Dans Cris, Gaudé montre à quel point l’expérience de la guerre peut transformer les hommes et il a choisi , à travers trois destins de personnages, de montrer la déshumanisation qui les guette et la tentation de la folie. Chacun de ces trois soldats, à sa manière, déserte le monde des hommes. Chacun représente une forme de folie pour échapper à l’horreur de la guerre.
Marius est la troisième voix qui se fait entendre dans le roman, après celle de Jules et du gazé : il interviendra , au total 6 fois dans le premier chapitre ; absent du second chapitre car ce n’est pas son unité qui monte à l’assaut, on le retrouve dans la troisième partie du roman, juste après la voix de Jules qui est toujours placée en ouverture: il intervient à nouveau six fois et se lance avec Boris à la poursuite de l’homme-cochon; absent à nouveau du chapitre quatre qui montre l’anéantissement des hommes de la relève , on retrouve sa voix dans le chapitre final où il se transforme en Vulcain qui court dans le déluge crépitant et brusquement se croit mort, soufflé par un obus; mais sa voix retentit à nouveau et il s’empare d’un débris de tête humaine pour le brandir comme un trophée (150) ; il espère avoir tué l’homme cochon qu’il poursuivait inlassablement depuis la mort de Boris.De retour dans ses propres lignes, Marius est devenu un autre homme : “il fait nuit dans mon âme “dit-il (p 151) Le médecin aperçoit lors Marius: “visage noirci de terre. Yeux hirsutes de condamné à mort. l’uniforme déchiré, le corps tout entier secoué de tics nerveux.” ( p 152).
En brandissant sa tête de Gorgone sanglante, un sourire de joie éclaire le visage de Marius et le médecin comprend alors qu’il est allé trop loin et “qu’il s’est perdu trop longtemps dans des terres impossibles”. Lorsque le cri de l’homme cochon retentit à nouveau, Marius comprend que la guerre est plus forte que lui et son langage , à l’image de sa pensée, se disloque peu à peu pour devenir incompréhensible : il sombre alors dans un mutisme éternel; on n’entendra plus sortir de sa bouche que “le souffle creux d’un homme vaincu” (p 155) Marius a d’abord été le veilleur, celui qui garde un oeil sur ses camarades ; dès sa première intervention, il se sent heureux d’être encore en vie mais ” vieux de plusieurs milliers d’années” (p 28) Resté à l’arrière pendant que l’unité du lieutenant Rénier monte au front, il pense à Jules qui est à l’abri et avec Boris, ils surprennent la silhouette voûtée d’un étrange humain redevenu une bête sauvage et dont les cris affectent le moral des soldats. (40) Il interroge le médecin sur ces étranges cris car le médecin est celui qui est resté le plus longtemps au front mais ce dernier ne peut le renseigner; Alors Marius retourne retrouver Boris et lui fait part de sa décision de sortir de la tranchée pour retrouver l’homme cochon (46) . Le chapitre III est consacré tout entier à cette chasse à l’homme ou à la bête ; sortis des tranchées sans autorisation, Boris et Marius contemplent le paysage dévasté et se trouvent brutalement face à l’homme- cochon qui pousse un grand rire “grotesque, un rire de boue et de crasse ” Il leur semble alors fouler les excréments de la guerre ” (99) Mais Marius arrive trop tard : l’homme-cochon vient de tuer Boris et Marius se sent horriblement coupable. A côté de lui, le fou se met à pousser des cris horribles alors que lui n’arrive ni à pleurer ni à parler : “Et ces grands cris fauves étaient ceux que j’aurais aimé pousser. le grand fou nu, le tueur à la baïonnette me prêtait sa voix pour pleurer mon mort. ” p 102. A partir de ce moment, Marius se persuade que s’il tue l’homme-cochon, la guerre cessera et il repart à sa poursuite. Alors que tous meurent au cours de la dernière attaque, Marius toujours concentré sur sa quête, semble devenu indifférent à la bataille. Il se prend pour Vulcain le Dieu du feu ( p 147) et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Quand a-t-il perdu contact avec la réalité ? Une série d’événements l’ont éloigné peu à peu de la raison et il sombre dans la folie : “il faut que je te montre aux hommes; leur montrer le cri. Brandir devant eux ta bouche éventrée. ”
L’homme-cochon lui, représente l’homme ravalé à l’état de bête sauvage, à cause des atrocités vues ou subies; Sa raison a totalement vacillé et il effraie les autres hommes car il leur montre les risques qu’on encourt au coeur de la bataille ; tous craignent de finir comme lui.
Quant à Barboni, il représente lui aussi une forme de folie, celle qui s’empare du soldat au coeur du combat: Sa peur se manifeste par un désir de violence irrépressible : “Il faut les saigner: au fusil, à la baïonnette , ou au couteau, il ne faut pas trembler . ” Ce sont ses premiers mots, p 64, quand il saute dans la tranchée ennemie. Il tue un allemand , d’une balle dans la nuque et il lance une grenade; ses gestes sont rapides et précis ; Plus rapide que tout le monde, il abat d’une balle en pleine tête un jeune coursier allemand qui s’est perdu et qu’ils viennent de faire prisonnier; juste avant de commettre ce geste irréparable, il murmure une prière ( p 76) , une sorte de défi à Dieu ; Choqués ses camardes considèrent que ce geste “est une malédiction qui le souillera à jamais” (p 77) Une des hypothèses proposées par Messard évoque une peur telle qu’elle le conduit à une sorte de suicide : “par ce meurtre, il s’est ouvert les veines” il mourra de cette hémorragie née de la tranchée où pour la dernière fois il a appelé Dieu (78) ; cette prière adressée à Dieu lui demande d’entendre sa voix et de ne pas tenir compte de ses fautes. Depuis ce moment, ses camarades n’osent plus lui parler ( p 112) Sous le feu, il semble secoué de tics nerveux “grimaçant comme un damné, il murmurait quelque chose” . Chaque explosion déclenche chez lui un rire nerveux et les hommes se demandent s’il ne faudrait pas l’abattre mais ils n’osent pas : “on ne peut éprouver pour Barboni qu’une immense pitié car , de ce front, il ne reviendra pas. Aucune balle encore ne l’ a transpercé dans sa chair , mais le front lui a brûlé le cerveau et il rit tristement sur sa vie. ” (p 118) Dans un dernier sursaut de lucidité, Barboni, va finalement se sacrifier et s’emparer du lance-flammes ennemi pour donner à ses camarades le temps de s’enfuir : ce singe épileptique est-il devenu un héros par ce geste ? ses dernières paroles : ” je vais..je vais tous les tuer..tous..avec mon couteau..avec mes doigts..je vais..sans regard..sans pitié.” (p 125) Juste avant qu’il s’empare du lance-flamme; Messard pense qu’ainsi il a payé pour son crime; lui décide désormais de dire ses derniers mots avec les flammes: “je me suis senti indestructible..c’était mon heure “ (130) Il apparaît comme un titan hilare qui crachait du feu. “son corps a explosé, s’ouvrant à l’infini. Mille morceaux d’hommes qui montent au ciel. J’ai vu Barboni et j’ai su qu’il était mort. ” ( 130) Sa conduite nous amène également à nous interroger sur le silence du Ciel, et de Dieu ainsi que sur la folie meurtrière qui peut s’emparer de certains soldats.