Faire de la géopolitique avec Astérix
Les intentions des auteurs n’étaient sans doute pas d’initier les élèves de Première Spécialité Histoire Géographie Géopolitique Sciences Politiques (HGGSP – quel acronyme !) à la géopolitique en 2024, mais soyons un peu rêveurs et extrapolons – après tout, l’anachronisme est une marque de fabrique de cette fabuleuse série !
Reprenons la carte initiale – carte déjà évoquée dans un lointain passé – et regardons-la d’un autre oeil.
Deux éléments sautent aux yeux, l’étendard et la loupe. L’étendard ainsi posé ressemblerait presque à un javelot lancé de très loin, qui se plante en plein territoire de la Gaule. La projection à la fois de l’étendard et du regard du lecteur souligne la domination, la conquête de la Gaule, avec une possible nouvelle organisation à venir, que peuvent suggérer ces lignes qui s’échappent, ces fissures qui peuvent devenir les futures limites entre les différentes divisions administratives de ce qui devient un territoire gallo-romain. L’espace devient un cadre politique nouveau pour les populations, nous parlerons alors de géographie politique. Mais la conquête, l’effet de domination, la force qui se répand sur tout ce territoire, nous évoquent la puissance romaine. Nous parlerons alors de géopolitique: ce territoire a été conquis parce qu’il était un enjeu de puissance pour celui qui a décidé de cette conquête, Jules Césard. Enjeu, c’est-à-dire qu’il a envisagé ce qu’il avait à gagner et/ou à perdre dans cette conquête: la gloire, la puissance et une armée de soldats acquis à sa cause. Si nous suivons le raisonnement de François Thual, nous avons les acteurs, soit Jules César, la République romaine, l’armée romaine, mais aussi les peuples celtes; nous avons les motivations, soit la gloire et la puissance – officiellement celles de Rome, plus particulièrement celles de César -, le symbole de Vercingétorix par exemple; nous avons une dynamique: la conquête et d’autres processus, par exemple la romanisation que la typographie de la nomenclature pose déjà, avec ce mot “Gaule” dont le nom et la lettre veulent se rapprocher de l’écriture romaine:
Source: épigraphie |
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La conquête est ici à la fois annexion et extension de l’espace déjà dominé par Rome. Le jeu d’échelle en géopolitique est essentiel pour comprendre cette conquête, en relation avec les intérêts de Rome comme ceux de César. Ce dernier élargit à l’ouest un “empire” qu’il compte ensuite agrandir à l’est, sur l’espace dominé par les Parthes. Il se sent capable de faire l’unité d’un espace plus vaste donc, sous un titre qui lui est attribué dans la partie orientale de “l’empire”, mais qui garde une mauvaise réputation dans la partie occidentale, roi. Quelques coups de poignards en décident autrement…
L’extension vers l’est nous est suggérée – continuons d’extrapoler, c’est de toute façon très pratique pour présenter la géopolitique en classe – par l’ombre de l’étendard.
Cette ombre s’étale vers l’est, de l’autre côté du Rhin, vers la Germanie. Elle est menace de ce qui risque d’arriver aux habitants de l’autre côté du limes rhénan. Elle est expression de puissance des Romains. Et la géopolitique, en fonction des données disponibles et établies, peut envisager, sinon de prédire exactement l’avenir, mais des hypothèses crédibles sur la suite de la conquête – même si bien des analyses n’auraient pas parier, aujourd’hui, sur la tentative d’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, hypothèse qui, rétrospectivement avec la prise de contrôle de la Crimée, restait cohérente si elle avait été formulée dès 2014, mais en la matière, il me manque du temps pour vérifier qu’elle a pu être formulée.
Dans l’immédiat, il revient à l’armée romaine de contrôler tout un territoire. Dès que les moyens militaires sont évoqués, nous quittons la géopolitique pour la géostratégie, qui envisage les moyens à l’échelle globale pour réaliser les objectifs géopolitiques. La loupe nous oblige à changer d’échelle et de vocabulaire:
Les célébrissimes camps romains nous sont dévoilés grâce à cette loupe – au passage, notons que c’est impossible d’accéder à la réalité de l’espace géographique avec une simple loupe posée sur une carte, d’autant moins que la carte est déjà par elle-même interprétation de la réalité, et la réalité qui nous est dévoilée est incomplète si nous la comparons avec celle qui entoure le village dans les albums, soit de la forêt et des sangliers ! La disposition des camps est celle d’un siège: c’est la tactique choisie. A l’échelle “globale”, générale, à petite échelle (géographique), la stratégie. A l’échelle locale, à très grande échelle (donc espace étroit mais détaillé), la tactique. L’efficacité des moyens déployés dépendra des allers retours, des connections entre les échelles par les acteurs, donc de leur lecture complexe de l’espace.
Les albums d’Astérix sont souvent l’occasion d’observer les Romains s’organiser – palissade autour du village dans Le Tour de Gaule, camp romain dans Astérix légionnaire, bataille rangée entre Romains et Gaulois du village – tiens, encore un paradoxe intéressant: les habitants du village refusent de se soumettre à l’ordre romain, à la pax romana, mais revendiquent d’être considérés comme des Gaulois, noms que les Romains donnent aux peuples conquis ! Sans la conquête, pas de Gaule, mais d’autres espaces et d’autres peuples. Des peuples qui se battent contre les Romains à peu près comme les “Gaulois” du village: on fonce dans le tas, ou presque – il faut bien caricaturer un peu, sans oublier l’expérience des Romains dans la guerre et leur organisation, malgré la défaite de Ségovie.
Mais au fait, qu’allait faire César dans cette galère ? Personne ne lui donne mandat pour conquérir tout cet espace qui devient le territoire des Romains. Pour le savoir, une seule méthode: étudier l’histoire de Rome dans la première moitié de dernière siècle avant notre ère.
La géopolitique joue donc avec les échelles en géographie, avec les intérêts des acteurs qu’ils projettent sur des territoires, avec les temporalités donc avec l’histoire. La géopolitique est une excellente méthode pour comprendre les tensions, les rivalités, les conflits entre les acteurs politiques (mais pas seulement) de l’espace. François Thual invite à se poser les questions suivantes: “qui veut quoi ? Avec qui ? Comment ? Pourquoi ?” et à connecter les champs de la connaissance pour approcher la complexité d’une situation.
Encore merci à Gosciny et à Uderzo de m’avoir offert la possibilité de cette extrapolation !!!