Guillaume APOLLINAIRE. Chant de l’Honneur

Le poète.

Depuis dix jours au fond d’un couloir trop étroit

Dans les éboulements et la boue et le froid

Parmi la chair qui souffre et dans la pourriture

Anxieux nous gardons la route de Tahure

 

J’ai plus que les trois cœurs des poulpes pour souffrir

Vos cœurs sont tous en moi je sens chaque blessure

O mes soldats souffrants ô blessés à mourir

Cette nuit est si belle où la balle roucoule

Tout un fleuve d’obus sur nos têtes s’écoule

Parfois une fusée illumine la nuit

C’est une fleur qui s’ouvre et puis s’évanouit

La terre se lamente et comme une marée

Monte le flot chantant dans mon abri de craie

Séjour de l’insomnie incertaine maison

De l’alerte la Mort et la Démangeaison.

 

 

Les balles

De nos ruches d’acier sortons à tire d’aile

Abeilles le butin qui sanglant emmielle

Les doux rayons d’un jour qui toujours renouvelle

Provient de ce village exquis l’humanité

Aux fleurs d’intelligence à parfum de beauté (…)

Louis ARAGON. “La guerre et ce qui s’en suivit” in Le Roman Inachevé.

Les ombres se mêlaient et battaient la semelle

Un convoi se formait en gare à Verberie

Les plates-formes se chargeaient d’artillerie

On hissait les chevaux les sacs et les gamelles

 

Il y avait un lieutenant roux et frisé

Qui criait sans arrêt dans la nuit des ordures

On s’énerve toujours quand la manœuvre dure

Et qu’au-dessus de vous éclatent des fusées

 

On part Dieu sait où ça tient du mauvais rêve

On glissera le long de la ligne de feu

Quelque part ç a commence à n’être plus du jeu

Les bonshommes là-bas attendent la relève

 

Le train va s’en aller noir en direction

Du sud en traversant les campagnes désertes

Avec ses wagons de dormeurs la bouche ouverte

Et les songes épais des respirations

 

Il tournera pour éviter la capitale

Au matin pâle On le mettra sur la voie

De garage Un convoi qui donne de la voix

Passe avec ses toits peints et ses croix d’hôpital

 

 

Et nous vers l’est à nouveau qui roulons Voyez

La cargaison de chair que notre marche entraîne

Vers le fade parfum qu’exhalent les gangrènes

Au long pourrissement des entonnoirs noyés

 

Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles

Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu

Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus

Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille

 

Qu’un obus a coupé par le travers en deux

Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre

Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire

Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

 

Roule au loin roule train des dernières lueurs

Les soldats assoupis que ta danse secoue

Laissent pencher leur front et fléchissent le cou

Cela sent le tabac la laine et la sueur

 

Comment vous regarder sans voir vos destinées

Fiancés de la terre et promis des douleurs

La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs

Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

 

Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour

Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans

Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents

Et le caporal chante Au pont de Minaucourt

 

Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit

Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places

Déjà le souvenir de vos amours s’efface

Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri