Une pièce de Jean Anouilh peu connue : “La Petite Molière”
Cette année, la compagnie LizArt a présenté dans le Off du festival d’Avignon La Petite Molière de Jean Anouilh. La petite Molière, c’est Armande Béjart, que le lecteur-spectateur suit de sa sortie du couvent à sa prise en charge de la Troupe du Roi après la mort de Molière.
Jean ANOUILH, La petite Molière ; mise en scène de Stéphane Rugraff assisté de Laura Lutard
Création lumière : Nicolas Laprun
Avec : Perrine Rouland, Cornélie Havas, Anna Chaumont, Jérémie Chauvin, Stéphane Rugraff, Mélody Banquet,
Pascal Barraud, Alban Bureau, Pierre Ensergueix, Philippe Lagrange, Vincent Léger, Laura Lutard, Florent Poussard, Clotilde Opart-Arnaud
Si vous voulez entrer dans les coulisses de ce spectacle, Baptiste Lobjoy, comédien et photographe, nous montre le festival d’Avignon de l’intérieur en mettant en ligne sur son blog L’œil du Off non pas des clichés de scène, mais des photographies de la vie des compagnies.
Diaporama L’œil du Off sur Culturebox : dans les coulisses de La Petite Molière
Diaporama L’œil du Off sur Culturebox : dans les loges de La Petite Molière
En savoir plus sur la pièce
Ce que vous allez voir ce soir n’est pas une pièce. C’est un scénario qui devait être tourné et qui ne l’a pas été. Le producteur y croyait bien un peu, mais il était dans la main de son distributeur.
Jean ANOUILH, Baptême de La Petite Molière, in Programme de l’Odéon-Théâtre de France, Direction Renaud-Barrault, saison 1959-1960.
La petite Molière, ou comment un scénario historique donne naissance à une “comédie de comédiens” en costumes ! En effet, non seulement Jean Anouilh est auteur de théâtre, mais il a encore écrit pour le cinéma. D’une part en réalisant des films à partir de scénarios originaux comme Deux sous de violettes en 1951. D’autre part en tirant un film d’une de ses pièces, tel Le Voyageur sans bagages, créé au théâtre des Mathurins en 1937, dont la version filmique sort en 1943. Enfin en rédigeant des scénarios, pour le cinéma – Pattes blanches en 1948, La Ronde d’après Schnitzler en 1963… – ou la télévision – souvenons-nous du téléfilm Le Jeune Homme et le lion en 1976 -. Mademoiselle Molière : c’est sous ce titre que le film aurait dû sortir et Jean Anouilh en avait écrit le scénario.
Avant de le [le scénario]glisser dans un tiroir philosophique où dorment pas mal de vieux coucous et quelques bonnes idées avortées, j’ai eu l’idée de l’envoyer à Jean-Louis Barrault en lui demandant si — sans rien changer à la forme — on ne pourrait pas monter ça à la scène. […] Jean-Louis Barrault m’a écrit le lendemain que ça l’amuserait ;[…]
Jean ANOUILH, Baptême de La Petite Molière, in Programme de l’Odéon-Théâtre de France, Direction Renaud-Barrault, saison 1959-1960.
Lien vers le programme original de 1959 sur le site de l’Association de la Régie Théâtrale
Le scénario de Mademoiselle Molière a ainsi donné naissance à un spectacle créé le 12 novembre 1959 à l’Odéon-Théâtre de France : La Petite Molière. Des documents de la mise en scène de Jean-Louis Barrault sont consultables à la BNF, département des arts du spectacle, fonds Renaud–Barrault-Madeleine Renaud :
Jean ANOUILH, La Petite Molière ; mise en scène de Jean Louis Barrault ; scénario de Jean Anouilh et Roland Laudenbach ; dialogues de Jean Anouilh ; décors de Jacques Noël ; costumes de Jacques Noël, Marie-Hélène Dasté ; spectacle interprété par la Compagnie Renaud-Barrault
Musique : Jean-Michel Damase. – Orchestre : André Girard et Serge Fournier. – Marionnettes : Georges Tournaire et Robert Gouge.
Avec : Madeleine Renaud (Madeleine Béjart) ; Simone Valère (Catherine de Brie) ; Catherine Anouilh (Armande Béjart) ; André Brunot (Mignard) ; Jean-Louis Barrault (Molière) ; Jean Desailly (La Grange) ; Jean-François Poron (Baron)
Représentation : présentation de la pièce au Mai Musical de Bordeaux, le 1er Juin 1959. Création à l’Odéon-Théâtre de France le 12 novembre 1959.
Vous souhaitez lire la pièce ? En voici deux extraits. Pour lire l’intégralité de la comédie, sachez qu’il n’en existe qu’une édition : celle proposée le 15 décembre 1959 par la revue l’Avant-Scène, numéro 210.
EXTRAIT 1
LA CHAMBRE DE MOLIERE
La Grange à la table, un registre à côté de lui où il écrit, compte une pile de pièces. Les principaux hommes de la troupe sont là, debout, autour de lui, avec Molière.
MOLIERE. Combien avons-nous fait hier ?
LA GRANGE. Deux cent vingt-sept livres.
MOLIERE, qui regarde le livre par-dessus son épaule. Ça fait treize cent trente-six livres dix sols pour la semaine. La part sera, défalqué les chandelles…
LA GRANGE. De cent livres six sols trois deniers. (Il y a un silence, les comédiens se regardent.)
MOLIERE. Même pas de quoi payer l’auberge. Et nous aurons bientôt besoin de nouveaux costumes. Il faut quitter Limoges !
UN COMEDIEN. J’ai entendu dire que Son Altesse Mgr le prince de Conti était de retour à son château de Pezenas. C’est tout près.
MOLIERE. J’ai fait faire des offres et des démarches. J’ai même graissé la patte à son secrétaire. Notez La Grange : cinquante livres. Rien n’y a fait. On nous a préféré une troupe de singes.
LA GRANGE, sinistre. Le théâtre se meurt !
DE BRIE, de sa voix de fausset. Il faudrait leur donner des farces. C’est la tragédie qui ne marche plus. Patron, il faut nous écrire quelque chose, avec beaucoup de cocus !
MOLIERE, sec. J’écris une tragédie. Je ne suis pas auteur de farces.
DUPARC. Alors on ne fera encore pas un sou. (Madeleine est entrée dans la chambre.)
MOLIERE. Payez les parts, La Grange.
Jean ANOUILH, La Petite Molière, l’Avant-Scène femina-théâtre, n° 210, 15 décembre 1959, p.16.
Vous souvenez-vous de l’énigme proposée cette année sur l’expression “tarte à la crème” ? L’extrait 2 devrait vous rappeler quelque chose…
EXTRAIT 2
ANTICHAMBRE A VERSAILLES
En vérité, c’est surtout une porte gigantesque : la porte de la chambre du roi que défend un huissier. Foule de courtisans. Brouhaha. Bousculade. L’appareil n’embrasse, dans son champ, qu’un petit espace, mais il est très encombré. Peut-être le plan est-il pris d’un œil-de-bœuf, en plongée. C’est le métro à six heures. On entend :
— Ne poussez pas !
— Vous avez vu l’École des Femmes ? Détestable ! morbleu, détestable !
— Il paraît que le roi a aimé ça. C’est un bruit. Il a voulu faire plaisir à Madame à qui Molière avait, très habilement dédié la pièce. Le roi ne cherche qu’à faire plaisir à Madame, en ce moment.
— A cause de Madame, ou de la petite La Vallière ?
L’HUISSIER, appelle. Monsieur le duc de Liancourt !
(Un courtisan se fraie un passage et entre chez le roi. On distingue, dans un groupe, le fausset du duc de La Feuillade.)
Le duc de La Feuillade. Tarte à la crème, Messieurs ! Tarte à la crème ! Moi, je n’ai pas digéré cette tarte à la crème ! Et rien ne me la fera digérer !
(Molière paraît, essayant poliment de se frayer un passage, chapeau bas.)
MOLIERE. Pardon. Messieurs. Pardon, Messieurs. Excusez-moi.
(On entend :
— Qu’est-ce qu’il vient faire à la chambre du Roi ?
— C’est un scandale !
— Un comédien !
— On aura tout vu !)
LE DUC DE LA FEUILLADE, l’avise. Hé ! Molière !
MOLIERE. Monsieur le Duc…
LE DUC, lui tendant les bras. Que je vous embrasse I (Molière s’avance vers le duc, qui lui prend la tête par les oreilles, soudain, en l’embrassant avec un rire gras, et la frotte sur les boutons de diamant de son habit, en criant :)
Tarte à la crème, Molière ! Tarte à la crème !
(Éclat de rire méchant et général. Molière s’est dégagé, comme il a pu, perdant sa belle perruque. Il a le visage en sang. Il s’essuie avec une impression d’horrible panique, au milieu des rires.)
L’HUISSIER, appelle. Monsieur Molière !
(Molière rajuste hâtivement sa perruque, et entre chez le roi, achevant d’essuyer le sang de son visage. On entend un murmure.
Le roi l’appelle…
Les visages se rembrunissent. Le silence se fait. Plan de silence sur les masques où la lâcheté et la méfiance se lisent. La porte se rentr’ouvre. Un courtisan sort de chez le roi et se rapproche d’un groupe, chuchotant.)
LE COURTISAN. Messieurs, ce qui se passe est inouï ! Le roi vient d’accepter d’être le parrain de l’enfant de Molière, avec Madame pour marraine. C’est le duc de Créqui qui le représentera.
(Un murmure léger. Il y a un lourd silence. Un plan de la tête de lâche du duc de la Feuillade. Puis, on entend une voix qui dit, résolument :)
LA VOIX. Moi, je l’ai toujours trouvée bonne, sa pièce !
COURT ENCHAINE
Jean ANOUILH, La Petite Molière, l’Avant-Scène femina-théâtre, n° 210, 15 décembre 1959, p.33.
Pour aller plus loin
Jean ANOUILH, La Petite Molière, l’Avant-Scène femina-théâtre, n° 210, 15 décembre 1959.
Bernard BEUGNOT (dir.), Anouilh aujourd’hui, volume 41, numéro 1, printemps 2010, érudit.org.
Pour accéder à ce volume, cliquez ici.
LE CORRE Élisabeth, Les “comédies des comédiens” de Jean Anouilh : Colombe, La Petite Molière, Ne réveillez pas madame, Revue d’histoire littéraire de la France, PUF, 2010/4 (volume 110).