La question de synthèse proposée se basait sur un corpus emprunté au théâtre contemporain: comment les affrontements étaient-ils représentés ? Les personnages de Beckett, deux clochards, Vladimir et Estragon, se disputaient de manière loufoque à propos notamment d’une chaussure ; la pièce de Beckett fait partie du théâtre de l’Absurde et le lien était ici important à montrer dans la mise en scène de cette querelle amicale.
Les deux personnages choisis par Kundera pour illustrer la relation souvent conflictuelle entre maitre et valet parodiaient de manière savoureuse une scène classique, un topos de la comédie de moeurs : le valet insolent craint son maître et lui répond. On pouvait par exemple, penser à Sganarelle face à Don Juan, à Scapin face à Géronte ou aux valets de l’Avare. Quant au troisième affrontement, il émanait d’un drame politique de Nasser Djemaï qui aborde le thème sociétal des conditions de vie des travailleurs immigrés. (voir le fichier en pièce jointe sur la pièce Invisibles , la tragédie des Chibanis)
Procédez avec méthode au brouillon ; isolez d’abord les origines des conflits , leur ton, les éléments verbaux et les procédés de style qui alimentent l’échange (stichomythie, répétitions, antithèses, familiarités, insultes) et n’oubliez pas les éléments non verbaux (présence ou absence de didascalie, ponctuation). Proposez une conclusion de deux ou trois lignes en hiérarchisant les textes : la dispute la plus sérieuse ou la plus fréquente ou la plus inattendue )
Deux des trois textes mettent en scène une dispute qui peut sembler liée aux personnages et à leur caractère: Vladimir et Estragon se chicanent pour tout et n’importe quoi et se réconcilient quelque minutes plus tard. Leur ton est un mélange d’agressivité : “Il n’y jamais que toi qui souffre; Moi je ne compte pas” et de sollicitude comme lorsqu’Estragon demande de l’aide à son ami et que ce dernier évoque une image d’eux “main dans la main ” . On retrouve ces contradictions dans l’affrontement entre Jacques et son maître , dominé, lui aussi , par les effets comiques ; Jacques semble éprouver un malin plaisir à contredire son maître et à lui tenir tête: ” Vous vous trompez Monsieur “, répété à deux reprises , sert de réplique d’ouverture au valet provocateur;il refuse même d’obéir aux ordres de son maître : “je n’irai pas” réitéré en dépit des hurlements du maître ; cependant le serviteur se montre conciliant à la fin de leur querelle : ” mais pour éviter de nouvelles disputes, nous devrions nous mettre d’accord un fois pour toute sur quelques principes” ; Jacques aurait-il remporté cette joute verbale? Rien n’est moins sûr mais l’ oxymore “maître obéissant ” atteste de ce renversement des rôles. Aucun effet comique dans Invisibles : la question qui divise les personnages prend une importance cruciale et dépasse le cadre individuel : l’unique didascalie “long silence ” reflète bien la gravité du moment et le rythme de l’échange est beaucoup plus lent que dans les deux autres disputes : la tirade d’Hamid lui permet de poser ses arguments et de les faire entendre au spectateur ; Martin semble seul contre les trois autres qui forment une ensemble choral. Contrairement aux deux scènes de comédies, Invisibles montre un affrontement idéologique : le jeune Martin s’indigne comme le montrent ses questions et les nombreuse exclamatives qui ponctuent ses répliques mais il se heurte à l résignation des chibanis, ses ancêtres, et la fatalité semble l’emporter : ” y a pas à comprendre mon fils; Faut tu respectes l’histoire; On change pas les chose comme ça; Le destin, c’est comme ça.”
On sent également un pointe de résignation dans le théâtre de Beckett mais elle prend plutôt la forme d’une incommunicabilité entre les personnages et d’un double discours : en effet, au- delà de la simple querelle à propos de la chaussure qui blesse Vladimir, on devine des allusions à la mort et au tragique de la condition humaine : “Tu ne serais plus qu’un petit tas d’ossements à l’heure qu’il est..pas d’erreur” assène Vlaimir à Estragon qui est “piqué au vif “comme le précise la didascalie. La violence des gestes est manifestée par de nombreuses notations (avec vivacité, avec emphase, avec emportement ) qui assurent les effets comiques de cette altercation alors que la scène se termine de manière tragique avec la dernière réplique de Vladimir : “ça devient inquiétant” suivie d’un silence. Pas d’inquiétude dans le jeu entre jacques et son maître mais le comique n’empêche pas le sérieux des propos et la vivacité des échanges ne, doit pas nous faire oublier la réflexion philosophique sous- jacente : à travers les personnages et leurs saillies parfois triviales (la mention du cul magnifique de l’aubergiste par exemple, Kundera reprend la philosophie de Hegel dans la dialectique du maître et de l’esclave ” il est écrit là-haut que vous ne pouvez pas vous passer l’un de l’autre” Le conflit entre elle maître qui ne parvient pas à se faire obéir et le valet qui refuse d’obéir aux ordres donnés nous amène à nous interroger sur la relation dominant/dominé qui est ici, rééquilibrée ”
Ces trois affrontements présentent donc de nombreux points communs ; ils nous font réfléchir à notre condition, à celle de ceux qui nous entourent ; le mélange des registres peut parfois nous faire oublier que sous le comique apparent peut se tapir un enjeu existentiel, philosophique et même tragique. Les paroles des Chibanis devraient leur permettre de ne plus demeurer invisibles à nos yeux.