09. mars 2023 · Commentaires fermés sur Tirailleurs , un film qui montre la guerre à hauteur d’homme · Catégories: Terminale spécialité HLP · Tags: , ,
Si le film de guerre est un genre très particulier, dans Tirailleurs , la guerre reste à ” hauteur d’homme” selon les propos du réalisateur Benjamin Vadepied.  En janvier 2023 , la diffusion du film coïncide avec une annonce du gouvernement : les soldats des ex- colonies  , qui ont combattu pour la France , pourront désormais repartir vivre dans leur pays d’origine et continueront à toucher leur pension militaire et les aides auxquelles ils ont droit en tant que citoyens français. Jusqu’alors, ils étaient tenus de résider sur le territoire français pour pouvoir bénéficier de leur pension .     Comment la France métropolitaine considère-t-elle aujourd’hui les descendants de ces tirailleurs sénégalais et comment rendre compte des violences qu’ils ont endurées.Retour sur le synopsis du film : deux paysans Bakary Diallo et son fils Tierno se retrouvent enrôlés de force pour combattre les allemands dans le nord-est de la France en 1917. Le père s’est donné comme mission de ramener son fils sain et sauf mais ils vont tou deux affronter les violences de la guerre et se transformer . 200 000 soldats appelés tirailleurs sénégalais , originaires des pays d’Afrique de l’ouest sont venus grossir les rangs des combattants français: 30 000  sont morts pour cette patrie lointaine où la plupart n’avaient jamais mis les pieds, cette France dont une petite minorité seulement savait parler la langue comme Tierno qui est allé à l’école des blancs . Bakary lui, ne parle et ne comprend que le peul, une langue d’ Afrique de l’Ouest , parlée par 500 000  personnes au  du Sahel, au Mali,en passant par le Niger,  le Burkina Faso, jusqu’au Soudan. Qu’est-ce qui , dans ce film et dans ce rapport à l’histoire  peut nous sembler violent ? 
 L’homme pris dans la tourmente de la guerre 

1 Une violence particulière : la violence de l’enrôlement. Les deux hommes en effet, ne sont pas volontaires; Il sont raflés par les troupes coloniales car un décret intime l’ordre aux habitants des colonies  de venir prêter main forte aux français. Bakary tente de faire fuir son fils; En vain, ce dernier est rattrapé par les soldats recruteurs et emmené au camp d’où il partira , en bateau, pour la France, étape que le film a choisi de ne pas montrer . Son père le suit pour le protéger et  va jusqu’à mentir sur son âge lorsqu’il est interrogé par l’officier recruteur. Bakary s’est trouvé face à un dilemme : abandonner sa femme pour protéger leur enfant ou demeurer avec les siens pour protéger le village dont il est l’un des Anciens. Le réalisateur a expliqué qu’il ne souhaitait pas  construire  ces soldats “forcés ” uniquement dans une posture victimaire, mais au contraire, transfigurer des personnages ordinaires et les élever au statut de véritables héros. Il y a là l’ambition de redonner une forme de dignité à ces pères et plus largement aux générations des parents qui portent cette forme d’humiliation aux yeux de leurs enfants.2/ La violence du déracinement et le rapport à la France “Mère patrie ” ? Une fois en France , les soldats passaient par des camps d’entrainement et se retrouvaient rapidement en première ligne; On peut noter l’importance de ne pas comprendre le français et de ne pas toujours pouvoir communiquer entre eux . La fraternité pourtant  existait dans les faits comme veut le croire le jeune officier Chambeau qui déclare que la guerre les rend tous égaux . L’arrière est présenté comme une zone de non droit où règnent les combines (  un poste à  la cantine  pour ne pas aller au front ) ; Tierno va se faire dépouiller violemment de sa solde par des soldats qui cherchent à tout prix à réunir de l’argent pour s’enfuir. A la fin du film, on verra des fuyards , complices de Bakary, pendus à la sortie du village, sans doute dénoncés par leurs passeurs. On note également des scènes où les soldats africains sont humiliés par des français condescendants .  Le camp de regroupement africain, aux équipements sommaires,  est montré  comme  un espace de violence, d’infériorisation et de mépris, lieu où l’on brise les hommes par le tutoiement, le contrôle sanitaire, les injonctions faites dans un français incompréhensible pour un Bakary qui a besoin d’un traducteur, l’usage d’un français « petit nègre » railleur («  toi défendre maman patrie »), l’uniforme qui bride les corps et entrave les mouvements,  la brutalité des sanctions, la mise au pas sous toutes ses formes. ; Une forme de violence  morale est illustrée dans l’apprentissage des consignes et de la hiérarchie mais elle a été, historiquement,  justifiée par la nécessité de l’obéissance pour la survie du groupe.  l

3/ La violence des visions de la prise de contact avec l’univers du front 

 Lorsqu’il croisent le regard des hommes de retour des combats, les nouvelles recrues  font face à la violence de leurs corps brisés. C’est un long traveling qui dans le film montre le cortège de gueules cassées et d’invalides ; La funeste charrette des morts que découvrent Bakary, Thierno et leurs camarades est sans doute un choc violent . La marche en direction des premières lignes est   ainsi l’occasion d’une rencontre terrifiante avec « l’ensauvagement » de la guerre, la perte du rapport sacré aux morts, les effets de la « brutalisation » , phénomène décrit par de nombreux historiens qui étudient les conséquences de la guerre sur les comportements des hommes.   Mais cette arrivée en France  est aussi l’occasion d’une rencontre avec l’Autre, qu’il s’agisse de l’enfant blonde croisée à deux reprises par Bakary et Thierno, de femmes seules , de paysans qui doivent fuir avec leurs maigres ressources et parfois, en abandonnant  leurs fermes et leurs bêtes.  On sent à l’écran une forme de compassion pour ceux qui souffrent .Peu à peu, les hommes vont se transformer en soldats avant de devenir des guerriers ou des cadavres comme le jeune Adama, fauché en pleine jeunesse pour sa première montée au front.4/La violence des combats : les assauts 

Pour être dans la forme la plus réaliste et la plus émotive, la plus proche de la sensation du tirailleur qui se trouve au milieu des bombardements, des tirs et des cris,le réalisateur affirme s’être documenté en lisant des récits de soldats. Dans leurs témoignages, il  tente de comprendre  ce que cela représente physiologiquement pour un être humain de se trouver dans une situation de combat à la guerre.  Il restitue notamment cet effet « tunnel » : la mobilisation du corps au combat en termes d’adrénaline est telle que le champ visuel et sonore se resserre devant soi. On n’entend plus et on ne voit plus ce qu’il y a sur les côtés. Ce qui permet d’être tendu vers l’objectif mais accentue le danger puisqu’on perd conscience de ce qui se passe autour de soi. Ainsi , les images tentent de montrer la violence de cette expérience humaine. II Au delà de l’expérience partagée de la guerre , la violence du rapport à l’Autre 
1/ L’effet désintégrateur : la tuerie de masse Cette guerre industrielle désintègre les hommes, fragmente les corps, annule toute possibilité de retrouver une trace des disparus. Sitôt montés au front en septembre 1917, Bakary, son fils et leur bataillon sont envoyés en première ligne. C’est à une violence terrible qu’ils sont d’emblée confrontés : peur, bruits assourdissants de l’artillerie, perte momentanée des sens et des repères , râles des blessés et agonisants abandonnés dans le no man’s land, cadavres laissés sans sépulture comme Adama , rations froides, nuits sans sommeil. Mais le fils et son père vont lutter contre cette déshumanisation qui les menace en continuant à penser aux autres : ils risqueront leur vie pour ramener le corps de leur frère d’armes et Bakary sauvera un renard prisonnier des barbelés. Ce renard le suivra juste sous l’Arc de triomphe où ses restes reposent ainsi que le laisse entendre le film, mélangés avec ceux d’autres soldats  dont on honore symboliquement  la mémoire  sous la tombe du Soldat inconnu. 2/ Violences intra-  et inter -communautaires C’est donc un large éventail de  souffrances et de traumatismes pour les corps mais pour les tirailleurs africains, cette guerre  les a également amenés à une  confrontation avec une civilisation européenne qui leur était présentée comme supérieure et qui se signale avant tout par sa barbarie. Dès le premier engagement, la mort d’Adama place Bakary et Thierno dans la perte . Cette violence n’est pas seulement subie. Elle est aussi administrée. Comme son fils Thierno, le pacifique Bakary finit par céder à la violence. Il est ainsi victime de la brutalisation  inhérente au temps de guerre.  Il tue pour ne pas mourir, et finit par tuer pour obtenir de l’argent afin de s’enfuir, acheter sa liberté. Les hommes peuvent parfois se comporter comme des bêtes sauvages . Comment se souvenir de ces violences lorsqu’on a été arraché à son pays, à sa famille ? On peut toutefois penser, en regardant le film, que le sort  de ces hommes noirs ne diffère pas vraiment de celui  des fantassins « européens ” car les jeunes recrues étaient elles aussi mobilisées et toute tentative de désertion était punie de mort .  .

3/ Violence intra-familiale : le Père et le Fils   Olivier Demangel, le scénariste explique que la relation père- fils a constitué  le point de départ de son travail .  ” Cette relation est l’angle principal. L’idée générale – universelle – est que cette guerre-là a plongé tous les êtres dans une réalité tellement atroce qu’elle a tout redéfini. Y compris d’ailleurs le rapport entre Noirs et Blancs puisque certains historiens datent de la Première guerre la naissance des mouvements de décolonisation, notamment avec la création du premier mouvement panafricain. Dans TIRAILLEURS, c’est le rapport père-fils qui est bouleversé par le conflit parce que la guerre, par définition, invente un autre système d’autorité, et parce que la rivalité qui naît entre les deux personnages fait exploser leur relation, même s’ils finissent par se retrouver.” 4/ Violence et fraternité : le rôle de la mémoire 

 L’expérience de la guerre partagée a modifié durablement les liens entre colons et colonisés et a pu, pour certains, altérer l’image de la France . Les anciens combattants issu des régiments de tirailleurs sénégalais ont pu ensuite vivre douloureusement le racisme d’une partie des Français ; Pourtant n’avons nous pas une dette envers tous ces Africains qui sont tombés sur les champs de bataille ?; Ils ont fait don de leur vie pour un idéal et une devise ” liberté égalité fraternité ” qui n’est peut être pas toujours respectée . L’homme d’Etat, Georges  Clemenceau a tenté de leur rendre hommage .  En croisant une troupe harassée de tirailleurs qui rentraient des tranchées, il leur  aurait dit […] qu’ils étaient en train de se libérer eux-mêmes en venant se battre avec nous, que dans le sang nous devenions frères, fils de la même civilisation et de la même idée […] . Frères ou ennemis ?  Comment ces soldats ont -ils ensuite construit les souvenirs de cette guerre qui est devenue la leur ?  »Comment se souviendront  leurs enfants et leurs descendants  de ces violences lorsqu’ ils ont été arrachés à leurs pays, à leurs familles ? On peut toutefois penser, que quelque part , le film, montre aussi que le sort  de ces hommes noirs ne diffère pas vraiment de celui  des fantassins « européens ” car les jeunes recrues étaient elles aussi mobilisées, sans avoir le choix de refuser l’engagement ,  et toute tentative de désertion était punie de mort .  A l’image de ce qu’a tenté de faire le  lieutenant Chambeau dans son unité,   le film montre lui aussi une forme de fraternité , de rapports d’égalité entre ces soldats mêlés sur les champs de bataille  et dont le sang versé a lui, la même couleur ; Conservons leurs mémoires entrelacées .Pour conclure, il ne s’agit pas seulement dans ce film, de montrer les différentes facettes des violences subies par les soldats , en tant qu’individus doués de sensibilité et en tant que membres d’une communauté dont ils défendent les valeurs ; il s’agit de révéler les transformations opérées par ces plongées dans la violence physique, morale ou psychologique et de construire une histoire respectueuse des hommes et des femmes qui ont traversé ces épreuves et en sont sortis profondément bouleversés dans leur relation au Monde et à autrui ; En effet , les violences subies  ou rencontrées ou administrées ne se contentent pas de nous changer intérieurement, elles modifient durablement  notre vision du monde.

08. février 2023 · Commentaires fermés sur Penser la seconde guerre mondiale : l’humanité face à la barbarie; la question du Mal · Catégories: Terminale spécialité HLP · Tags: , , ,

La seconde guerre  mondiale constitue un choc dans l’histoire de la pensée occidentale et marque une sorte de tournant dans notre Histoire  . Au- delà du nombre effarant de morts, au delà du déferlement de violence sur plusieurs continents, au- delà de la découverte et de l’expérimentation sur des êtres humains ,des armes de destruction massive comme le gaz et la bombe nucléaire à Hiroshima, les hommes découvrent, peu à peu le système concentrationnaire mis en place par le régime nazi, l’organisation des camps  et la solution finale pensée par les architectes du Reich. Ils découvrent l’ampleur du Mal et sa “banalité” pour reprendre elle concept d’Hannah Arendt .

De nombreuses œuvres artistiques tentent de rendre compte de cet événement majeur : livres, films , témoignages des survivants et documentaires historiques auront beau essayé de nous faire approcher ce qui a pu être vécu par les combattants et les populations civiles , il demeure parfois difficile de réaliser que des hommes ont voulu en exterminer tant  d’autres pour des motifs idéologiques . Plus »

29. janvier 2023 · Commentaires fermés sur Comment penser l’innommable? : exprimer la violence du génocide · Catégories: Terminale spécialité HLP · Tags: , , ,

Si les historiens ne sont pas tous d’accord sur les limites de la définition du terme génocide, on pénètre avec ce mot dans l’univers des crimes de masse perpétrés au nom d’une idéologie. Le terme a été utilisé par le juriste polonais Raphael Lemkin  en 1944, pour désigner  « la pratique de l’extermination de nations et de groupes ethniques ».Ensuite , ce mot été employé rétrospectivement pour le massacre systématique des Herero et Nama dans le Sud-Ouest africain allemand (1904-1908), celui des Arméniens par les Turcs (1915-1916), et , plus récemment  celui des Tutsi au Rwanda (1994). Ces précisions émanent du mémorial de la shoah , autre terme hébreu ( traduction: catastrophe)  qui cette fois, désigne  l’Holocauste ou la persécution et l’assassinat systématique de 6 millions de Juifs, organisé par l’État nazi et ses collaborateurs de 1933 à 1945. En plus de commettre le génocide des Juifs, les nazis ont commis le génocide des Roms et des Sinti. Plus »

27. janvier 2023 · Commentaires fermés sur Comment faire face à l’horreur de la guerre ? Réalisme et déréalisation · Catégories: Terminale spécialité HLP · Tags: , ,

U.S. Marines look at the corpses of an Iraqi Republican Guard general and his driver near Al Aziziyah, an area loyal to Saddam Hussein.

Témoignages et fictions abordent différents aspects de la violence telle qu’elle  apparaît dans les affrontements historiques . Comment la littérature parvient -elle à nous donner un aperçu notamment de la manière dont la guerre et son cortège de violences est perçue par les enfants  ?  Nous étudierons la manière dont le regarde de l’enfant déréalise l’extrême violence dans le roman de Nancy Huston Lignes de faille ; L’action se passe en 2004 et il s’agit de relater l’expérience de Sol, un enfant qui regarde sur internet des images de cadavres de soldats irakiens massacrés par l’armée américaine en 2003 . Nous verrons tout d’abord quel est l’univers de références de l’enfant : le monde des dessins animés où la mort n’est jamais montrée comme définitive ; Nous montrerons ensuite que le regard de l’enfant enregistre une vision des événements et qu’il prend conscience progressivement d’une réalité à laquelle il n’est pas préparée ; enfin, nous comparerons l’écart entre ce que décrit l’enfant et ce que notre regard d’adulte perçoit de la mémoire réalité . Se servir d’un regard innocent ou naïf permet ainsi ,au lecteur, de mesurer l’extrême violence . 

Pour un enfant, la pensée magique domine : on meurt pour de faux, on a mal pour rire ainsi que l’indique la “fessée pour rire ” que son père lui donne le soir avant de le coucher  et de lui chanter une chanson; L’univers des comptines s’impose d’emblée dans la mémoire d l’enfant avec une  de ses chansons préférées qui  est, en fait l’occasion de lui faire des chatouilles en marquant la solidarité des différentes parties de son corps et en lui apprenant à les nommer (le pied, le genou, la jambe ) ; L’enfant associe donc spontanément les corps de soldat morts avec des jouets cassés et constate qu’on ne peut pas les réparer ; L’expression arriver au Ciel est un euphémisme pour désigner la mort et l’enfant établit , là encore , un lien entre les images des héros de dessins animés qui meurent “cent fois ” et leur résurrection l’instant suivant ; les conditions de leurs morts sont détaillées “ s’aplatissent comme des crêpes ” ou se “font écrabouiller par des grosses pierres “hâcher et mâcher par des ventilateurs électriques ” ; On note ici que la violence de leur mort nie toute forme de souffrance : ils sont comparés à des objets sans importance, à de la matière morte comme de la viande hachée  ; cette transformation des corps les fait apparaître comme de vulgaires objets cassés:les cadavres des soldats sont comparés à des poupées, aux torses  “emmaillotés dans de vieux bouts de vêtements ” ; En adoptant le point de vue d’un enfant et en substituant ses images à celles de la réalité des cadavres , l’auteure déréalise la violence . Toutefois, la vision de l’enfant n’est pas exempte d’une certaine prise de conscience ; 

On distingue, tout d’abord, l’émergence de sentiments ; la joie initiale de l’enfant “j’adore cliquer sur les cadavres des soldats ” qui est l’indication d’une activité ludique, de son point de vue , cède peu à peu la place à un sentiment de tristesse ; L’enfant commence par s’étonner de ce qu’il voit et du morcellement des corps “ un torse, peut-être , une jambe ? “ avant de se sentir que ça évoque pour lui  quelque chose de triste en prenant conscience que l’os qu’il aperçoit n’est plus relié à rien ; L’enfant rejoint alors , en partie , le point de vue de l’adulte : ” je me dis que ce truc là n’est tout  simplement pas réparable”  L’imprécision du vocabulaire donne à entendre la perception de la mort comme la fin de l’activité humaine .  Ce soldats réduit à des morceaux de corps à demi -enfouis dans le sable du désert, n’ont plus rien de commun,  avec les êtres vivants qu’ils furent ; Réduits à l’état d’objets , ils inspirent   néanmoins une forme d’empathie lorsque l’enfant réalise que pour eux, “l’époque des aventures est terminée ” ; Une fois de plus, ses mots traduisent l’irrémédiable .

Nancy Huston, en tentant de restituer le point de vue d’un enfant , emploie un procédé qui consiste à utiliser un point de vue interne afin de créer un décalage entre la vision du personnage et la réalité de cette vision pour le lecteur . Dans son conte philosophique, Candide, le philosophe Voltaire  utilisera la même technique dans le chapitre qu’il consacre à la description de la violence du conflit entre les abares et les bulgares ; Voltaire , indigné par les horreurs des guerres incessantes que mènent les princes européens avides d’agrandir leurs empires , décide d’utiliser le point de vue naïf de son héros, un jeune homme  “ordinaire ” ,  appelé Candide ; ce dernier, enrôlé de force se retrouve sur un champ de bataille et constate les dégâts : “

Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque.

Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d’abord un village voisin ; il était en cendres : c’était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d’autres, à demi brûlées, criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.

Candide s’enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l’avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre…

Dans cette description, Voltaire commence par déréaliser la guerre en la présentant comme le résultat mécanique d’une suite d’actions : comme si les armes agissaient seules sans qu’aucun homme ne soit responsable du massacre. L’oxymore boucherie héroïque traduit cette ambivalence de la violence de la guerre: un mélange d’admiration pour le courage des hommes et de répulsion pour ce déchainement de violence qui s’apparente, parfois, à de la bestialité . Le second paragraphe place le lecteur face à l’horreur la plus crue avec la multiplication des hyperboles et des détails réalistes ; Mais ce tableau provoque plutôt l’indignation : l’homme y apparaît comme déshumanisé , anonyme et morcelé ; La dernière métaphore ” membres palpitants ” mélange l’idée des corps déshumanisés avec celle dérangeante, qu’ils abritent encore un peu de vie donc d’humanité ; cette distance est peut être nécessaire pour nous permettre justement de penser la violence dans toute son horreur et de réfléchir à ce qui reste  justement d’humanité dans ces restes humains ; 

Laurent Gaudé, romancier contemporain, a choisi lui de montrer , dans Cris la violence de la guerre , à hauteur d’hommes ;  chaque personnage est un soldat au front et chaque voix  fictive restitue la portion de réalité que le combattant entrevoit ; Ce kaléidoscope crée un effet saisissant d’immersion : le lecteur a , en effet l’impression, d’être plongé , avec ces personnages , dans une violence qui les détruit , les fait glisser vers la folie, la mort mais aussi la création artistique à l’image de Jules , ce rescapé qui érige des statues de boue à la mémoire de ses compagnons tués dans les tranchées. En nous plaçant justement à hauteur d’homme, le récit nous fait entrevoir le caractère profondément inhumain de ces massacres  qui mutilent atrocement les corps et les esprits .  L’analyse du romancier apparente cette guerre d’un nouveau genre à une violence intérieure et mythique : celle de l’ogre qui dévore ses propres enfants : “un siècle béant qui happe des hommes et vomit de la terre “; la violence ici a un caractère monstrueux et annonce un nouveau déchaînement : “je vois le grand siècle du progrès .. éructer des bombes et éventrer la terre de ses doigts ” Ici la fiction , avec son côté prophétique, se substitue à la force des témoignages ; le travail narratif effectué sur le mixage des voix déréalise la guerre mais permet d’atteindre une dimension mythique et philosophique : les déplacements des personnages sont les métaphores de l’enfermement et chacun, rattrapé par la spirale de la violence , atteint  les limites de son humanité ; Coupés de l’ancrage historique, ils rejoignent le temps du mythe: Titans hilares, Vulcain , gorgones monstrueuse ou ogres . Les paroles , sous l’effet de la souffrance, deviennent des cris et les hommes , des bêtes fauves ou des cochons qu’on égorge ; là réside peut être le principal danger de la violence : faire sortir l’homme de son humanité; ne plus se reconnaître comme créature humaine en perdant le logos ( ici le langage articulé )  et la raison , demeurer à jamais prisonnier du cri en basculant vers la folie sous l’effet du traumatisme. 

27. janvier 2023 · Commentaires fermés sur Histoire et violence : la guerre 14/18 …. des témoignages à la fiction. · Catégories: Première, Terminale spécialité HLP · Tags: , ,

La défaite de 1870 a bouleversé les esprit mais le traumatisme provoqué par la guerre de 14/18 sera encore bien plus profond; en , effet, ce conflit mondial a causé une crise de conscience internationale et nous a amené à repenser la place de l’homme dans la guerre , à repenser même le visage de la guerre . Un peu plus d’un siècle après Verdun et le terrible chemin des Dames , la littérature ne cesse de produire des récits qui réinventent cette guerre alors qu’aucun poilu vivant n’ est plus là pour témoigner.  Si Céline a combattu sur le front et dans les tranchées avant d’écrire Voyage au bout de la Nuit , si Guillaume Apollinaire a connu les combats et les bombardements, si Roland Dorgelès  en écrivant Les croix de bois ou Henri Barbusse en écrivant Le feu, peuvent s’inspirer de leur vécu de soldats, il n’en va pas de même pour des romanciers qui naquirent par§s la seconde guerre mondiale .  Pierre Lemaître avec Au revoir là haut, Sébastien Japrisot avec Un long dimanche de fiançailles, Markus Malte avec Le garçon,  ou Laurent Gaudé avec Cris, Marc Dugain avec La chambre des officiers , tous témoignent de la violence de cette guerre avec des fictions .  Quel rôle joue alors la fiction au moment où les témoins disparaissent ? Est-elle un instrument plus efficace pour refléter la violence des événements et les traces qu’ils laissent dans la mémoire des hommes 

Les romans prennent  , en quelque sorte, le relais de l’histoire tout en infléchissant son cours dans nos mémoires. Quatre années de guerre,  plus de  huit millions  de mobilisés, plus de 1 million de morts, 3 millions 1/2 de blessés  et 750 000 mutilés. La littérature patriotique va relayer la doctrine officielle : les patriotes comme Anatole France, Maurice Barrés,  et Maurras exaltent la guerre , l’héroïsme, rappellent les combat anciens et vantent les exploits des guerriers; ils dénigrent tout ce qui est allemand et dépeignent les soldats du Kaiser comme des brutes sanguinaires. En opposition violente avec ces écrivains, les pacifistes comme Romain Rolland, Roger Martin du Gard ,  Jean Giono et Jean Giraudoux  se révoltent contre l’imbécillité de la  guerre et ce qu’ils nomment une incompréhensible folie collective. Bertol Brecht en Allemagne est également antibelliciste ; parmi les pacifistes, certains refusent tout simplement l’idée de la guerre, d’autres tentent de sauvegarder la paix à tout prix comme Giono qui sera arrêté pour pacifisme au début de la seconde guerre mondiale pour avoir affirmé : “j’aime mieux vivre à genoux que mourir debout.”  De nombreux intellectuels réfléchissent aux causes des guerres : Alain accuse l’honneur d’être le responsable de la plupart des conflits mais force est de constater que la guerre est capable de séduire de très nombreux hommes; si cet attrait de la violence se retrouve dans de nombreux livres, les ouvrages rédigés par d’anciens combattants montrent surtout le dégoût de la guerre:Je suis écoeuré, saoul d’horreur” écrit Genevois et Henri  Barbusse, auteur du récit Le feu, ajoute à ce tableau d’horreur une note  critique d’inspiration marxiste contre les gouvernements et le Vieux Monde  : les trente millions d’esclaves jetés les uns sur les autres par le crime et l’erreur dans la guerre de la boue , lèvent leurs faces humaines où germe enfin une volonté ” .

Comment la violence de cette guerre est -elle traduite dans les romans ? 

Texte 1 : Céline 

Analyses et observations au fil du texte 

D’emblée la guerre est décrite avec son cortège de violences : L’expression “croisade apocalyptique “fait appel à des références bibliques  qui promettent la fin du monde ; En effet l’apocalypse est synonyme de destruction du monde avec le Jugement dernier . L’homme face à la guerre est comparé à un puceau , qui n’a pas d’expérience et qui va découvrir pour la première fois, non pas le plaisir ici mais l’Horreur ; Céline , en mettant sur le même plan, deux univers aux antipodes l’un de l’autre , montre à quel point la guerre apparaît comme une expérience traumatisante. Elle surprend l’homme , le prend en quelque sorte au dépourvu comme le traduisent les questions rhétoriques qui marquent ici l’étonnement ” qui aurait pu prévoir -tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? ”  Contrairement à certains penseurs qui voyaient la guerre comme une punition divine , Céline accuse directement les hommes d’être responsables de ces horreurs . La périphrase “meurtre en commun” montre que les valeurs qui s’appliquent en temps de paix , sont révolues ; un crime de guerre se justifie par la situation et ne peut être considéré comme un “crime ordinaire ” ; Le soldat reçoit le droit de tuer et on récompense les assassins les plus efficaces ; L’allusion de la fin du premier paragraphe: ça venait des profondeurs peut faire référence aux sources de la violence latente en  chacun de nous.

Le second paragraphe brosse quelques éléments de portrait du colonel : ce qui peut sembler absurde aux combattants , c’est qu’on les envoie sans cesse au front , reprendre elles quelques centaines de mètres , perdus la veille . Les massacres à la sortie des tranchées de tous ces soldats fauchés par les balles ennemies, parait une “abomination ” . La puissance de feu qui résulte de l’utilisation des armes modernes a été largement sous-estimée par les autorité militaires et les hommes pensent qu’on sacrifie inutilement leurs vies . En 1917, on note d’ailleurs que le nombre des mutineries et des mutilations volontaires ne cesse d’augmenter : les soldats préfèrent s’infliger des blessures douloureuses plutôt que de retourner au front. 

Jusqu’au bout Ferdinand Bardamu voudrait croire à une erreur : le champ lexical de la méprise apparait à plusieurs reprises  avec “abominable erreur maldonne et  la nouvelle question rhétorique : “donc pas d”erreur ? ” au début du troisième paragraphe . Le point de vue du soldat envisage alors le droit de tuer en toute impunité comme un renversement des valeurs communément admises , une sorte d’irrationalitése tirer dessus.. sans même se voir .. faisait partie des choses qu’on peut faire ” ; On ressent ici la stupéfaction te même l’indignation du soldat ; L’auteur utilise la focalisation interne afin de faire épouser au lecteur l’avis de son personnage . Le combattant se retrouve  seul face à un ennemi puissant ,  la Guerre , ici insultée avec l’expression familière “la vache” .

Céline termine de décrire la violence en mentionnant le caractère inéluctable de la mort imminente qui terrorise les soldats “ De la prison , on en sort vivant, pas de la guerre ” ; La formule lapidaire, le coté sentencieux, reflètent une forme de fatalité ; Les combattants vivent avec ces pensées morbides qui les assaillent ; Bardamu ne vient même , à regretter, par une sort ed paradoxe, de ne pas avoir été condamné à une peine ede prison: ce qui lui aurait évité d’être en danger de mort au front. 

Question d’interprétation :  Par quels moyens Céline révèle-t-il le sentiment d’absurdité face à la guerre ? 

Plan détaillé :  

  • La guerre : une erreur ?      question rhétorique, champ lexical méprise, incompréhension 
  • Une abomination meurtrière   focalisation interne , insistance sur la mort , croisade apocalyptique 
  • Un événement qui renverse l’ordre du monde et les valeurs , le droit de tuer, le meurtre en commun  , puceau de l’Horreur 

 

Textes complémentaires : extraits de Markus Malte  Le garçon 

 La der des der : même pas

Les soldats de 14 espéraient que leurs épreuves et leurs témoignages empêcheraient de nouveaux massacres pour qu’au moins, cette guerre soit la der des der comme ils l’avaient surnommée. Il n’en fut rien et certains qui , en 14 justement défendaient la paix , se mirent en 39,  à  désirer la guerre pour des raisons idéologiques .  Simone Weil , par exemple , qui affirmait “qu’aucune paix n’est honteuse quelles qu’en soient les causes” ira combattre en 1936 en Espagne contre le général Franco et finira déportée en 1943.Dans les années 20, l’optimisme est encore de rigueur avec la Société des nations et le désarmement: les chefs d’Etat se bercent pourtant  d’illusions à Locarno et à Thoiry;  en moins de 15 ans, la conquête de la Mandchourie par le Japon, la montée du parti nazi en Allemagne et la victoire du fascisme en Italie sont pourtant des signes annonciateurs du désastre. Le danger devient manifeste avec le réarmement de l’Allemagne , la guerre d’Espagne et l’annexion des Sudètes ainsi que la partition de la Tchécoslovaquie. Ce qui change cette fois , c’est la nature de la menace; il ne s’agit plus de lutter contre l’impérialisme de Guillaume II mais de résister contre ce qui menace les valeurs humanistes . 

23. janvier 2023 · Commentaires fermés sur Céline et Bardamu : souvenirs de 14/18 ou la guerre remise en question · Catégories: Première, Terminale spécialité HLP · Tags: , ,
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Louis Ferdinand Céline alias Monsieur  Destouches est un écrivain sulfureux qui a longtemps été mis au ban de la littérature enseignée aux jeunes dans la mesure où durant la seconde guerre mondiale, il  clairement pris parti pour Hitler et écrit plusieurs pamphlets  violemment antisémites . Toutefois c’est surtout en tant qu’ancien combattant de la première guerre mondiale qu’il faut considérer la dimension autobiographique de son expérience sur le champ de bataille à travers Bardamu, le héros-soldat de son roman Voyage au Bout de la Nuit. Céline , dans un langage oral, parfois familier et un style très particulier ,  retrace l’épopée, sorte de découverte initiatique du monde à la manière voltairienne , d’un jeune homme ordinaire :  Ferdinand Bardamu .  Céline  dénonce à la fois les horreurs de la guerre, le fait qu’elle rende l’homme bestial mais également son absurdité . Il rejoint ainsi les auteurs qui critiquent la guerre mais son ouvrage va bien au- delà et s’attaque aux abus du colonialisme, fustige  l’invention du  travail  à la chaîne  qui abrutit le travailleur et critique également les illusions amoureuses ; l’extrait que nous étudions se situe au début du roman; Bardamu essuie avec son régiment une attaque allemande qu’il décrit d’une drôle de manière . Plus »

30. novembre 2020 · Commentaires fermés sur Raconter un casus belli : quand la parole diplomatique est mise en échec La Guerre de Troie revue et corrigée par Giraudoux · Catégories: Spécialité : HLP Première · Tags: , , ,

La Guerre de Troie revue et corrigée

Quelques années avant la seconde guerre mondiale, alors que l’Europe traverse een période de montée des nationalismes, le dramaturge et romancier français, germanophile, Jean Giraudoux, écrit une pièce de théâtre qu’il intitule La Guerre de Troie n’aura pas lieu; L’action de sa pièce se situe à l’époque où le jeune prince troyen Paris enlève Hélène, femme du roi grec Ménélas pour la ramener à Troie; De nombreux anachronismes dans la pièce nous font cependant penser à la situation de l’Europe à la veille du déclenchement de la guerre. Hector, le prince troyen veut renvoyer Hélène à son mari mais les vieillards  de Troie , ainsi que le roi Priam , sont partisans de la garder car ils admirent sa beauté . Les femmes troyennes pensent qu’il faut à tour prix éviter la guerre et Andromaque, la femme d’ Hector s’emploie à faire triompher la Paix en démontrant à quel point la guerre est meurtrière et prives le enfants de leurs parents; elle pense attendrir son mari car elle est enceinte de leur premier enfant. Les arguments des femmes semblent l’avoir emporté et une solution diplomatique est envisagée : l’émissaire Ulysse est reçu afin de négocier le retour d’Hélène en tentant d’épargner l’honneur de son mari. Ulysse rejoint alors son bateau pour prendre une décision mais les coups de théâtre s’enchainent .
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26. septembre 2018 · Commentaires fermés sur Octobre de Pierre Seghers · Catégories: Première · Tags:
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Écrit en décembre 1941, le poème « Octobre » de Pierre Seghers est paru en juillet 1943 dans le recueil L’Honneur des poètes, aux Éditions de Minuit, qui rassemble des textes de poètes résistants. Ce poème rend hommage aux otages exécutés par les nazis au mois d’octobre 1941, pour punir plusieurs attentats. En effet, le 19 octobre, un déraillement a lieu sur la ligne ferroviaire Rouen-Le Havre et le lendemain, le lieutenant-colonel Holtz est abattu à Nantes. En représailles, le 22 octobre, vingt-sept otages internés au camp de Châteaubriant, sont fusillés, la plupart communistes.
Le 21 octobre, un attentat est perpétré contre le conseiller de l’administration militaire Reimers à Bordeaux. La riposte ne se fait pas attendre : le 24 octobre, cinquante otages sont fusillés au camp de Souge, en Gironde. Voilà donc les faits historiques qui ont inspiré au poète ce texte de résistance . Les analyse qui vont suivre ont été résumées à partir du site canopé: Poètes en résistance .

 

Comme dans le poème d’Aragon , il est possible de partir de ce contexte afin d’ évoquer plusieurs thèmes principaux : les souffrances des hommes morts et considérés comme des héros déclenchent la colère de Seghers et il appelle à poursuivre le combat en entretenant le souvenir des disparus. 

La mort est omniprésente

La mort s’impose dès le premier vers, avec l’adjectif « mortes » placé à la rime. Son champ lexical parcourt tout le texte. C’est une mort violente – « sang » (v. 2 et 24), « Massacre » (v. 3), « sanglante » (v. 13), « criblés » (v. 15), « calvaire » (v. 21), « fusillés » (v. 24) – 
Le rouge, en effet, tranche sur le blanc (« la neige du monde » et « l’hiver blanc », v. 5) qui symbolise l’immobilité, l’engourdissement, une autre forme de mort, par paralysie cette fois. Une troisième couleur apparaît dans le poème, le vert qui, étrangement, qualifie le ciel (v. 15) et Octobre (v. 22). Ce vert évoque plutôt les uniformes militaires et donc l’occupation nazie. Dans un paysage blanc, morne, engourdi, plombé par le vert des nazis, le rouge sang éclate, dérange .
La colère est d’autant plus grande que la mort est injuste. D’une part, elle intervient alors que le pays s’était rendu, comme l’indique la mention d’Eustache de Saint-Pierre, le plus célèbre des bourgeois de Calais, qui livrèrent les clés de la ville au roi anglais Édouard VII en lui demandant d’épargner la population. D’autre part, elle touche des « Innocents », et en grand nombre, comme le souligne l’anaphore insistante de « Cinquante » (en tête des v. 8, 9, 10, 11, 13).

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L’innocence des victimes

Le premier terme qui désigne les morts dans le poème est celui d’«Innocents » (v. 4), repris par les expressions « sans méfaits » (v. 10) et « aux regards plus droits » (v. 11), puis par le substantif « enfants » (v. 15,18,20). Cette innocence est reconnue par « Le dieu des Justes » qui « les accueille » (v. 16). Avec la parataxe du vers 10, elle semble étroitement liée à l’idée de filiation. L’absence de lien logique entre « Cinquante sans méfaits » et « ils étaient fils de chez nous » invite, en effet, le lecteur à rétablir un lien causal : « Cinquante sans méfaits parce qu’ils étaient fils de chez nous ». Se dégage ainsi une image idéalisée de la France.

Des fils héroïques

Les fusillés symbolisent donc la France, parce qu’ils sont ses « fils » (v. 8). Le terme est repris par l’expression redondante « fils de chez nous » (v. 10), qui lie étroitement ces morts au pays, et l’emploi du substantif « enfants » avec l’adjectif possessif « ses » (v. 15) insiste encore sur cette idée. Ils représentent son peuple d’artisans et de paysans, comme le suggèrent, au vers 9, les termes « échoppe » et « plaine ». À travers eux se dessine l’image d’une France autrefois heureuse – qui se lit également dans l’emploi du verbe « chanter » à l’imparfait (v. 9) – mais désormais accablée. La personnification des lieux touchés par les massacres, avec l’adjectif « sanglante » (« notre Loire sanglante », v. 13) et le verbe « pleure » (« Bordeaux pleure », v. 14) rend plus concrète, précise et pathétique l’évocation du pays blessé.
La France est courageuse aussi, puisque le même verbe « chanter » est, cette fois, conjugué au présent, renforcé par l’adverbe « toujours » (v. 15). Les fils de France « criblés » ont supporté courageusement leur mise à mort et la permanence de leur chant peut être comprise comme une provocation face à l’ennemi, comme la certitude d’être dans le juste et le vrai. Ils sont les dignes fils de leur mère patrie personnifiée en mère douloureuse mais « droite dans son deuil » (v. 13)..
Cette mère digne devant la mort de ses fils en évoque une autre, la Vierge Marie. La référence est autorisée par les autres allusions religieuses que contient le poème et qui héroïsent les fusillés. Tout d’abord, leur courage et leur innocence font que « Le Dieu des Justes les accueille » (v.16) et leur chant rappelle les cantiques des martyrs, torturés pour leur foi. Ils sont d’ailleurs « vêtus de feu » (v. 17), allusion non seulement à leur mort « par le feu », mais également à l’auréole de lumière qui nimbe les Saints. Par ailleurs, « Le Massacre des Innocents » (v. 4) renvoie à l’épisode de l’Évangile selon Matthieu dans lequel Hérode le Grand, roi de Judée à la solde des Romains, ordonne le meurtre de tous les enfants mâles âgés de deux ans ou moins dans la région de Bethléem, peu après la naissance du Christ. L’expression évoque donc le scandale d’une jeunesse innocente sacrifiée et la douleur d’un peuple asservi (les Juifs), sous une domination cruelle (Rome). La situation est évidemment facilement transposable à la France subissant le joug nazi. De même, le mot « calvaire » (v. 21), qui dit à la fois les souffrances du pays vaincu et leur propre supplice, les apparente au Christ, mort pour le salut des autres hommes. Par leur sacrifice, comme Jésus, les fusillés appellent leurs semblables à une prise de conscience et, comme lui, ils sont promis à la résurrection que le futur de l’indicatif des verbes « ressusciter » (v. 17), et « renaître » (v. 21) présente comme certaine.

Le souvenir à conserver 

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Cette résurrection passe par la mémoire et par la transmission, assurée par « nos écoles » (v. 17), qui ne représentent pas seulement ici la relève des jeunes générations mais l’avenir de la nation.La répétition du nom « enfants », marque bien la perpétuation du souvenir.
Ainsi ne sont-ils pas morts pour rien car, après avoir fait « s’élargir la colère » (v. 6), ils font naître une autre figure légendaire, constitutive de l’identité nationale, celle de « la Jeanne au visage de fer » (v. 23), Jeanne d’Arc, incarnation absolue de la résistance à l’ennemi envahisseur, par ailleurs martyre et sainte patronne de la France. . Elle s’oppose à « Eustache de Saint-Pierre » (v. 7), symbole de la reddition et de la soumission au vainqueur. Son apparition annonce une détermination à combattre (elle a un « visage de fer » (v. 23), un masque guerrier) et un triomphe futur qui s’alimentent dans le sang des martyrs. Avec elle, les fusillés entrent dans l’Histoire et deviennent des héros épiques, c’est-à-dire des hommes exemplaires, porteurs des plus hautes valeurs de la communauté, soutenus par la puissance divine et à la mort desquels les éléments naturels participent. Le vent, en particulier, joue un rôle actif, il « pousse » (v. 1), « emporte » (v. 3) et « porte » (v. 5). Les « colonnes de feuilles mortes » (v. 1) rappellent les colonnes de soldats ou de prisonniers et la neige emprisonne le monde (v. 5) comme le font les nazis.
Le poème, hommage à la France suppliciée, est donc aussi une invitation à retrouver une certaine grandeur, un appel au lecteur. Ce dernier, déjà apostrophé et pris à témoin au vers 3 (« Le vois-tu… »), est également présent dans le pronom personnel « nous » et dans les adjectifs possessifs « notre » (« notre Loire », v. 13) et « nos » (« nos écoles », v. 17). Lecteur et auteur appartiennent à un même pays et partagent donc une même histoire et un même destin. 
Octobre devient alors, sinon le mois d’une grande révolution, du moins celui de la révolte et de l’appel à la libération.

Plan possible pour un commentaire littéraire 

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Des héros martyrs

  • L’omniprésence de la mort : le titre, le champ lexical, une mort violente, le rouge, le vert et le blanc.

  • Une mort injuste : scandale souligné par l’emploi du vers de treize syllabes, référence à Eustache de Saint-Pierre, anaphore de « Cinquante » ; une mort qui touche des innocents (remarques sur le thème de l’innocence et du bonheur) et des « fils » 

Des héros sacralisés

  • Les fils courageux, sûrs de leur bon droit et provoquant l’ennemi (ils affrontent la mort en chantant), d’une mère douloureuse mais digne (référence à la Vierge Marie).

  • Les autres références religieuses (martyrs, Bienheureux, calvaire, résurrection, promesse de vie éternelle grâce au souvenir dans la mémoire collective).

Des héros épiques : l’appel à la résistance

  • Entrée dans la légende nationale : remarque sur la figure de Jeanne d’Arc et sur les fusillés qui deviennent des héros épiques. 

  • L’appel à la résistance : exemplarité à imiter de Jeanne d’Arc et des fusillés, utilisation des pronoms « tu » et « nous », appel à la fraternité entre l’auteur, le lecteur et les suppliciés.

 

07. juillet 2018 · Commentaires fermés sur Florilège de citations : les cris de cris de Gaudé.. · Catégories: Le livre du mois · Tags: ,
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La lecture du roman de Laurent Gaudé a été l’occasion pour les élèves de réaliser un florilège de citations. Comment devaient -il s’y prendre ? La méthode la plus simple consistait à prélever des citations au fur et à mesure de la lecture et à les noter sur un document . Relevez les numéros des pages permettait ensuite de les classer par thèmes et de réaliser une compilation organisée des phrases qui paraissaient définir la guerre et son cortège d’horreurs. 

 

« Si on n’arrive pas à percer quand on se lève tous comme ça, si on ne passe pas quand on est des milliers à courir en gueulant, je me demande bien où on reculera. »

« Je ne pensais pas que la mort pouvait avoir le visage d’un gamin de dix-huit ans. Ce gamin-là, avec ses yeux clairs et son nez d’enfant, c’était ma mort. »

« C’est comme une dernière éruption de vie et puis plus rien. Plus rien. La mort. »

« Je me demande bien quel visage a le monstre qui est là-haut qui se fait appeler Dieu, et combien de doigts il a à chaque main pour pouvoir compter autant de morts »

« Corps à corps pour la vie. J’étais une bête et je ne m’en souviens plus. J’étais une bête et je n’oublierai jamais. »

« Nous avions appris à décliner la peur dans toutes ses formes. Mais celle-ci nous était encore inconnue et je n’ai pas su m’en défendre. C’était la peur de l’attente. »

« Il fallait être vif. Ne pas penser. Ne pas faiblir. Percer et tirer sans cesse. Je n’ai plus vu personne. Corps à corps pour la vie. J’étais une bête et je ne m’en souviens plus. J’étais une bête et je n’oublierai jamais. »

« Tire et tue. Plus que cette seule idée en tête. Sois rapide. Plus rapide que les autres. Tire et tue. »

« La mort s’est joué de lui. Elle l’a pris de plein fouet. Pour sa première charge. C’était un homme et il méritait mieux que cela. »

« Nous n’avons pas le temps. Le sang nous est compté. »

« Fils de la guerre, père des tranchées. »

Jules : une petite armée d’hallucinés qui n’a plus peur et ne sait plus dormir

Marius : Alors nous sommes retournés vers cette immense bande de terre, dans ce terrain pelé qui n’est à personne, où personne ne s’arrête que les morts 

Jules : Personne ne peut se soustraire à la pluie d’obus

Castellac : Il aurait dû avancer vers la mort comme le commandant du navire en perdition qui va bientôt être englouti par les flots

Boris : Le grand pays rasé du champ de batailles, ce n’est qu’une succession terreuse de trou et d’amas, un pays barbelé.

Jules : La terre ici a perdu son visage vérolé.

Castellac : Nous avions appris à décliner la peur sous toutes ses formes.

Messard : Ils ont décidé de l’heure de l’apocalypse, ils ont fumé une dernière cigarette et puis, après avoir regardé leur montre, ils ont chargé leurs mortiers

07. juillet 2018 · Commentaires fermés sur Braves petits soldats : écriture poétique · Catégories: Seconde · Tags:
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Le dernier sujet d’invention comportait deux consignes précises : le texte devait être poétique et le titre était imposé : Braves petits soldats: avec ou sans ironie. Les élèves devaient donc s’efforcer de rendre leur écriture poétique en privilégiant les sonorités, le rythme et les images . Les textes étudiés en lecture analytique dans la séquence du même nom balayaient un vaste horizon ; Le romancier Céline y dénonçait l’absurdité de la guerre et la manière dont elle abîme la Nature et les hommes; Victor Hugo y célébrait le courage de la garde napoléonienne qui se sacrifie pour l’Empereur et la Patrie. Laurent Gaudé menait une réflexion  à plusieurs voix sur l’approche de la mort pour des poilus condamnés et Giraudoux, au théâtre , faisait prononcer au persnnage d’Hector, dans un contexte menaçant, un discours d’hommage à la fois aux soldats morts au combat mais surtout un hymne à la vie . Tous ces textes évoquent le comportement de l’homme au coeur de la tempête. Entre peur et héroïsme, renoncement et bravoure , acceptation et combat : chaque soldat doit trouver sa place et sa ligne de conduite. Voilà quelques échantillons de leurs réalisations …

Je te vois au loin avec ton armure de titane,

dans un nuage qui te protège de toutes balles,

Avec ton sourire et ta foi qui te condamnent,

Au milieu  de toutes ces embuscades.

 

Sur le front tes amis s’éteignent à toutes balles,

Devant toi les ennemis qui s’acharnent,

Au loin des obus menacent ta vie,

Mais pour toi ton seul but est de sauver ta patrie.

 

La couleur que tu rêves de voir est le blanc,

Mais la seule que tu vois est rouge sang,

Tu attends cette lumière qui vous délivrera tous,

Toute noire, elle n’en est que plus douce.

 

Les carnages et les victoires sont tes grands amours,

Sans oublier ta foi pour les grands discours,

Elle t’a permis de  tenir durant des jours,

Sans la peur de voir le néant pour toujours.

 

Au pied de ton destin, l’amour d’une mère,

Qui à tout fait pour le bonheur de son fils,

La mort te semble alors le dernier recours,

Qui te traverse l’esprit à chaque bruit sourd.

 

Tu te bats dans un champs funeste,

Ou les armes chahutent sans cesse,

Et les chacals finissent les restes,

Sans  vraiment aucune politesse.

 

Couchés dans des herbes épaisse,

A l’abri de toutes espèces,

La fatigue rôde et tout le monde s’endort,

Brisés par les rêves affreux créés par la mort.

 

La rage est un goût qui leur donne la forme,

Pour éviter les larmes qui prennent forme,

Ce remède est pratiqué tous les jours,

Pour que la mort ne soit pas au goût du jour.       Ryan   

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Brave petit soldat

 

Brave p’tit soldat de toutes nations en guerre,

Dont le doux regard brille d’une ardeur guerrière.

Pour aller combattre la patrie ennemie,

Tu marches vers l’ennemi sans être affaibli.

 

Brave petit soldat, la folie t’envahit,

Tu vois tes compagnons mourir de maladie.

Couvert de fleurs, vous les enterrez à l’abri

Pour garder foi en l’existence du paradis.

 

Tes jours sur ce champ de bataille sont comptés,

Le beau rêve fini, le cauchemar recommence.

Tu charges ton arme et commence à tirer,

Parfois sur des hommes d’une grande innocence.

 

Quand la balle meurtrière vient arrêter tes pas,

Tu comprends alors que tu meurs avec mérite,

Mais que ta mort est inutile pour un combat.

Brave petit soldats, rejoins-nous sous les fleurs.            Gauvain 

 

 

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Entendez vous cette silencieuse marche ?

C’est l’ennemi qui, craintivement approche 

Compagnons ! Chargez les canons ! 

Ils sont seuls, et sans peine nous vaincrons

 

Entendez vous cette pressante foulée ?

C’est l’ennemi qui, sûrement l’avant poste a franchi ! 

Mes amis ! Alignez vos fusils !
Nous sommes semblables, nous pouvons gagner !

 

Entendez vous cette foule qui hurle ?

C’est l’ennemi qui, nous assiège !

Mes frères ! Surveillez nos arrières !

Ils sont trop nombreux ! Il nous faut quitter ces terres !

 

Entendez vous ce puissant bruit fracassant ?

C’est l’ennemi qui nous bombarde !

Seigneur ! Me prenez vous maintenant ?

Je suis seul, sous leur tirs je succombe.            Antoine 

 

 

Seul ou en compagnie tu combats

Dans une confiance aveugle tu te bats

L’ennemi passe puis tu l’abats

Par devant ou avec un coup bas

La souffrance de l’homme enfouie

Sous les cris de vengeance

Est hachée par l’étourdissant bruit

De la mort qui doucement s’avance

Happant le front ligne après ligne

Dans ce trou où tu es acculé

Tu vois tes camarades exploser

Alors toi aussi  tu t’alignes

Tu la sens cette terre humide

Qui aspire la vie de tous ces hommes

Elle est froide et  avide

Gentiment elle t’assomme

C’est enfin fini mais tu te rappelles

De cette fille, ce soir-là, à Paris

Qui rien que pour toi, a souri dans ce lit

Et tu te dis qu’habillée de noir elle est bien belle.               Thomas   

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soldats5.jpg, juil. 2018

 

Ce poème est à nos pères, partis

Défendre nos terres au prix de leur vie .

Pour nos mères restées là, qui nous rassurent

Nous protégeant de cette vie de blessure.

 

Ce poème est pour ces enfants vagabondant

Dans nos rues, délaissés par leurs propres parents 

Pour tous ces fils de la guerre, nos envahisseurs

Responsables de la douleur de nos cœurs. 

 

A tous ces gens, je leur chanterai mon histoire.

Celle de nos vies à tout jamais assombries.

Privé de notre liberté, désormais soumis

Mon peuple vit dans ces ruines dépourvu d’espoir.

 

Ce fut à mon école, où tout a débuté.

Terrés sous nos tables, voyant les murs s’affaisser,

Les corps ensevelis, souvenirs de vie passée.

L’horreur nous fait grandir, inutile de lutter.

 

J’ai vieilli à en devenir père de mon frère,

Car ce jour là, ma famille me fut arrachée.

Garant de mon sang, il faut que mon nom prospère.

La guerre est là, elle s’est échappée des tranchées.

 

Menant avec elle ces barbares arrogants,

Armes au poing, tuant comme par passion,

Les nôtres qui autrefois portaient si fidèlement

Cette étoile jaune, signe de notre religion.                  Nicolas