22. avril 2018 · Commentaires fermés sur Epilogue de Cris · Catégories: Première · Tags:
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Le roman se termine  un peu comme il a commencé , avec la voix de Jules qui est la dernière à se faire entendre, la voix du porte-paroles de tous les soldats morts, la voix du survivant qui a fui la guerre. Quel sens donne ce final au roman et quel rôle y joue le personnage ? Pour répondre à ces questions, il faut d’abord rappeler ce qui s’est passé pour ce personnage, quelles ont été les étapes principales de son parcours. 

Jules ne cesse de courir depuis qu’il a fui le théâtre de la guerre. D’abord combattant, il a choisi de ne pas regagner le front et de poursuivre le combat sous une autre forme, en transmettant à l’arrière les paroles des soldats disparus, Il fait donc revivre le souvenir des morts par ses paroles adressées à la foule des villageois; Mais ces derniers le rejettent violemment , s’en prennent à lui , le traitent de fou et de déserteur et il est forcé de s’enfuir pour ne pas être lapidé. Le passage s’ouvre sur la course de Jules et on retrouve sa détermination “ je sais où je vais ” j’ai compris ce que voulait le gazé” ; Depuis le début du roman, il est en marche, en mouvement : d'abord marcheur silencieux, il ne parle à personne et garde la tête baissée sur la foule de ses camarades  condamnés . Ensuite dans le train, il saute car il a conscience qu'il lui faut emprunter d’autres chemins ; Il a bien du mal à se remettre debout et c’est lourdement qu’il se remet en marche.Poursuivi par des voix qui sifflent dans son dos, il accélère te se met à courir avant de comprendre qu’il doit les emmener là où il va.mais comment va t-il faire entendre toute ces voix ? désireux de ne pas rester sur l’échec de sa parole, il imagine alors un dernier moyen de transmettre la mémoire des cris des hommes.

Comment le travail artistique est-il décrit dans cet épilogue ? 

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1. Faire oeuvre de mémoire : répondre à une demande intérieure, à une nécessité

Jules n’agit pas en son nom mais pour ses camarades : cette dimension altruiste de l’art est mentionnée fréquemment. L’artiste obéit à une demande impérieuse qui provient des soldats : “ je leur ferai à tous une stèle vagabonde” Lorsqu’une statue est terminée, une voix s’apaise en lui comme si elle acceptait l’offrande de ce témoignage mais des voix aussitôt la remplacent  “sa voix s’est tue dans mon esprit”  (40) “mais une autre voix  a pris la place de la sienne”  Une à une les voix s’apaisent mais il en revient toujours ” ( 64). L’ art apparaît comme une réponse à un besoin impérieux de rendre compte de quelque chose d’important qu’il est nécessaire de conserver . L’artiste best ainsi investi d’une mission qui le dépasse et il apparaît comme un vecteur au service d’une entreprise collective. Gaudé souligne peut- être ainsi qu’un homme seul peut difficilement venir à bout d’une telle entreprise et que l’artiste se sent souvent impuissant ou démuni face à la tâche à accomplir.

C’est une vague immense que rien ne peut endiguer” : la métaphore de la vague déferlante est la même que celle qui a été utilisée pour rendre compte de la violence des assauts sur le champ de bataille. 

2. Construire une trace

Le roman peut se lire comme une tentative de restituer la multiplicité des voix et à l’intérieur de ce roman, Jules représente le créateur, l’artiste qui va donner vie ; il est donc la mise en abîme du romancier et de son travail . Les termes répétés “se mettre à l’oeuvre” (l 3/4) , commencé mon travail (10) ne pas ménager sa peine , travailler sans relâche ”  (12) “travaillé toute la nuit “34  “je vais travailler”  (58) soulignent tous la difficulté de l’acte de création artistique et l’importance du travail ; l’oeuvre nécessite un labeur parfois source de douleur et de nombreux artistes développent ce thème de la douleur de la création.

3 Jules ou le marathon du créateur :  savoir surmonter ses échecs

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Cette douleur n’est pas seulement liée à l’ampleur de la tâche : “Tous les carrefours. Toutes les places . Le long des routes ; partout ” , (47). L’artiste s’impose véritablement un travail colossal : “je couvrirai le pays de mes pas” , ” j’ai des routes entières à peupler ”  ( 58) à la mesure de ce qu’il doit accomplir. La difficulté de l’artiste provient également des choix artistiques qu’il doit effectuer ; Quel media utiliser pour être entendu ? poésie, théâtre, essai, roman ? quelle langue est à même d’être la mieux comprise ?  quelle forme donner au texte ?  Pour répondre à ces questions , l’artiste tâtonne et doit apprendre de ses erreurs : ” je ne ferai pas deux fois la même erreur” explique Jules (l 7) . Il se met à l’ écoute et  laisse parler les voix ‘l 44 ; Il renonce aussi à s’exprimer avec sa propre voix : on peut sans doute y lire un refus d’une expression personnelle  ou d’une forme de témoignage direct d’événements vécus. Le détour par la fiction, la création d’un roman permet la médiation  et la transformation à partir de laquelle l’oeuvre artistique permet de renvoyer au monde dont elle est extraite . Ainsi Jules déclare “Je ne parlerai plus. La pluie de pierres m’a fait taire à jamais. ” (l 54) . Il va donc devenir sculpteur et offrir aux villageois les statues pétrifiées des soldats morts. 

4. L’artiste montreur d’ombres 

Jules doit trouver le moyen de faire partager son expérience et de la rendre accessible au plus grand nombre , à ceux qui ne la connaissent pas. L’art est donc conçu sous la forme du partage ; le sculpteur donne ses stèles en offrande et retrouve les gestes symboliques comme  “s’agenouiller par terre ” (10)   ” donner corps” “modeler “donner un visage ” Comme le disait Rimbaud, le poète donne une forme à ce qui n’en a pas encore . Jules crée à partir de la terre un peu comme Dieu a créé l’homme à partir de la glaise et les gestes du créateur donnent vie à ce qui n’existait pas . Il construit à partir “d’ un grand corps de boue informe ” et le transforme en “stèle ” en “témoin de son passage ”  Cette longue colonne d’ombres  ( v 55)  est offerte aux regards. Il est devenu “les mains de la terre“.  Cette image rend concrète le travail  de création artistique :

5. L’art comme réponse à l’oubli : vaincre la mort 

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Beaucoup d’artistes évoquent leur postérité en disant qu’il ont laissé des traces de leur passage sur terre et que leurs oeuvres témoignent de ce qu’ils furent mais dans cet épilogue, Jules est surtout préoccupé par le fait de rassurer ses camarades : “je voudrais lui dire qu’il peut se rassurer ” à propos du gazé qui craignait de mourir seul (l 3) Il s’adresse même directement aux morts : “Calme-toi le gazé. Tu peux te taire maintenant et mourir car, par cette statue embourbée dans la terre, tu cries à  jamais. ”  Il va proposer des souvenirs , sous la forme de statues pétrifiées “d’ une terre où l’on meurt” (70) Et ces statues demeureront à jamais les visages de leur mort et retranscriront leur douleur , non pas dans des cris , mais bouche bée (73) Le roman se termine sur cette expression d’un cri infini, qui ne s’entend pas mais que l’on devine et qui ne prend jamais fin . Au lieu d’entendre les cris de ces hommes, on les voit au moment où leur bouche s’est ouverte pour crier. L’art est donc un matériau fixateur qui permet de revivre indéfiniment cette sensation du soldat qui rencontre la mort dans “le grand incendie des tranchées” (40) . 

6. Le roman comme sculpture 

Jules est d’abord un soldat mais il doit s’extraire du théâtre de la guerre pour pouvoir témoigner : ce départ volontaire peut être vu comme une forme de désertion (ce que s’empressent de penser les villageois à l’arrière) mais il montre que pour créer, il faut prendre ses distances avec l’événement. Tout récit est forcément un différé . Gaudé a choisi de faire de Jules un sculpteur ; On peut s’interroger sur ce choix ; Il s’agit d’abord de celui de la simplicité car le matériau que va employer Jules est à sa disposition: c’est la terre , celle des tranchées, celle des champs de bataille qui va devenir la matière de son oeuvre; L’artiste est celui qui est capable d’utiliser la matière même de ce qu’il veut transmettre pour créer. Les traces de la  guerre se lisent  “jusqu’au plus profond de la terre “ comme le rappelle , par exemple, M’Bossolo et les soldats craignent d’être happés par la boue des tranchées. D’ailleurs les statues se présentent comme émergent tout juste de la terre ” s‘appuyant de toute ta force de ses bras sans que l’on sache si c’est pour s’extraire de la boue ou ne pas y être absorbé.” (l 27) . De plus, la terre rappelle l’oeuvre créatrice de Dieu et le geste du sculpteur rappelle les monuments aux morts qui ont fleuri dans les villages après la fin de la guerre. La sculpture également peut faire référence à l’importance de la composition  et de la forme du roman avec les voix entremêlées et l’image finale : le romancier devient un sculpteur de mots, à l’image du poète; Il doit chercher une forme avec des mots . 

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Les Anciens disaient déjà  “verba volant scripta manent”  ( les paroles s’envolent les écrits demeurent ) pour inciter les artistes à témoigner par l’écriture et pas seulement par les chants ou la parole de ce qui leur semblait important . Gaudé franchit une étape supplémentaire dans la précision de  la mission de l’artiste en imaginant ce personnage de Jules qui cherche le meilleur moyen de témoigner de ce qu’il a vécu à la guerre. L’artiste est d’abord celui qui s’exprime au nom des autres , pour leur donner une voix, un corps et pour qu’on ne les oublie pas. Ainsi, il joue un rôle sacré car il apaise les souffrances des disparus et fait taire leurs plaintes en les rendant visibles, palpables et présentes à l’esprit de celui qui lit. L’ art et les mots rendent présentes et éternelles les souffrances des soldats mais on ne doit pas chercher à les faire partager trop vite simplement il faut les faire voir. Ainsi les témoignages des horreurs de la guerre ne peuvent être partagés dans le temps de l’événement lui-même , seulement a posteriori quand la boue des statues a séché et qu’elles révèlent des ” visages de cratère et des corps tailladés ” Tout au long du  roman, l’écrivain montre ainsi la difficulté de son entreprise et sa détermination à réussir à nous faire entendre un peu les cris des hommes dans la guerre.