29. mai 2019 · Commentaires fermés sur L’entrée en scène des personnages dans En attendant Godot · Catégories: Première · Tags:

En quoi cette scène d’exposition est-elle originale ? 

Pour un dramaturge, l’entrée en scène d’un personnage est toujours un moment important et la scène d’exposition joue plusieurs rôles : elle doit présenter les personnages et donner des informations sur leurs liens et leurs fonctions, présenter le cadre de l’action et lancer l’intrigue. Le théâtre classique convoque , le plus souvent, des retrouvailles ou imagine des scènes de rencontre qui permettent au public , à travers les propos échangés par les personnages , de comprendre les enjeux du spectacle. Issue du théâtre de l’absurde, la pièce En Attendant Godot, qui est la première pièce écrite en français par Samuel Beckett, nous délivre une vision grotesque de la condition humaine. Peut-on dire que cette exposition remplit les fonctions attendues ? Que nous apprend-t-elle sur les personnages, le cadre de l’action et les enjeux de la représentation ? 

 

Un étrange duo 


Au lever du rideau, le spectateur ne sait donc rien des 2 personnages – l’un est déjà en scène et – l’autre arrive peu de temps après. Les informations sont transmises au public par les personnages selon des procédés traditionnels: le Nom du personnage est par exemple prononcé lorsque Vladimir se parle à lui-même (l.6) et Estragon est surnommé Gogo. 
Leurs liens peuvent également sembler problématiques pour le public; même si l’ évocation d’un passé commun montre qu’ils reconnaissent depuis de longues années , les références demeurent obscures . On sait juste que leur état s’est dégradé car à la ligne 25 Vladimir avoue « on portaitbeau alors » 

De plus, leur relation semble marquée  par une séparation initiale : ils se retrouvent au début de la pièce après une disparition énigmatique d’Estragon ; A noter qu’Estragon est pourtant présent seul sur scène et c’est Vladimir qui le rejoint . Beckett semble ici inverser le sens des retrouvailles ; « le te revoilà toi » est suivi d’une réplique étonnante d’Estragon qui paraît douter de sa propre identité ou remettre en cause son identification : le « tu crois ? » est étonnant . 

La contradiction entre les gestes effectués et les didascalies internes l’est tout autant;   Le personnage se lève pour l’embrasser et lui tend finalement la main. De nombreuses autres contradictions émaillent ces retrouvailles . Vladimir se réjouit ostensiblement du retour de son ami et propose de « fêter cette réunion »  ( l 8 ) mais sa joie se heurte à l’irritation d’Estragon et quelques secondes plus tard, Vladimir est passé de l’enthousiasme à la froideur : « froisséfroidement » ( 11) . Il se lance alors dans un interrogatoire afin de savoir où ce dernier a passé la nuit. Cette technique pour but de donner, à travers l’échange dialogué ,les informations dont le public a besoin pour comprendre ce qu’il voit . Mais Beckett brouille certaines pistes et fournit aux spectateur des informations contradictoires ou changeantes . Ainsi Estragon fait allusion à un incident durant la nuit précédente: il a été battu mai pas trop et ne sait pas par qui ni où. 

Le duo comique formé par Vladimir et Estragon s’inspire des numéros du cinéma muet américain notamment des figures de Charlie Chaplin ou Laurel et Hardy et on va les voir, durant la pièce, effectuer des gestes de clown en jouant notamment avec leurs chaussures et leurs chapeaux. 

Pourtant dès l’entrée en scène des personnages, l’accent est mis sur la souffrance avec des références à leur douleur et à leur désir de mourir . Ainsi si l’expression « main dans la main » ( l 25 ) fait état de leur complicité; cette dernière est évoquée à propos d’une tentative de suicide dans un passé lointain « on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers”  

L’entrée en scène des personnages présente également des indices sur leurs conditions de vie : elles sont précaires. Ils se trouvent dehors, le «soir », sur une « route de campagne », et paraissent donc sans domicile puisqu’ Estragon a passé la nuit dans un « fossé» 
Leur aspect physique est peu engageant : Vladimir marche « à petits pas raides, les jambesécartées. » ce qui peut faire penser à un vieillard 
 ; de plus , Estragon fait remarquer à Vladimir qu’il n’est pas correctement boutonné et ce dernier lui répond « c’est vrai. Pas de laisser-aller dans les petiteschoses » l 38 comme s’il était conscient de son aspect physique peu engageant ; L’entrée en scène des personnages nous fait penser à des SDF qui sont dans la rue depuis un moment et ne savent pas vraiment où aller . Qu’en est-il du cadre de l’action ? 

Tout d’abord, il faut noter dans ce type de théâtre ,l’importance des didascalies pour préciser le jeu et le cadre :
de type externe , notées par des parenthèses , ou internes , c’est à dire que les indications font partie des répliques des personnages , c’est à dire que les indications font partie des répliques des personnages . 
Certaines indiquent le décor et le temps.

On dirait que Beckett a choisi un lieu indéterminéce qui sous entend que l’action de la pièce pourrait avoir lieu partout ; Il mentionne un cadre vagueet l’époque elle aussi est indéterminée . Les personnages évoquent des souvenirs et mentionnent « il y a une éternité » vers 1900( l 23 ) comme si la notion de temps était, en quelque sorte, abolie, ou tout au moins suspendue . En revanche, les personnages font , à plusieurs reprises, mention de leur futur ; Vladimir pensait qu’Estragon était parti pour toujours ( l 6 ) ce qui peut faire référence à sa mort ; cette idée réapparaît à travers l’interrogation de Vladimir ; « depuis le temps je me demande ce que tu serais devenu sans moi… Tu ne serais plus qu’un petit tas d’ossements à l’heure qu’il est. » l 20 

Les didascalies font également état des gestes des acteurs et montrent notamment, dans cette entrée en scène, les difficultééprouvées par les personnages : Estragon ne parvient pas à enlever sa chaussure et va être contraint de demander de l’aide à Vladimir . Il s’acharne en «en ahanant »paraît à bout de forces , se repose « en haletant », recommence » ; Estragon a subi des violences durant la nuit et Vladimir lui aussi affirme avoir souffert : «  Mal, il me demande si j’ai eu mal ! » Le point d’exclamation ici paraît refléter l’indignation du personnage qui ne supporte pas que sa douleur soit mise en doute . Il est également question d’un combat à reprendre et à première vue, ce combat , c’est tout simplement la vie. 

Le volume des indications scéniques est l’une des caractéristiques du théâtre contemporain : leur présence indique que les auteurs accordent de l’importance à la mise en scène de leurs œuvres . 

Cette scène d’exposition donne un certain nombre d’informations essentielles pour le spectateur mais elle crée une impression d’attente et soulève quelques incohérences. 

Quelle intrigue se dessine ? 



Les quelques références vagues à un passé commun ne semblent pas pouvoir constituer une piste intéressante 
 : les personnages paraissaient en meilleure forme mais le suicide est mentionné comme une solution qu’ils avaient envisagée alors que désormais, ils paraissent résignés ; Vladimir ainsi est accablé et se désespère « c’est trop pour un seul homme » sans qu’on sache vraiment de quoi il se plaint et ce qui le fait souffrir. Il reproche à son ami de ne pas suffisamment prendre en compte sa douleur « Moi je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m’en dirais des nouvelles. » ( l 35 ) Le spectateur assiste à une sorte de surenchère dans la douleur : chacun pensant avoir plus mal que l’autre et refusant presque de considèrer la douleur de son vis à vis

Un dialogue qui tourne à vide ? 

Un certain nombre de remarques peuvent paraître éparses et « déplacées » car il nous manque une partie du contexte pour les comprendre : ainsi une réplique comme : «à quoi bon se décourager à présent » (l23) paraît énigmatique ; Le public a l’impression que la conversation est décousue et que les personnages parlent pour meubler le temps et passent , sans transition, d’un sujet à un autre, échangent des banalités et ne s’écoutent pas vraiment . On peut évoquer, à certains moments, une sorte de dialogue de sourds. 




Le comique du désespoir ? 
Le comique de gestes est présent à plusieurs reprises dans cette scène et il est symbolisé par la lutte difficile d’Estragon avec sa chaussure.
 On trouve également un comique de répétitions avec le jeu sur le chapeau et les répétitions des répliques.

Le comique de mots et de situation est également exploité dans l’ouverture de la pièce et notamment la première réplique ainsi que la dernière sont  à double sens ; On peut dire, en effet, que c’est un quiproquo qui ouvre la pièce ; Estragon ne parvient pas à enlever sa chaussure : « Rien à faire »(l.1)
qui exprime son échec et Vladimir comprend cette phrase comme une réflexion générale sur la vie, une sorte d’ennui généralisé ; Il enchaîne donc avec une réplique qui ne peut se comprendre que si on considère qu’il s’ennuie lui aussi ou qu’il est désespéré « Je commence à le croire...»(l.4)
 Le personnage pourrait ainsi révéler d’emblée son désespoir comme quand on annonce à un patient condamné qu’il n’y a plus rien à faire et que la mort ne saurait tarder . Cette idée d’attente tragique de de la mort est peut être le point à mettre en évidence dans cette étrange exposition . L’extrait se termine par “ il n’y a rien à voir ” ( l 50 )  alors que justement le théâtre est l’art de montrer : que peut -on montrer s’il n’y a rien à voir ? 

Une autre forme de comique de situation cette fois est liée à la notion de décalage entre la situation mentionnée : retrouvailles de 2 vagabonds sur une route et l’ expression de sentiments avec notamment leur volonté de fêter leur retrouvaille alors que leur situation est plutôt tragique

Le tragique existentiel très présent 

Cette dimension tragique provient tout d’abord de la situation des personnages et de leur combat existentiel que le spectateur devine à travers une série de champs lexicaux qui mélangent souffrance et lutte pour la vie : « résisté » « le combat » « t’a battu » « tas d’ossements », « jeté en bas », « as mal »( « souffres »
. Les personnages semblent s’agiter en vain et font des efforts pour s’en sortir mais se savent condamnés .Leur dialogue semble à la fois vide et désespérant et la dimension tragique est renforcée par des moments de silence et d’immobilisation
. On entend aussi un appel au secours d’Estragon qui demande avec une voix faible à son ami de l’aider ; : « aide-moi »(l.30 ) : le verbe est construit sans complément d’objet et le public peut comprendre qu’il a besoin d’aide pour réussir à ôter sa chaussure ou qu’il s’agit simplement d’un appel à l’aide . Difficile de passer de la chaussure au destin mais c’est pourtant ce curieux mélange qui confère à cette pièce et à cette première scène son originalité. 


A retenir 
Texte représentatif du théâtre de l’absurde:
. Scène d’exposition « insolite » qui laisse planer de nombreuses questions :
- qui sont ces personnages ?
 parole qui tourne à vide – banalités et tragique existentiel , attente de la mort ? Ou de Dieu ? 

– quelle intrigue ?
. Sentiment de découragement et de vide qui se dégage de ce début.
. Représentation de 2 anti-héros, 2 bouffons qui ne parviennent pas à masquer une profonde détresse, de 2 pantins cassés par la vie et qui cherchent à alléger leur souffrance en la partageant