Au dix-septième siècle, la tragédie classique propose aux spectateurs des histoires dont ils connaissent déjà la fin . Le mythe permet ainsi au dramaturge de puiser dans une matière préformatée qu’il peut toutefois légèrement accommoder à sa guise . Ainsi Racine , en 1677, met en lumière dans sa version de Phèdre, le destin cruel de l’héroïne qui annonce sa mort dès son entrée en scène . De la tragédie Anouilh disait ceci, avec beaucoup d’humour : “C’est propre, la tragédie. C’est reposant, c’est sûr… (…) Dans la tragédie on est tranquille. D’abord, on est entre soi. On est tous innocents en somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution. Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir” Au milieu de la seconde guerre mondiale, il met en scène une version d’Antigone , cette jeune fille qui refuse de choisir la vie et qui s’obstine à désirer la mort; A sa manière , Phèdre, elle aussi, se tourne résolument vers une issue fatale. Voyons comment …..
A peine entrée en scène, elle veut déjà mourir pour ne plus souffrir de ce mal d’amour qui l’affaiblit : “Soleil , je te viens voir pour la dernière fois “( 41 ) ; C’est de cette manière qu’elle s’adresse à son grand-père et son attitude résignée fait le désespoir de sa nourrice Oenone : “Vous verrai-je toujours renonçant à la vie / Faire de votre mort les funestes apprêts ? ” Le registre élégiaque est dominant dans les échanges des deux femmes. La nourrice tente de lui rappeler ses devoirs ” De quel droit sur vous-même osez-vous attenter / Vous offensez les dieux auteurs de votre vie/ vous trahissez l’époux à qui la foi vous lie/ Vous trahissez enfin vos enfants malheureux. ” ; on entend ici clairement la condamnation du suicide considéré comme un péché par la religion . La mort semble la seule issue pour le personnage de Phèdre qui ne peut révéler son terrible secret : ” Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste” ; le spectateur aura noté que les aveux ne changeront rien : parole empêchée, ou parole libérée , Phèdre est déjà condamnée et rien ne semble pouvoir faire faiblir sa détermination : pas plus le chagrin de sa nourrice que la pensée de ses enfants ” Quand tu sauras mon crime et le sort qui m’accable/ Je n’en mourrai pas moins, j’en mourrai plus coupable ” Un alexandrin qui affiche le caractère implacable de cette mécanique tragique que rien ne peut enrayer comme le dira Anouilh en 1944″ et voilà maintenant le ressort est bandé ” . Ainsi , Phèdre annonce sa fin inéluctable et Racine emploie même ici le présent d’énonciation qui rend l’action concrète : ” Je péris la dernière et la plus misérable ” annonce-telle au vers 258. Les aveux de Phèdre ne diffèrent que de quelques instants le moment où elle choisira de mourir : ” J’ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur ; Au vers 308, le dramaturge établit ainsi le lien entre son amour criminel et son désir d'en finir: l'amour est donc clairement la cause de sa mort et elle prie sa nourrice de la laisser se donner la mort . L'annonce de la mort de Thésée pourtant va faire passer le projet de Phèdre au second plan: sa situation a changé te son amour n'est plus extra-conjugal : ce qui devrait la libérer des interdits de la morale . Elle paraît même suivre avec empressement le conseil d'Oenone : " Vivons..si vers la vie on peut me ramener ” ( 364) L’acte I se clôt sur cette résolution qui est , en quelque sorte, une volte-face. .
On ne retrouve Phèdre qu’ à la cinquième scène de l’acte II : elle fait face à son beau-fils et lui annonce , sa mort prochaine ” Mon fils n’a plus de père et le jour n’est pas loin / qui de ma mort doit le rendre témoin” ; elle évoque ainsi les conséquences de la mort de Thésée: leur enfant est désormais sans défense et Hippolyte pourrait vouloir s'emparer du trône de son père ou éliminer son demi-frère ; c'est à ce moment que Phèdre, emportée par ses paroles , avoue son amour à Hippolyte et aussitôt lorsqu'elle réalise ce qu'elle vient de faire, , elle le supplie de la tuer pour mettre fin à sa honte et à son déshonneur " Voilà mon coeur, c’est là que ta main doit frapper ..frappe, délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite” . ( 701 et 704 ) L’acte II s’achève avec le départ d’Hippolyte qui vient d’apprendre que Thésée est peut -être vivant .
Le troisième acte s’ouvre sur les reproches de Phèdre qui voudrait être morte et s’en prend à Oenone : elle lui reproche d’avoir voulu la sauver et elle préfèrerait être déjà morte : ” quand sous un joug honteux, à peine je respire / quand je me meurs ..” (763 ) Elle a alors l’idée de proposer à Hippolyte de devenir roi à sa place afin de le retenir et de pouvoir ainsi continuer à le voir. Mais le projet de Phèdre est contrecarré par l’arrivée de Thésée : cette dernière résume l’évolution de sa situation de manière lapidaire : “ Je mourais ce matin digne d’être pleurée/ J’ai suivi tes conseils,je meurs déshonorée” ( 838 ) .Sa mort a donc changé de sens mais elle demeure imminente. Le temps dans la tragédie est extrêmement resserré . L’héroïne semble pressée d’en finir “Mourons ” dit-elle au vers 857 ” De tant d’horreurs qu’un trépas me délivre /Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre ? / la mort aux malheureux ne cause point d’effroi. ” ( 859 ) Considérée comme un aveu de faiblesse au début de la tragédie, la mort est ici vue comme une délivrance . Phèdre accepte le mensonge d’Oenone et laisse la vertu du jeune homme souillée . Thésée, quant à lui , est extrêmement déçu par l’accueil qui lui est réservé et il est bien résolu à savoir ce qui s’est passé durant sa longue absence. Hippolyte, innocent, pense qu’il n’a rien à redouter. Il se trompe ..
Comme les trois autres, le quatrième acte débute par une révélation qui va précipiter le dénouement ; Mais le mensonge d’Oenone aura des conséquences imprévues : la mort de Phèdre est cette fois, racontée par sa nourrice sous une forme pathétique ” Phèdre mourait Seigneur, et sa main meurtrière / éteignait de ses yeux l’innocente lumière “ j’ai vu lever le bras/ j’ai couru la sauver ( 1019 ) La servante raconte ici que sa maîtresse a tenté de se donner la mort : elle a une manière bien à elle de présenter les faits. Furieux Thésée chasse son fils et le maudit . Ce dernier proteste de son innocence; En vain ! Il quitte la scène en insinuant que le sang de Phèdre est criminel .Alors que Phèdre s’apprête à révéler qu’elle a menti, Thésée lui apprend qu’Hippolyte est épris d’Aricie : du coup, elle se tait et souffre d’une jalousie terrible qui lui fait , à nouveau, entrevoir la mort, comme un aboutissement : “la mort est le seul dieu que j’osais implorer/ j’attendais le moment où j’allais expirer ( 1244 ) . Rendue folle sous l’effet de la jalousie, elle souhaite se réfugier dans les enfers car elle se considère comme monstrueuse “fuyons dans la nuit infernale ” ( 1277 ) Oenone lui rappelle qu’elle n’est qu’une faible mortelle et qu’on ne peut vaincre sa destinée ” ( 1297 ) et Phèdre la chasse en la traintant de monstre .
Le dernier acte débute par un dialogue entre Hippolyte et Aricie : il lui propose de fuir avec lui et de l’épouser; elle semble y consentir . Thésée, troublé par les paroles d’Aricie qui défend Hippolyte, continue à chercher ce qu’on lui cache et il décide d’interroger Oenone ; le conseiller du roi Panope lui rapporte ses inquiétudes pour l’état de santé de la reine : “Un mortel désespoir sur son visage est peint/ la pâleur de la mort est déjà sur son teint” ( 1463 ) Au moment même où le roi comprend qu’on lui a menti en apprenant la mort d’Oenone qui s’est jetée dans la mer, il tente d’infléchir Neptune qu’il a chargé d’exécuter sa vengeance ; Mais il est trop tard: Théramène vient nous apprendre la mort d’Hippolyte qui a succombé à ses blessures ; Un monstre furieux l’a attaqué et la pauvre Aricie s’est évanouie de douleur; Tout est prêt désormais pour la mort de Phèdre : “le fer aurait déjà tranché ma destinée “, avoue-t-elle au vers 1633. Elle a finalement décidé de s’empoisonner mais auparavant ,elle innocente Hippolyte : “déjà jusqu’à mon coeur le venin parvenu / dans ce coeur expirant jette un froid inconnu..et la mort à mes yeux dérobant la clarté/rend au jour qu’ils souillaient, toute sa pureté ” Ce sont ses derniers mots : elle se définit donc comme une femme monstrueuse , en partie à cause de son sang maudit et également parce qu’elle n’a pas su surmonter son amour criminel .
Sa mort traduit à la fois sa faiblesse face à la force de la passion et la faiblesse de l’individu confronté à un destin qui l’écrase.Il est bien difficile de démêler ce qui l’emporte ici ; le tragique se construit à partir de cette impuissance de l’homme. Les interprétations diffèrent sur la nature du personnage de Phèdre ; certains y voient une chrétienne à qui la grâce a manqué ; d’autres une femme prisonnière de son désir et qui combat son odieux amour parce qu’elle a un certain sens moral ;
Phèdre incarne bien l’héroine tragique qui lutte contre son atavisme et son destin . Le tragique provient également de l’aveuglement des personnages en proie à leurs passions , Littéralement, ils ne peuvent plus voir les choses et ils ne peuvent plus se voir: ce qui justifie sur le plan dramaturgique les départs et les exils. Enfin , le tragique passe par la parole : retenue, mensongère ou libérée ; Le tragique est également lié à la mort inéluctable , à sa présence sur scène tout au long de la pièce, comme une menace à peine voilée .