29. mars 2023 · Commentaires fermés sur Hommage à une charogne: le processus alchimique selon Baudelaire · Catégories: Lectures linéaires, Première · Tags: ,

Par goût de la provocation, Baudelaire décide de recréer, à sa manière, les avertissements que  Ronsard prodiguait, en son temps, celui de la Pléiade et de la Renaissance, aux jeunes beauté qui le dédaignaient; Il leur rappelait, dans les vers de ses sonnets ,  que la beauté est hautement périssable et qu’un jour, elles seront , elles aussi,  bien vieilles , et du coup, beaucoup moins désirables . Pour Baudelaire, la beauté n’est peut être pas tout à fait la même que pour l’auteur de l’Ode à Cassandre , mais ils partagent tous deux cette idée de son caractère éphémère. Pour le démontrer, l’auteur des Fleurs du mal , a choisi de dépeindre une promenade champêtre au cours de laquelle , un couple d’amoureux, se retrouve face à un cadavre d’animal, une charogne abjecte couverte de mouches et à l’odeur répugnante. Cet objet , à la manière d’une nature morte dans un tableau, va servir de point de départ à une réflexion sur le Temps qui passe et sur les pouvoirs de la création artistique , cette alchimie poétique qui transforme les objets en idées  et leur confère l’éternité, les sauve de l’oubli.

Le poème est composé de 12  quatrains aux vers irréguliers : des alexandrins   et des octosyllabes et les rimes sont alternées. Après avoir posé le cadre champêtre et mis en scène la rencontre du couple et de la charogne  dans les 6 premières strophes,  le poète  , amorce  ensuite une réflexion sur le processus de transformation poétique partir de la strophe 7  . Comment Baudelaire dévoile-t-il cette mystérieuse alchimie qui permet au Mal de se transformer en une forme de  Beauté ? 

Le premier quatrain ( vers 25 à 29 ) que nous étudions évoque une “étrange musique” : Baudelaire nous rappelle sans doute que la poésie est avant tout une affaire de sonorités ; cette musique est comparée au second vers à un élément naturel qui mélange deux éléments , à la fois “l’eau courante et le vent” . Le poète montre aussi , de manière imagée et réaliste, le processus de décomposition des chairs et le retour d’une forme de vie ; une seconde comparaison , au vers 3, suggère une forme de ritournelle liée à une activité en relation avec le décor bucolique; les bruits des insectes et la vie “intérieure ” de cette charogne rappellent le mouvement monotone  des grains de blé dans le panier du “vanneur “; Ce “mouvement rythmique ” semble quelque peu contredire une sorte de prolifération anarchique : les sons paraissent , en effet, former une mélodie régulière , une  cadence quelque peu hypnotique et presque magique, liée à l’activité humaine ; C’est grâce à l’homme que la musique est mélodique mais son caractère étrange rappelle son origine.

Au moment où cette musique prend le dessus, les formes du corps disparaissent : le verbe “s’effaçaient ” traduit une forme de disparition progressive un peu à la manière d’un dessin dont les traits s’atténuent; La disparition des formes marque une étape , là encore , dans le processus alchimique: la musique remplace le dessin: les seins remplacent les traits , la vison s’efface au profit de l’audition ; La forme du corps demeure gravée dans l’esprit et dans le souvenir à la manière d'”un rêve”; Pour montrer la frontière entre les deux dimensions, celle de la réalité et celle de l’imaginaire , Baudelaire file la métaphore du dessin et compare le phénomène naturel à l’oeuvre d’un artiste peintre ; en opérant cette inversion , le poète suggère que c’est bien la Nature qui sert d’inspiration à l’artiste ; ce dernier construit alors une “ébauche ” c’est à dire un croquis mais l’opération demande du temps pour aboutir ainsi que le traduit la précision ” lente à venir “; Cette maturation se retrouve également dans le processus alchimique car pour transformer les métaux et modifier leur nature première, il faut passer par plusieurs étapes . Le processus de transformation est long. L’artiste puise dans le spectacle qu’il a sous les yeux et que lui offre cette charogne et il “achève seulement  par le souvenir “. On a donc ici l’indication d’une prise de distance avec la réalité nécessaire à l’élaboration du poème , et plus généralement à la fabrication de l’oeuvre d’art. Si l’objet observé sert bien de point de départ ,dans la réalité, à l’inspiration, l’esprit du poète s’affranchit ensuite des contraintes de la réalité pour laisser place à la création artistique .

Le quatrain suivant nous replonge dans la scène champêtre avec l’arrivée d’une “chienne inquiète “ qui contemple le couple d’un “oeil fâché” . L’apparition de ce personnage crée un effet de rupture avec ce qui précède. Les allitérations en r  et les chuintantes ainsi que les assonances en i/é  évoquent le cadre d’une menace avec cette intrusion qui met un terme brutal à la rêverie pour nous replonger dans l’horreur de cette scène; le mot “squelette “ associé au terme “morceau ” pour désigner une partie de la charogne nous peint de manière  triviale l’état du cadavre . 

Ces détails horribles servent alors de nouveau point de départ à une réflexion sur l’Amour et sa pérennité. Le poète s’adresse à nouveau, par l’intermédiaire du pronom vous, à sa compagne afin de lui faire  partager ses réflexions; Le comparatif  “semblable à ” met en relation la femme et le cadavre; La périphrase horrible infection ” contraste  très fortement avec les termes mélioratifs qui désignent la femme : “ étoile de mes yeux, soleil de ma nature ” ; Nous retrouvons cette idée de lumière qui pour le poète est souvent synonyme de rayonnement et d’antidote à la noirceur du spleen; La lumière de l’Amour, en effet, éclaire les ténèbres dans lesquelles se complait parfois le poète malheureux.  Ce rayonnement lumineux est mis en relation , au vers suivant, avec la figure de l’ange ; Pour Baudelaire, la femme peut, dans certains cas , se montrer consolatrice et bienfaitrice, comme une source de réconfort. Quant à la Passion, ce terme caractérise un état amoureux “brûlant “, un sentiment puissant et intense.

L’avant -dernier quatrain reprend ce parallèle entre la charogne et la femme en l’explicitant en moyen d’une nouvelle comparaison précédée d’une affirmation  ” Oui , telle vous serez “ .  La périphrase laudative reine des grâces ” donne une coloration antique à cette composition ; la femme y est implicitement comparée à une créature mythologique et cela crée un parallèle avec les odes de Ronsard et leurs références mythologiques . Le terme “grâces “ crée également un rapprochement avec l’univers olympien des déesses,  patronnes des artistes ; En effet, comme les Muses, les grâces , le plus souvent au nombre de 3 , personnifient, dans l’Antiquité, la grâce, le charme , la beauté et la création artistique .  Le poète mentionne alors le destin de la femme qu’il aime, condamnée à mourir ; La première apparition de la mort se fait sous l’égide de la religion avec “ les derniers sacrements “ ; Baudelaire montre d’abord ce passage d’une dimension à l’autre avant de montrer, de manière plus prosaïque, l’enterrement et la descente du corps dans la terre . On retrouve des images paradoxales  évoquées notamment dans “Le Mort joyeux” : la destination du corps apparait explicitement sous la forme de deux compléments de lieu “l’herbe et les floraisons grasses ”  ; On retrouve ce cadre naturel avec l’image finale qui nous rappelle notre condition mortelle “ moisir parmi les ossements ” . Curieux mélange car si le terme ossements reprend l’idée de notre transformation en  squelette et évoque ce qui restera de nos chairs décomposées , le verbe “moisir” traduit plutôt le caractère transitoire de la transformation ; On peut ici évoquer un paradoxe dans la mesure où le poète suggère, par l’emploi de ces mots, une alchimie entre la vie et la mort , une lente transformation qui illustre une succession d’étapes .

Le dernier quatrain débute lui aussi, par une adresse à la femme aimée , qualifiée de “beauté “ ; le poète la met en garde et imagine un dialogue post-mortem. Son ennemi est alors “la vermine “: ce terme  fait référence à l’action des vers qui s’attaquent aux dépouilles. Dans l’univers de Baudelaire, la  peur de la  dévoration est souvent  associée aux morsures et aux outrages du Temps . C’est, en effet, le Temps qui est fréquemment assimilé à un ogre et qui    s’apprête à  dévorer les hommes  ; La relative qui vous mangera de baisers ” désigne ici cette action dévastatrice qu’on pourrait qualifier de “baiser mortel ” ; On voit bien ici à quel point le poète mêle l’horreur et l’amour ; Les deux derniers vers reflètent la conception de l’art poétique de l’auteur des Fleurs du Mal ; Alors que le corps de la femme aimée est en phase de décomposition, le poète , grâce à son travail , a réussi à se montrer plus fort que la mort car il  a su conserver ” la forme et l’essence divines de “mes” amours décomposées ” . L’artiste est donc celui, qui grâce à son travail de création, permet de conserver intact ce qui est périssable mais sous une  certaine forme : celle du poème; La femme meurt mais ce qui lui survit, à travers les vers littéraires, c’est le souvenir de cet amour et les mots qui le dessinent et nous font partager ce sentiment ; On retrouve ,  dans la poésie , une curieuse alliance qu’on pourrait appeler alchimie, celle  de la “forme” et de l’essence divine ” ; En effet, le poète traduit au moyen de mots , de vers et de sonorités , des idées impérissables; Le mot “essence ” en philosophie, désigne ce qui est éternel dans chaque chose , son caractère immortel et on peut y voir une allusion à la dimension magique ou divine de l’inspiration : ce qui fait que les poètes trouvent les mots qui vont illustrer leurs idées . Lorsque Baudelaire, dans Les Fleurs du Mal , fait référence à l’inspiration, il se compare en chien qui flaire ou en escrimeur fantasque dans le Soleil, par exemple, qui est un poème consacré à la création poétique. Ces images peuvent justement évoquer une certaine difficulté à trouver les  “bons “mots. 

 Pour conclure , Une charogne est un poème qui contribua au succès du recueil tout entier ; Si le public a surtout été frappé par la dimension provocatrice et volontairement ignoble des propos , on peut y voir une sorte de traité alchimique ; En détournant la poésie de la Renaissance et en se complaisant parfois dans le vil et le répugnant afin de révéler la “profondeur de l’horreur ” , Baudelaire cherche à nous faire réfléchir au topos du carpe diem, cette philosophie épicurienne qui nous rappelle qu’il faut se hâter de profiter des plaisirs de la vie avant que la mort nous rattrape.  On peut également y deviner un hommage au travail de l’écriture poétique qui transforme une réalité périssable en musique immortelle. Obsédé par la Mort et par la fuite du Temps, le poète tente , dans un ultime effort , de conserver les traces indélébiles de cet amour et de redonner , par l’écriture, une existence et une vie , à des cadavres . Conjurer la mort en trouvant le secret de la Vie éternelle grâce à la pierre philosophale, c’est justement  le but que se fixent les alchimistes .