Laurent Gaudé est un écrivain soucieux de développer dans ses fictions, des événements en lien avec la réalité ; Ainsi, après avoir écrit un roman sur les souffrances des jeunes combattants dans les tranchées en 14/18 intitulé Cris, il a ensuite publié un roman en relation avec l’ouragan nommé Katrina , ce cyclone tropical qui a dévasté une partie de la Louisiane en 2005 , défigurant la ville de la Nouvelle-Orléans et plongeant ses habitants dans le chaos; Pour écrire Eldorado, il s’est inspiré d’une réalité tragique , celle que les journaux illustrent presque quotidiennement et qui touche aux vagues migratoires . Chaque jour , en effet, nous entendons parler, depuis plusieurs années , de ces milliers de migrants qui quittent leurs pays en guerre pour tenter de rejoindre l’Europe, leur Eldorado à eux ! Examinons ensemble comment les réalités des flux migratoires sont présentées à travers le roman.
L’histoire commence à Catane , une ville portuaire du Sud de la Sicile, construite sur les pentes de l’Etna et célèbre pour son marché aux poissons . Elle se situe en Sicile , à quelques centaines de kilomètres au Nord de l’île de Lampedusa qui voit arriver des centaines de bateaux de migrants . Dans notre roman, il est question de plusieurs candidats à l’émigration; Tout d’abord une jeune femme raconte sa traversée à bord du Vittoria, en 2004. Victime de passeurs criminels, elle a payé 4500 dollars pour un passage en Europe ,pour elle et son bébé , qu’elle a vu mourir, jeté par dessus bord . Voilà comment le romancier raconte leur rencontre à bord du bateau qui dérivait ” Jusque là il n’avait vu qu’un corps emmitouflé, qu’une femme éreintée de fatigue, une pauvre âme déshydratée qui ne voulait pas quitter la nuit. mais lorsqu’il croisa son regard, il fut frappé par cette tristesse noire qui lui faisait serrer la rambarde de toute sa force. C’était le visage de la vie humaine battue par le malheur.Elle avait été rouée de coups par le sort. Cela se voyait.Elle avait été durcie par mille offenses successives”
Quel est le parcours de cette migrante ? Son point de départ est Beyrouth, capitale du Liban, pays ravagé par une guerre avec son puissant voisin Syrien ;le pays est lui-même divisé entre les sunnites et les chrétiens maronites ; en 2004 l’ancien premier ministre Rafic Hariri se range aux côtés des opposants à la Syrie mais les militaires syriens occupent toujours une partie du territoire libanais. Avant de prendre le bateau, elle doit attendre sur un quai où s’entassent des centaines de personnes ” tant de gens. tant de silhouettes peureuses qui convergeaient vers ce quai. des jeunes hommes pour la plupart. N’ayant pour seule richesse qu’une veste jetée sur le dos. ” p 25 ” Il y avait là de tout ; des Irakiens; Des Afghans, des Iraniens, des Kurdes, des Somalis. ” Tous ces pays sont en guerre et pour certains s’ajoutent les famines et les sécheresses . Durant la seconde nuit, l’équipage abandonne le navire et sa cargaison humaine. Le bateau dérivera ensuite trois jours durant lesquels les passagers ne purent ni manger ni boire . Sur 500 passagers, seuls 386 survécurent ( p 28 ) Cette terrible traversée s’inspire bien sûr des récits de migrants ; dans l’intrigue du roman, la femme demande une arme à Piracci afin de se venger : elle veut tuer l’armateur Hussein Marouk , celui qui a affrété le navire , battant pavillon Ouzbek . ce dernier est un homme d’affaires libanais , proche des services secrets syriens et l’opération est, selon elle, politique; Damas entend ainsi faire comprendre à l’ Europe qu’elle n’a aucun intérêt à faire entendre qu’elle se prononce contre l’occupation du Liban par la Syrie; C’est une sorte de chantage qu’on retrouve , en ce moment , avec la Turquie qui ouvre ses frontières , laissant ainsi des milliers de personnes affluer vers l’espace européen. ” ils nous ont envoyés sur la mer comme on envoie à son ennemi un paquet contenant un animal mort; et nous avons payé notre mort.” ( p 33 )
Piracci s’interroge alors sur les vrais responsables de ces atrocités ; qui doit payer ? les membres de l’équipage qui n’ont aucun honneur ? les organisateurs qui exploitent la misère de “pouilleux condamnés à l’agonie ? ” La femme sait qu’elle va repartir parce que pour elle “ la boucle est bouclée. Vous avez été le premier visage de l’Europe, vous en serez le dernier.” Plus tard, avec son ami Angelo, il essaiera d’imaginer le destin de cette femme et il prendra alors conscience qu’il ne peut plus supporter sa vie : “Des barques vides . Des barques pleines. La migration des nations” Il décidera alors , à son tour, de devenir un migrant .
Le second chapitre s’ouvre sur les préparatifs du départ de deux frères qui vivent au Soudan : ils font les adieux à leur ville et sont déjà nostalgiques ; la mélancolie de l’exil est un thème majeur chez les migrants qui perdent leurs racines : ” J’ai vingt cinq ans; Le reste de ma vie va se dérouler dans un lieu que je ne connais pas et que je ne choisirai peut être même pas.Nous allons laisser derrière nous la tombe de nos ancêtres; Nous allons laisser notre nom, ce beau nom qui fait que nous sommes ici des gens que l’on respecte.”..” Là où nous irons, nous ne serons rien; des pauvres, sans histoire, sans argent “( p 44 ) Les deux frères sont conscients des difficultés qui les attendent mais semblent déterminés à partir ; ils pensent notamment à leurs enfants qui seront appelés “fils d’immigrés” mais leurs petits- enfants , eux seront libres , ce “seront des lions au regard décidé ” Soleiman est bien décidé à dire adieu à sa vie et le romancier emploiera les mêmes mots pour évoquer le départ de Piracci au chapitre VII ” je suis sur le point de dire adieu à ma vie , pensa-t-il ” . Les deux frères quittent leur maison en emportant “la longue traîne” de leur vie passée, tous leurs souvenirs d’enfance et de famille. On voit bien ici que le départ est un déchirement pour ceux qui laissent leur vie derrière eux .
Au moment où les deux frères se mettent en route, le capitaine sort en mer pour tenter de sauver des migrants clandestins, pour la plupart “de jeunes chiots de vingt ans partis pour tenter leur chance, ou pour braver le sort “. Leur parcours est tout tracé : centre de détention d’abord et peut être renvoi dans leur pays d’origine. Pour beaucoup d’entre eux, un échec renouvelé qui n’en décourage pas certains.
Après la séparation des deux frères , en raison de la maladie de Jamal, Le voyage de Soleiman sera mouvementé : il passe d’abord par la Libye, pays frontalier du Soudan ; Il a payé un passeur qui doit l’y conduire en voiture , jusqu’à la ville de Al-Zuwarah où un nouveau réseau de passeurs doit lui permettre d’accéder à un navire en partance pour Lampedusa. Le trajet en voiture dura deux jours et deux nuits ; ensuite, il dut se cacher , avec d’autres migrants ,dans un appartement vide pour attendre les passeurs “tout le monde craint de se faire voler; tout le monde est si fatigué que seul le silence convient à notre usure.” Lorsque le camion arrive, Soleiman a vraiment hâte de quitter l’Afrique et il est prêt à travailler comme un chien pour pouvoir envoyer l’argent des médicaments à son grand frère ( p 116 ) Mais subitement le camion s’arrête et les migrants sont , frappés et dépouillés par les conducteurs armés; Soleiman qui attaque l’un d’entre eux , se retrouve mis à l’écart et roué de coups; Lorsqu’il reprend conscience et qu’il parvient à se relever , il constate que tous les hommes sont partis sauf un, âgé de 35 ans environ, qui se prénomme Boubakar ; ce dernier lui raconte qu’il est en route depuis 7 ans . Ensemble, ils décident de choisir une autre voie que la voie maritime : la voie pédestre, beaucoup plus longue car il leur faudra parcourir des milliers de kilomètres pour rallier l’Europe par l’Espagne en traversant l’Algérie et le Maroc. Ils vont prendre des camions dans lesquels s’entassent des hommes qui cherchent à s’enfuir d’Afrique mais également des Libyens et des Egyptiens qui se déplacent de village en village pour vendre leurs marchandises, le plus souvent. En route pour Ghardaïa, Soleiman réalise qu’ils n’ont presque plus rien et il décide alors d’agresser un passager, un Algérien nommé Ahmed, pour lui voler son argent au cours d’un arrêt à Ouargla. Il se sent alors honteux ” je suis une bête charognarde qui sait sentir l’odeur de l’argent comme celle d’une carcasse faisandée” ( p 146 ) .Soleiman partage l’argent avec Boubakar et lit dans les yeux de ce dernier une étrange tristesse; cet argent volé et obtenu par la violence, va leur permettre d’ économiser des semaines de travail pour payer la suite de leur voyage mais ce geste a ôté au personnage une part de son humanité . Il est devenu l’égal de ceux qui le dépouillent et profitent de sa faiblesse . “le dégoût s’empare de moi; je suis laid. Je ne suis plus rien, plus rien qui vaille d’être sauvé ” . Les deux hommes vont pouvoir payer leur trajet de Ghardaïa à Oujda et Soleiman va offrir son collier à Piracci qu’il prend pour l’une des ombres du Dieu Massambalo. Il leur reste une dernière étape à franchir : traverser la frontière.
Que sait -on des conditions dans lesquelles ils voyagent ? Avec la chaleur, la peur des contrôles et des barrages, de se faire voler , les hommes dorment peu et mal. Ils sont éprouvés par la promiscuité et l’incertitude de leur sort. Ils montent à bord de camions bruyants et inconfortables et parcourent des routes poussiéreuses . Souvent, ils sont obligés de mendier dans la rue et craignent que les policiers tentent de les disperser et d’évacuer leurs campements provisoires . Alors ils courent comme des rats dans la nuit pour échapper aux chiens qui les mordent et aux policiers qui les frappent . Cela fait maintenant 8 moi que Soleiman est parti alors que la traversée par la Libye devait durer moins de 4 jours. Les migrants doivent également se ruer à l’assaut des frontières en franchissant les barbelés; C’est le cas notamment entre le Maroc et l’Espagne pour atteindre Ceuta . ( p 179 ) Il sont plus de 500 entassés dans la forêt : Maliens, Nigérians, Togolais, Camerounais , Guinéens, Libériens et décident de passer en force et de construire des échelles pour franchir les barbelés et dépasser les patrouilles de policiers espagnols qui montent la garde. L’assaut est brutal, dangereux et violent. “Nous allons courir comme des bêtes et cela me répugne..le temps de l’assaut nous allons redevenir des bêtes ” (180 ) Les policiers tirent des balles en plastique et les corps sont de plus en plus nombreux dans la bande de terre qui sépare les deux pays; c’est alors que Soleiman aperçoit une brèche dans le grillage et les deux hommes réussissent à ramper sous les barbelés . Ceux qui ont réussi à passer sont alors regroupés et pris en charge, sur le territoire espagnol par des associations humanitaires d’aide aux migrants : ils sont cependant en état d’arrestation et vont être conduits dans un centre de détention . Ils seront ensuite relâchés et libres , explique Boubakar.
” Les émigrants continueront à se presser aux portes de l’Europe, toujours plus pauvres, toujours plus affamés . Les matraques seront toujours plus dures mais la course des damnés toujours plus rapide. Un continent est à venir.. Nous laissions là des années perdues dans la misère et les guerres intestines, pensent les personnages à la fin du roman. Les hommes du continent africain continueront-ils à se lancer encore longtemps à l’assaut des frontières de l’Europe ?
Ce roman est donc inspiré de faits réels : Laurent Gaudé a lu des articles de presse et a constitué un fonds documentaire avant d’écrire son roman: il a étudié notamment les itinéraires empruntés par les populations africaines pour passer en Europe, par la mer ou par les terres ; Il se sent préoccupé par le sort des migrants et souhaite changer le regard que nous autres , Européens, portons généralement sur ceux que nous appelons les “immigrés” ou les clandestins . Ils voyagent et fuient sans papiers peut être mais ne leur ôtons pas leur humanité ; Ce sont des hommes avant tout et pas simplement des réfugiés ou des étrangers .