La deuxième voix que nous entendons dans le récit de Laurent Gaudé, c’est celle du gazé, un soldat anonyme dont nous allons assister à l’agonie. Il vient d’être victime d’une attaque au gaz moutarde et connaît la gravité de son état; Gravement blessé et incapable de se déplacer, il se glisse dans un trou d’obus et attend qu’on vienne le chercher ou de pouvoir bouger
Le gaz moutarde doit son nom à l’odeur qu’il dégage et qui selon les témoignages sent assez fortement la moutarde.Cette arme chimique a été utilisée durant les offensives de l’armée française pour percer les lignes allemandes. Dès 1915, son usage se généralisera en Champagne notamment ou en Flandres et dans la Somme.Les généraux français cherchent en vain à renouer avec la guerre de mouvement et à faire sortir les Allemands, de leurs tranchées fortifiées au prix de lourdes pertes. En effet, le 22 avril 1915, près d’Ypres, les alliés lâchent dans l’atmosphère 150 tonnes de chlore mais le nuage toxique , poussé par le vent, dérive vers leurs propres lignes. Les corps de centaines de soldats asphyxiés se mêlent aux milliers d’agonisants. On dénombre plus de cinq mille gazés.
Les effets du gaz se font rapidement sentir sur les yeux, la peau et les poumons; il pénètre à travers les vêtements et à travers le caoutchouc des bottes et masques. Sous sa forme pure , le gaz se présente comme un liquide visqueux incolore et sans odeur qui provoque, après quelques minutes, des cloques et une sensation d’étouffement.
Ce sont ces symptômes que l’écrivain attribue au personnage dans le roman . “je ne sens plus grand chose si ce n’est que ça coule” “je ne sens presque plus rien dans la jambe” p 26. Il pense avoir la force de rejoindre son camp et pour lui, dit -il “le vrai combat commence maintenant.” Il sait qu’il est seul désormais, qu’il n’aura aucun renfort et qu’il n’obéit plus à aucun ordre; (p 27) Lorsqu’il reprend la parole à la page 46, il constate qu’il s’est endormi et que durant son sommeil la nuit est tombée..à moins qu’il ne devienne aveugle; Il ne sent plus du tout sa jambe et reprend des forces en savourant le silence : “ma vraie bataille à moi est pour bientôt ” ajoute-t-il .(p 47) Pour sa troisième intervention, le gazé tente de se hisser à la force des bras , hors du trou d’obus (p 69) mais il réalise alors qu’il est désormais derrière les lignes allemandes ; il ne peut donc plus rejoindre son camp; Pour ne pas sombrer tout à fait, il pense à la mer et compare la ligne de front à la marée; il doit attendre que la marée remonte (p 70) Pour sa quatrième apparition, le gazé va se retrouver face à face avec l’homme-cochon qui le fouille et lui prend son masque : “il avait une grande barbe et des cheveux longs avec le regard d’un dément , une face de naufragé et il est nu” A son départ, le gazé ferme les yeux et se sent de plus en plus faible (93) Il reprend une dernière fois la parole p 148 et écoute la rumeur des combats qui ont repris; il sait qu’il va mourir et n’a plus aucune force désormais “je suis un homme oublié dans un trou d’obus et je vais mourir. Pour eux tous là-bas, je suis déjà mort. Porté disparu. Mon trou est plein de gaz. Des nappes lourdes de poison dorment au fond des tranchées. J’ai le poumons moutarde et je ne tarderai pas à crever. Mais je veux respirer encore un peu le ciel marin.” (149) Il meurt à la page suivante : “Qui se souvient de moi” (150) La mort est inodore comme le gaz et il ferme les yeux : “je vois que je ne mourrai pas seul.;je vois le gaz qui rame dans les campagnes? Je vois le grand siècle du progrès qui pète des nuages moutarde, éructer des bombes et éventrer la terre de ses doigts. Je meurs maintenant et cela m fait sourire car il m’est donné de voir dans ces dernières hallucinations convulsées, les millions de souffrances auxquelles j’échappe. ”
Ce personnage qui n’intervient que 5 fois au cours du roman, symbolise la souffrance de tous les soldats qui sont morts seuls, sur le champ de bataille, gazés ou simplement blessés, loin des leurs; ils ont du affronter la souffrance et la solitude . C’est sa voix qu’entendra en premier Jules et c’est à sa mémoire qu’il construira la première stèle de terre, pour dire sa mort. Ses visions prophétiques lui donner une dimension universelle : il représente la souffrance de l’homme à la guerre.