Suite à des échanges avec mon collègue Eric Assi qui enseigne l’Automatisme dans deux lycées techniques en Côte d’Ivoire, j’ai rédigé ce document sur la difficulté d’innover dans l’enseignement technique, y compris en France.
1. Pourquoi enseigner de manière innovante ?
Innover n’est pas un objectif en soi, c’est une nécessité pour que nos élèves s’adaptent efficacement aux évolutions profondes de notre société. On peut regretter l’obsolescence des programmes officiels, mais je pense que le Bac n’est pas non plus un objectif en soi. Un Bac général ou technologique n’est pas une formation professionnalisante. Nos activités pédagogiques doivent surtout permettre à nos élèves d’acquérir des méthodes de travail et une capacité de travail pour qu’ils continuent à apprendre efficacement tout au long de leur vie et qu’ils puissent ainsi d’adapter à leur vie future.
2. Comment innover avec des programmes obsolescents ?
Changer les programmes n’est pas forcément la priorité. Je ne pense pas non plus qu’il faille demander aux enseignants de faire des activités innovantes en plus du programme. Il faut faire le programme en permettant aux élèves d’apprendre autrement. L’expérience montre qu’il n’est pas très efficace de demander aux élèves de seulement recopier un cours puis de faire des exercices d’application. Certains essaient d’introduire des activités expérimentales pour illustrer le cours mais restent dans une démarche essentiellement déductive : l’élève applique à des cas particuliers des modèles de comportement introduits dans le cas général.
3. Innover d’abord en introduisant une démarche inductive
L’expérience montre qu’il est plus efficace d’introduire des activités pédagogiques avec une démarche inductive. L’élève doit analyser des exemples de systèmes réels avec un besoin et des contraintes réelles clairement identifiés. Il faut partir d’un système conçu par des ingénieurs, pas un dispositif imaginé par le professeur. L’analyse de solutions techniques réelles de manière contextualisée donne du sens à la démarche d’investigation. L’élève comprend l’intérêt d’une solution technique, l’importance d’identifier les paramètres qui ont une influence sur le niveau de performance de la solution technique choisie dans ce cas réel, la nécessité de modéliser pour optimiser le choix des paramètres de conception, … Les cours sur l’algèbre de Boole ou la cinématique ne sont alors plus que des outils d’analyse ou de modélisation qui sont introduits progressivement et partiellement en fonction des besoins de l’élève (et non pas en fonction d’une progression dogmatique dans laquelle un chapitre doit être terminé avant d’en commencer un nouveau). Les logiciels de CAO ne sont que des versions modernes de ces outils.
4. Innover en utilisant des moyens plus récent ?
Savoir utiliser des moyens récents comme des cartes électroniques programmables Arduino n’est pas un objectif innovant en soi. Ce n’est qu’un nouvel outil pour analyser ou modéliser un dispositif expérimental représentatif d’une solution technique dans un système réel. Cela doit permettre aux élèves d’apprendre autrement mais pas autre chose. Qu’on utilise des solutions programmées ou des solutions câblées, le problème reste le même : répondre à un besoin en tenant compte de contraintes fonctionnelles, économiques, environnementales, … Pour un même besoin les solutions techniques sont diverses car les contraintes sont diverses et évoluent sans cesse. Une solution à à base de microcontrôleur est aujourd’hui une solution adaptée à de nombreuses contraintes, y compris économiques. Nos élèves doivent apprendre à trouver des solutions techniques innovantes en s’adaptant à de nouvelles contraintes. Celles qu’ils imagineront dans vingt ans n’existent pas encore aujourd’hui. Ils n’auront probablement pas besoin des tableaux de Karnaugh mais ils auront besoin de méthodes d’analyse et de modélisation. Il n’est pas utile d’apprendre aux élèves à utiliser des outils d’analyse obsolètes, même s’ils sont encore au programme (c’est le cas en Côte d’Ivoire). Des outils plus récents seront bientôt obsolètes. Il faut surtout leur apprendre à apprendre.
5. Comment innover quand les moyens manquent ?
Certains collègues pensent qu’il faut investir beaucoup d’argent pour pouvoir faire travailler les élèves sur des systèmes réels. Avec internet, on peut facilement trouver beaucoup de documentation, y compris sous forme multimédia, permettant d’analyser de très nombreux systèmes de manière assez approfondie. J’ai par exemple fait travailler mes élèves de manière concrète sur le lanceur Ariane 5, notamment sur sa motorisation, alors qu’il n’était pas envisageable d’acheter une maquette de moteur fusée. On ne peut cependant pas se limiter à l’analyse de documents ressources. Aujourd’hui, un technicien ou un ingénieur conçoit des solutions techniques innovantes d’abord avec des outils de CAO. L’expérimentation sert surtout à valider des modèles de simulation, puis à valider des solutions techniques. Nos élèves doivent apprendre à analyser, modéliser, simuler, expérimenter. J’ai l’impression que dans la plupart des cas, une démarche d’innovation commence toujours par les activités expérimentales, mais que la simulation n’a pas encore trouvée la place qu’elle mérite dans notre enseignement. Les moyens logiciels et matériels permettant de simuler et d’expérimenter nécessitaient des investissements importants, ce qui est problématique pour de nombreux établissements scolaires (pas seulement en Côte d’Ivoire). Mais les choses sont en train de changer profondément depuis quelques années. Curieusement, ce sont surtout les solutions matérielles qui sont devenues low-cost grâce à des évolutions majeurs assez récentes.
6. Vive le matériel low-cost, standardisé, et versatile
La première évolution matérielle majeure date des années 2000. C’est le développement de cartes électroniques programmables low-cost avec de nouveaux microcontrôleurs développés par des startups telles que Microchip (avec sa famille PIC) et Atmel (avec sa famille AVR) alors que Motorola dominait ce marcher assez fermé.
De nouveaux outils de développement low-cost sont apparus dans les lycées, permettant d’abandonner le langage machine des solutions Motorola, au profit du langage C.
Il n’existait cependant pas de véritable standard matériel ou logiciel, ce qui freinait le développement de ces solutions.
7. La déferlante Arduino
A partir des microcontrôleurs AVR d’Atmel, les outils de développement de type Arduino ont été conçus de manière innovante en open-source, notamment en open-hardware avec un modèle économique nouveau. Progressivement à partir de 2009, Arduino est devenu un standard mondial sur le plan logiciel et matériel. Aujourd’hui on peut fabriquer un dispositif expérimental avec du matériel compatible Arduino pour quelques dizaines d’euro, voire moins avec les clones chinois. Et comme les solutions sont standardisées, leur partage se fait facilement à l’échelle mondiale, ce qui est fondamental pour un enseignant qui manque surtout de temps pour concevoir des activités pédagogiques.
8. La révolution des imprimantes 3D
La deuxième évolution matérielle majeure date de 2012 environ. Il s’agit des imprimantes 3D low-cost, grâce encore une fois à l’open source et au développement de la culture Maker (et Do It Yourself). Là encore l’enseignant, mais aussi les élèves, peuvent concevoir des dispositifs expérimentaux sans recourir aux moyens industriels utilisés dans les systèmes réels (usinage, plasturgie, …). Beaucoup se contentent d’imprimer des pièces avec des fonctions statiques telles que des boîtiers, des supports, … en privilégiant les aspects esthétiques aux formes réellement fonctionnelles, alors qu’il me semble surtout intéressant de fabriquer des mécanismes permettant de valider des solutions pour transmettre un mouvement. Concevoir un mécanisme avec des liaisons pivots imprimables, par exemple, demande un certain temps de mise au point. Je préconise donc de fournir aux élèves des modèles paramétriques, une sorte de jeu de construction modulaire, permettant de modéliser rapidement et efficacement un dispositif expérimental représentatif d’une solution utilisée dans le système réel étudié.
9. Après le matériel, vient enfin la révolution logicielle avec Blockly
2012 c’est aussi la sortie du logiciel Blockly par Google dont l’objectif était de permettre le développement de nouveaux logiciels pédagogiques d’apprentissage de la programmation en utilisant des blocs, avec une structure algorithmique graphique, plutôt que des scripts avec une syntaxe source d’erreurs : AppInventor, Scratch, …
Là encore, l’open source a permis de développer des logiciels gratuits qui ont favorisé leur adoption par les enseignants. L’apprentissage de la programmation est devenu accessible aux jeunes élèves.
Scratch est utilisé aujourd’hui dans tous les pays dès le collège.
10. Aucun investissement pour marier Blockly, Arduino, ou la 3D
La société Arduino restera arc-boutée sur son outil de développement (IDE) en langage C, inadapté à nos besoins pédagogiques.
Des makers, ou de petites sociétés, ont développé des logiciels compatibles Arduino utilisant Blockly :
. ArduBlock : utilise l’IDE Arduino, utilise Java (la création de nouveaux blocs est complexe, ne permet pas de copier/coller du code, …
. mBot, S2A ou Snap : assez limité fonctionnellement, ne permettent pas un fonctionnement autonome,
. Blockly Arduino, … : bien, mais assez inefficace lors de la phase de téléversement du programme dans la carte Arduino,
En ce qui concerne la modélisation 3D avec Blockly, BlocksCAD sera une des rares tentatives. Les possibilités du logiciels resteront assez limités.
11. Microsoft MakeCode dans le cadre du projet BBC micro:bit
Curieusement il aura fallu attendre longtemps pour qu’un logiciel permette de programmer simplement et efficacement une carte Arduino avec Blockly.
Le projet BBC micro:bit, mené par une trentaine de partenaires au sein d’une fondation à but non lucratif, a permis de développer une nouvelle carte électronique programmable simple et performante, destiné à de jeunes élèves (à partir du collège notamment), sans surcoût par rapport aux solutions Arduino, …
Microsoft, l’Université du Lancaster, Samsung, le MIT, … ont contribué à ce projet en développant des outils logiciels innovants, notamment MakeCode, mais aussi des applications mobiles, de nouvelles possibilités dans AppInventor pour créer facilement des dispositifs expérimentaux connectés (et explorer l’Intenet des Objets).
MakeCode est une application qui permet aux élèves de concevoir simplement et efficacement des dispositifs expérimentaux avec une carte BBC micro:bit.
Là encore, l’application est libre, gratuite, et utilise Blockly, ce qui permet sa diffusion rapide dans les établissements scolaires, dès le collège.
De nombreux fabricants utilisent le code open source pour adapter MakeCode à leurs cartes électroniques. Microsoft continue de travailler pour ajouter la compatibilité avec d’autres cartes électroniques et donc augmenter la diffusion de MakeCode.
MakeCode intègre un simulateur assez performant, mais MakeCode se limite à la modélisation du comportement d’une carte électronique programmable, notamment de ses entrées/sorties. Le reste du système ne peut pas être modélisé avec MakeCode.
12. CoSpaces : enfin un logiciel de simulation simple, peu cher et versatile
Notre enseignement technique a besoin d’un logiciel de modélisation et de simulation simple, pas cher, permettant de de simuler tous les aspects d’un système technique (sans avoir le niveau de performance des outils professionnels).
Pendant des années on s’est contenté de logiciels professionnels ou universitaires, tels que SolidWorks (qui ne simule que les aspects mécaniques), MatLab (qui est trop complexe), SinusPhy ou Algodoo (trop exotiques), … De plus ces logiciels sont souvent chers ou limités à un domaine technique.
CoSpaces me semble être aujourd’hui le seul logiciel disponible actuellement sur le marché qui correspond à notre besoin. Il permet la modélisation et la simulation du comportement d’un système avec Blockly, le langage le plus standard actuellement dès le collège.
CoSpaces permet enfin d’introduire la modélisation 3D dans un logiciel pédagogique qui ne vise pas seulement les aspects mécaniques, les aspects graphiques (comme Blender), ou les aspects ludiques (comme le moteur de jeux vidéos Unity). CoSpaces est conçu pour l’enseignement avec des élèves débutants.
CoSpaces ne vise pas l’impression 3D mais permet d’importer les modélisations (en .stl) utilisées pour l’impression 3D. Cela ouvre de nombreuses possibilités pédagogiques puisque c’est un pont entre le réel et le virtuel. Le pont avec les cartes électroniques programmables se fait grâce à la modélisation avec Blocly.
CoSpaces permet donc de modéliser tous les aspects d’un système : la modélisation 3D accessible aux plus jeunes, la modélisation avec Blockly du comportement de tous les éléments du systèmes : les personnes, les interfaces de dialogues (des boutons, des afficheurs, …), les mécanismes (en spécifiant les liaisons cinématiques, en prenant en compte la masse des éléments, …), les actionneurs, les capteurs, les différents flux (matière, énergies, informations, …), les différents comportements physiques (mécaniques, électriques, thermiques, …), …
Le système peut être simulé en 3D compatible réalité virtuelle (et réalité augmentée prochainement).
Les développements en cours de CoSpaces EDU laissent penser que CoSpaces EDU va devenir un outils très intéressant pour enseigner la technologie du collège au lycée. Il permet aux élèves de mener presque toutes les activités dans de nombreux enseignements (pas seulement l’enseignement technique) : analyser, modéliser, simuler, communiquer. Il manque juste la partie expérimentation, qui viendra probablement en 2018 dans CoSpaces.
13. Conclusion
De nouveaux outils innovants nous facilitent aujourd’hui la conception d’activités pédagogiques innovantes :
. L’application CoSpaces pour analyser, modéliser, simuler tous les éléments de systèmes réels ou de dispositifs expérimentaux, y compris l’interaction avec les utilisateurs ou des mécanismes imprimables en 3D, le tout en réalité virtuelle.
– L’application MakeCode pour modéliser, simuler, expérimenter le comportement de cartes électroniques telles que la carte électronique BBC micro:bit.
Le mariage de ces deux applications serait souhaitable, mais cela prendra certainement du temps.
Ces outils continueront d’évoluer. L’important c’est d’apprendre à nos élèves comment créer des solutions techniques innovantes en utilisant des méthodes et des outils innovants.