Vous vous êtes métamorphosé ! Sous mes yeux ! objecta le jeune homme.

– Cette transformation m’a fait réfléchir, avoua son ainé.

Tartempion soupira, puis fit signe à son ami d’entrer. Confortablement installé dans un fauteuil, Jacques s’expliqua :

– Pendant ma vie de lionne, j’ai effectué de nombreuses tâches pour mon compagnon, et toute la gloire lui revenait, c’était lui que tout le monde vénérait, alors qu’il passait sa journée le menton sur les pattes ! Petit à petit, je me suis aperçu que c’était la même chose dans notre société, et ce matin, je me suis repenti. Je m’en suis voulu d’avoir traité ma femme, paix à son âme, de la même façon. De ne pas vous avoir écouté, de m’être moqué de vous, de ne pas avoir agi. Et c’est ainsi que j’ai repris mon apparence humaine. Aussitôt, je suis revenu vous voir, pour m’excuser.

Jacques marqua une pause, et Tartempion, en profita pour dire :

– Ne vous en faites pas, tout est excusé. Je suis heureux de voir que vous avez pris conscience du sexisme de notre société, et vous allez bien, voici l’essentiel.

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