En lisant Germinal, on pourrait penser qu’il ne s’agit pas vraiment d’un roman mais plutôt d’un traité politique sur les révolutions ouvrières; Cependant, ce serait oublier qu’il s’agit avant tout d’un roman et donc d’une oeuvre née de l’imagination de son auteur. L’un des meilleurs spécialistes de Zola, le professeur Henri Mitterand, a écrit un article dont je vous livre ici quelques passages : il y rappelle qu’au delà du projet de peindre les rapports entre les ouvriers et les patrons , ce livre raconte aussi la vision du monde de son auteur . Le roman est le soulèvement des salariés, le coup d’épaule donné à la société qui craque un instant : en un mot la lutte du travail et du capital. Zola veut que son roman prédise l’avenir, posant la question la plus importante du vingtième siècle. » Mais est-il toujours réaliste dans sa description de la révolution et des mineurs ?
Zola, encore mal informé de la conduite des grèves, peine à évacuer les sauvageries simplistes et les fantasmes sanglants : « Lorsque la grève éclate, explosion d’autant plus violente que la misère, la souffrance a été plus grande ; et là aussi pousser au dernier degré possible de la violence. Les ouvriers lâchés vont jusqu’au crime : il faut que le lecteur bourgeois ait un frisson de terreur. Maison attaquée à coups de pierres, siège en règle ; personnes tuées, éventrées, sauvagerie abominable. »
Et en tout cas l’idée de lâcher les ouvriers jusqu’au crime sera abandonnée. Il y aura trois sortes de meurtriers dans le roman, et ce ne seront pas des hommes du fond : des femmes rendues folles de fureur, un enfant infirme et qui s’est exclu de la communauté familiale et sociale Jeanlin qui a vraiment mal tourné , un vieillard devenu fou Bonnemort – qui tuent trois figures également marginales à l’affrontement direct « du travail et du capital », un petit commerçant, Maigrat, une sentinelle de l’armée, et la fille du couple d’actionnaires, Cécile Grégoire.
Zola a choisi ce titre Germinal plusieurs jours avant son départ pour la région des mines ; C’est une trouvaille : L’annonce, la prophétie, se dit en grec évangile, et de nombreuses images de la révolution la présentent comm une sorte de cité idéale, un lieu paradisiaque. Le mot évoque historiquement le printemps, la faim,– et aussi la défaite du peuple. Et il porte étymologiquement l’idée de la graine et de la germination.: « Un titre exprimant la poussée d’hommes nouveaux […] un avril révolutionnaire, une envolée de la société caduque dans le printemps. » «« Aux rayons enflammés de l’astre, par cette matinée de jeunesse, c’était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les révoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre ». Quand il arrive sur place dans le Nord, Zola se fait raconter la journée d’un mineur de fond : lever à quatre heures, départ « en emportant le déjeuner, des tartines ou de la viande et une gourde de café », descente au fond, chemin jusqu’à la taille, « souvent deux kilomètres à faire sous terre », travail, déjeuner accroupi sur le chantier, retour. Les femmes et les filles travaillent au triage du charbon, en surface : Catherine Maheu descendra dans les galeries, mais l’action du roman se passera en 1866, plusieurs années avant la loi épargnant aux femmes le travail au fond. La fréquentation des cabarets n’arrange rien. Zola est entré au cabaret de La cantinière. On y boit en silence des chopes de bière à deux sous, tirées à des robinets. Le café et la bière, ce sont les deux boissons du Nord, l’une à domicile, l’autre au cabaret. On retrouver bien ces petits détails vrais dans le roman.
L’imagination de Zola travaille en même temps que sa curiosité d’enquêteur. Sur ce qu’il a vu à la fosse Thiers, à Bruay, ses notes laissent déjà place à l’analogie, à la métaphore. Le canal, avec sa double ligne d’arbres, est une « avenue d’eau ». Les péniches, à bandes rouges et blanches, semblent « dormir sur l’eau claire ». La fosse Thiers est « une construction massive, de corps rapprochés, accroupie, tapie comme une bête ». . « Des tuyaux de vapeur dépassent faiblement les toits, il y a une respiration forte et lente, régulière, qu’on entend continuellement. Dans le bas, il y a aussi, à ras de terre, un échappement continu de vapeur. C’est une bastille d’un nouveau genre. » Les notes sont transformées dans le roman en paysages imaginaires tristes souvent, inquiétants et parfois fantastiques.
Zola descend lui aussi dans une fosse. Au terme de son voyage sous terre, il contemple enfin les « piqueurs », qui extraient le charbon de la veine et enlèvent les roches. Il pense inévitablement à des damnés, ou à des esclaves. La position est une des pires qui soient : « L’ouvrier se met sur le flanc et attaque la veine de biais. J’en ai vu un tout nu, avec la peau salie de poussière noire. »
Sur l’histoire des grèves qui ont périodiquement arrêté ou troublé le travail des mines d’Anzin, ni les mineurs, ni les ingénieurs, ni les administrateurs ne se sont beaucoup étendus. Et il s’est fait raconter la grève d’octobre 1866 à Anzin et Denain. Un mouvement assez brutal : pressions violentes contre les « jaunes », manifestations sur les routes, tapages, bris de vitres, rixes, participation des femmes, tentative d’extinction des feux d’une fosse à Denain. Le récit de Germinal présente des analogies frappantes avec l’histoire de cette grève de 1866, à laquelle celle de 1884 ne ressemblait plus tout à fait. « Avec cent francs, s’extasie Le Figaro, le mineur vit mieux que l’ouvrier parisien […] Et pourtant, on excite les mineurs contre la compagnie et ils écoutent ceux qui leur font de beaux discours, au risque de tout perdre. » Il a constaté, de ses yeux, la misère des corons, l’inhumanité des travaux du fond, la présence rampante de la faim, de la maladie et de l’accident fatal.
Mais si son roman connaît un vif succès dès sa parution, Zola est attaqué sur certains points . On lui reproche de peindre notamment les ouvriers comme des animaux Il contre-attaque : « Pourquoi veut-on que je calomnie les misérables ? Je n’ai eu qu’un désir, les montrer tels que notre société les fait, et soulever une telle pitié, un tel cri de justice, que la France cesse de se laisser dévorer par l’ambition d’une poignée de politiciens, pour s’occuper de la santé et de la richesse de ses enfants. »Un second reproche concerne la bassesse de certains sujets et de certains mots . On proteste contre « l’étalage de sensualité et de bestialité », « la fanfaronnade de cochonnerie »
Cependant, les mêmes critiques sur le chapitre de la « morale » mêlent l’éloge à la remontrance, avec des épithètes identiques chez la plupart : vigueur des tons, force de la couleur, parfum de réalité terrible, « beau livre sombre, pessimiste, terrible » : « Ce que j’ai voulu, c’est crier aux heureux de ce monde, à ceux qui sont les maîtres : Prenez garde regardez sous terre, voyez ces misérables qui travaillent et qui souffrent. Il est peut-être temps encore d’éviter les catastrophes finales. Mais hâtez-vous d’être justes, autrement, voilà le péril : la terre s’ouvrira, et les nations s’engloutiront dans un des plus effroyables bouleversements de l’histoire.”
. Mais par-delà l’histoire, surgit « la vision » : celle, teintée de « pitié morose », d’« un troupeau de misérables » livrés à un bourreau, « la mine, la bête mangeuse d’hommes », et à un dieu, « cet être mystérieux à qui appartient la mine et qui s’engraisse de la faim des mineurs » ; lorsque le troupeau, « mû par des forces fatales », se soulève, il va, « avec des bouillonnements et des remous, se briser contre une force supérieure ». : « Les hommes apparaissent, semblables à des flots, sur une mer de ténèbres et d’inconscience. » Cette vision issue de l’imagination de l’écrivain passe parfois sous silence pour certains la conscience politique acquise par les ouvriers en lutte. Néanmoins, les chapitres 3 et 4 du roman sont justement consacrés à la découverte par le héros des idées politiques socialistes. D’ailleurs les organes socialistes demandent à Zola l’autorisation de reproduire Germinal en feuilleton. À chacun d’eux, il fait la même réponse qu’au Peuple de Bruxelles, le 15 novembre 1885 : « Prenez Germinal et reproduisez-le. Je ne vous demande rien, puisque votre journal est pauvre et que vous défendez les misérables. »
. Auteur de l’œuvre, il en a été le premier lecteur, il en a ressenti le premier l’onde de choc. Dans Germinal, le mythe surgit de partout, avec sa dialectique de la damnation, de la révolte, de la répression, et des lendemains en attente. Pour construire un monde nouveau, pour faire germer « les récoltes du siècle futur », il faut détruire « le vieux monde » jusque dans ses fondations. Vision biblique autant que révolutionnaire. C’est ce qu’annonce dans Germinal la cohue des « bouches noires », parmi le « hérissement » des barres de fer et des haches. Et c’est cette sourde inquiétude que confie Zola, à plusieurs reprises. « Le siècle prochain garde son secret, il faut ou que la bourgeoisie cède ou que la bourgeoisie soit emportée .Ce tour prophétique est nouveau dans son œuvre. Nous ne sommes encore qu’en 1885, mais le tête-à-tête de Zola avec le peuple des rudes travailleurs lui a fait voir l’avenir sous un jour nouveau.