Je t’aime .. moi non plus : la parole amoureuse se déploie au fil des siècles en jouant sur des constantes mais également en se mettant au goût du jour ; Déclare-t-on son amour de la même manière qu’autrefois ? Petit tour d’horizon des formes et des mots les plus employés pour déclarer sa flamme …
Tout d’abord , comment la parole peut-elle séduire ? Cet effet de la parole pouvait être comparé à une forme d’ensorcellement comme le rappelle le sophiste grec Gorgias : l’auditeur est comme prisonnier des charmes de la parole . Dans l’Antiquité , celui qui séduit par sa parole est l’aède , ce poète qui récite et chante devant les assemblées. Dans l’Odyssée, Homère met en scène le poète Démodocos qui charme Ulysse en chantant les récits des amours d’Arès et d’Aphrodite. La beauté du chant les séduit tout autant que les qualités littéraires des aventures de ces dieux amoureux. Le plus grand aède est Orphée dont le chant était capable de dompter les bêtes sauvages; sa figure mythique fait de lui le modèle de la parole musicale et envoutante, séductrice. Mais les hommes se méfient de la puissance de séduction des mots ainsi que le montre la figure mythologique de la Sirène : ces femmes qui chantent de doux airs aux marins font échouer les navires te conduisent à la mort, avec de fausses promesses, les marins qui les écoutent.
Ulysse , comme le raconte le mythe, se fait donc lier fortement au mât et fait boucher les oreilles des hommes d’équipage. Ainsi, il n’ a pas “cédé au chant des sirènes” , métaphore employée aujourd’hui pour qualifier un discours qui vise à nous séduire pour nous abuser. Quintilien désigne comme summum de l’éloquence ce mystérieux pouvoir de toucher les âmes. Platon se méfie lui aussi du poète charmeur car sa parole “détruit le principe rationnel” et dans La République, le philosophe ira jusqu’à chasser les poètes de la Cité et particulièrement ceux qui utilisent les dialogues, les auteurs dramatiques, jugés les plus corrupteurs; En effet, en s’adressant aux passions et en les exaltant, la parole poétique éloigne les hommes de la vérité et les amène à magnifier l’objet de leurs désirs ” Un homme passionné voit toutes les perfections dans ce qu’il aime, écrit Stendhal en 1822 dans son essai intitulé De l’amour .Il décrit la cristallisation amoureuse, c’est à dire ce moment où le sujet idéalise l’être aimé au début de leur relation.” En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu’on aime »” , ajoute-t-il. La parole amoureuse fonctionne à partir de ce principe de séduction : l’auditeur a envie de croire ce qu’il entend et ce qu’on lui dit et accorde aux mots un véritable pouvoir de le toucher. Sartre explique que “dans la séduction, le lange ,e vise pas à donner à connaître , mais à faire éprouver. ” L’être et le Néant, 1943
Comment la déclaration d’amour peut- elle nous toucher ? Qu’est ce qui la rend efficace, persuasive ?
Dès l’Antiquité, le poète vante les charmes de l’être aimé et en dresse un portrait idéalisé : l’éloge amoureux est né . La séduction de la parole est d’autant plus efficace qu’elle s’accompagne du plaisir de celui qui écoute et se laisse séduire . Le lyrisme est souvent le registre de discours dominant car il correspond à l’expression des sentiments; De plus il est lié aux origines du chant poétique. Ainsi la poétesse Sappho emploie l’ode , une forme poétique , pour célébrer l’exaltation de ses émotions et rendre hommage à l’être aimé; Elle décrit le rire enchanteur de celui qui a fait fondre son coeur et le trouble qui l’envahit en sa présence : sa langue qui se brise, le feu sous sa peau , une sensation intense proche de l’évanouissement qui la prive de ses facultés, les frissons . Ce qui peut sembler paradoxal dans cette peinture des effets de l’amour , c’est ce mélange qui parait indissociable entre souffrance et plaisir .
L’héritage de la fine amor médiévale : le Moyen -Age fabique un langage amoureux qui reflète la féodalité de la société; Le prétendant, souvent un troubadour, un artiste , chante l’amour et les beautés d’une dame noble inaccessible dont il part à la conquêt mais qui ne partagera jamais ses sentiments; cette dame est parée de toutes les qualités et c’est souvent la dame du maître des lieux , c’est à dire une femme mariée . Cet amour de loin se transforme peu à peu à la Renaissance , en amour idéalisé , parfois platonique , sous l’influence de Pétrarque . le lyrisme courtois consiste à diviniser la Dmae qui devient l’incarnation de la Beauté terrestre ; Le poète , en position de vassal, subit les assauts de l’amour et souffre mille maux. Cette ambivalence se retrouve chez les poètes de la Pléiade : Ronsard, Du Bellay et Louise Labbé emploient des images proches pour décrire l’état amoureux : l’innamoramento. Les poèmes prennent la forme d’odes, de lais, d’hymnes, de ballades , de madrigaux ou d’élégies.Le sonnet est importé d’Italie et devient le poème à la mode à la Cour. L’amour est souvent comparé à un Dieu cruel et les références mythologiques sont encore très nombreuses : le jeune Eros , appelé également Cupidon, avec la complicité de sa mère vénus, décoche des traits meurtriers aux mortels et ces derniers ont alors le coeur percé et endurent de nombreux malheurs et de très grandes joies.
L‘époque classique met l’homme en garde contre les dangers de la passion : dans les tragédies de Racine ou de Corneille, l’amour est subordonné au devoir; l’homme de pouvoir doit faire coïncider ses sentiments personnels et les intérêts de sa patrie ; Les amours contrariées de Roméo et Juliette sont le modèle de la passion tragique et de l’amour impossible. Les moralistes comme La Fontaine, Madame de LaFayette, La Bruyère ou La Rochefoucauld multiplient les mises en garde: la passion et les désordres qu’elle engendre , peuvent mener l’homme à sa perte . Il doit suivre la voie de la Raison mais hélas pour lui , comme le constate le philosophe Pascal: “le coeur a ses raisons que la raison ignore ” ; Cette maxime pour Pascal explique, en fait, qu’il faut croire en Dieu avec son coeur et ne pas chercher à démontrer son existence; Il ne parle pas de l’Amour en tant que sentiment entre humains mais du véritable amour , celui d’un croyant pour son Dieu; On constate que l’amour est souvent pensé , à cette époque, sur le modèle d’une croyance religieuse et l’amoureux s’adresse à une sorte de divinité, la femme aimée . Pour les jansénistes, les passions doivent être combattues car elles peuvent détourner l’homme de Dieu.L’amour de soi ou amour- propre, synonyme d’orgueil , forme de narcissisme, est dénoncé par les philosophes comme une source d’altération du jugement au même titre que l’imagination, “maîtresse d’erreur et de fausseté ” . Le libertinage ou libre pensée, se développe à cette période, à contre courant de ce rigorisme ambiant : ce courant de pensée libertin incarné par le personnage de Don Juan de Molière, combat à la fois la religion et l’amour dans le mariage arrangé; Le personnage de Don Juan défend un amour libre, sans promesse de fidélité et milite pour l’esprit de séduction . “Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable; ” Don Juan justifie ainsi sur scène son infidélité chronique et le goût des conquêtes amoureuses .
Le dix-huitième siècle est celui des philosophes des Lumières; ils tentent d’éclaircir la complexité du sentiment amoureux et distinguent plusieurs types d’amour . Le libertinage se poursuit avec des personnages comme le séducteur Valmont dans Les liaisons dangereuses ou Casanova, ou le marquis de Sade qui s’attache à décrire les sévices qu’il fait subir à des jeunes femmes qu’il séquestre et utiles comme des objets sexuels pour assouvir ses fantasmes . Ces pratiques cruelles, qui lui vaudront d’être emprisonné de longues années , donnèrent naissance au sadisme : une forme d’amour dans laquelle le plaisir est lié à la souffrance qu’on inflige à l’Autre, durant l’acte sexuel en particulier. Mais pour les philosophes tels que Voltaire, Diderot ou même Rousseau, disserter sur l’Amour n’est pas leur préoccupation principale. Ils distinguent le désir physique et le sentiment véritable .Sur scène, des auteurs comme Marivaux tentent de décrypter le langage amoureux et de déjouer les pièges de la séduction. Les personnages se déguisent afin de mesurer l’authenticité de la parole amoureuse : ils souhaitent être aimés pour eux-mêmes et pas pour leur fortune ou leur rang. Les philosophes tentent de clarifier à la fois les mots et les sentiments en opérant des distinctions . Descartes avait déjà posé l”idée que l’amour raisonnable est tourné vers la connaissance alors que l’amour passion s’apparente au mensonge car il attribue à l’être aimé des qualités le plus souvent imaginaires; Il nous induit ainsi en illusion et cette idée d’une illusion trompeuse dans la passion demeure d’actualité . Le réalisme , en tant que courant littéraire ,va s’employer, au siècle suivant, à dénoncer les illusions amoureuses.
Le dix-neuvième siècle est à la fois celui du romantisme qui exalte le lyrisme et continue à associer amour et souffrance , mais également celui du réalisme qui donne de l’amour une image bien différente , plus prosaïque . Le langage amoureux pose le double problème de la sincérité et de l’authenticité . La sincérité se caractérise par le fait de ne pas vouloir tromper son interlocuteur : il dit ce qu’il pense sans détour et peut parfois ne pas dire la vérité car il se trompe . Une parole authentique est une parole en accord avec notre être profond: nous ne faisons pas semblant de jouer un rôle et nous ne préoccupons pas de la réaction de notre interlocuteur. En matière de sentiment amoureux, la notion de vérité est subjective. Des écrivains comme Flaubert et Zola démontrent une dimension sordide de la relation amoureuse : l’ appétit sexuel apparait comme une donnée incontournable et si certains personnages résistent , d’autres accumulent les amants ou les maîtresses par intérêt , le plus souvent ; Le cynisme affiché par un personnage comme Bel -Ami qui , dans le roman de Maupassant,se sert des femmes pour mener à bien son ascension sociale, contraste fortement avec les déclarations enflammées des poèmes du début du siècle ; En effet, le romantisme de Musset, Vigny, Lamartine et même du jeune Victor Hugo, célèbrent l’Amour dans sa version idéalisée . Les déclarations d’amour se multiplient dans la poésie romantique ainsi que sur scène, dans une pièce comme Cyrano de Bergerac qui raconte l’amour impossible du héros avec Roxane, amoureuse du beau Christian. Edmond Rostand y déploie une parole amoureuse à la fois authentique et dédoublée car Cyrano fou amoureux de Roxane va prêter sa parole et son coeur à Christian et la jeune fille ne s’apercevra de la substitution qu’à la fin de la pièce. Alors qu’elle lui demande de relire la dernière lettre écrite soi- disant par Christian son fiancé, elle comprend que c’est Cyrano qui est l’auteur de la lettre car il la lit dans le noir, de mémoire et avec des accents de sincérité. ” C’est pour ce soir, je crois, ma bien-aimée ! « J’ai l’âme lourde encor d’amour inexprimée,Mon cœur ne vous quitta jamais une seconde,« Et je suis et serai jusque dans l’autre monde« Celui qui vous aima sans mesure, celui… » Cyrano mourra alors dans ses bras après cet aveu.
La dimension pathétique est souvent très présente car elle renvoie fortement à ce lien originel antre amour et souffrance qui est le versant le plus célébré par la littérature et la poésie. Les déclarations d’amour peuvent aujourd’hui prendre de multiples formes et s’incarner dans des genres aussi variés que la chanson dite de variétés, le rap, le slam, et les autres courants musicaux tels que la pop ou le rock. Les poètes contemporains rivalisent d’imagination pour renouveler les clichés de l’imaginaire amoureux notamment dans le blason . Grand Corps Malade , par exemple, célèbre son amour pour sa femme à travers un slam qui mêle des images communément répandues comme l’évidence du sentiment, la thème musical de l’amour, les enfants fruits de l’amour , l’éternelle première fois , les souvenirs qui renforcent le lien amoureux , mais aussi une phrase plus moderne pour exprimer l’engagement à travers la fidélité amoureuse : ” parce que tu es mon plan A et que tu seras aussi mon plan B” . Du côté des poètes surréalistes, Aragon , Breton et Eluard, tout en reprenant la forme des blasons, redessinent le corps féminin et réinventent le langage amoureux. Le titre du poème de Breton Union libre est déjà une sorte de programme poétqiue; le poète y célèbre un amour libre à travers des associations étonnantes; Il fait le plus souvent appel au registre animal et aux matières précieuses ainsi qu’à la Nature; Chaque partie du corps de la femme aimée est associée à diféfrents objets dont le rapprochement peut surprendre . La femme aimée est un microcosme dans lequel on retrouve l’univers tout entier On y redécouvre cependant la plupart des symboles du langage amoureux.Certains sont modernisés comme par exemple le rouge de la bouche et du baiser à travers l’image de la cocarde, la blancheur des dents et leur petitesse à travers la métaphore de la souris blanche, la finesse de la taille avec l’image du sablier . Quant à Eluard , il compose un hommage à la femme aimée avec différents cercles qui se forment à partir de ses yeux ; Un monde apparait dans son regard : On y découvre des images familières comme le berceau, le parfum, le vent mais une série de synesthésies et d’associations “stupéfiantes ” témoignent de l’inscription surréaliste du poème . Les yeux de la femme oiseau contiennent l’univers et le sang du poète coule dans leurs regards. Ghérasime Luca va encore plsu loin dans l’originalité en modifiant la catégorie grammaticale des mots; Pour composer son blason érotique Prendre corps , il utilise la plupart des noms comme des verbes “je te narine” ou “je t’amazone” ou je te “bas” par exemple avec ici un jeu de mots car il s’agit non pas du verbe battre qui s’écrit avec un T final mais de l’objet, le collant sans culotte que portaient les femmes et qu’on attachait avec un porte- jarretelle .Plus audacieux encore, certains adjectifs deviennent des verbes également : “tu m’insupportable” . Le corps de la femme aimée est ici l’objet d’adoration du poète qui le célèbre avec des mots.
L’amour se conjugue donc à toutes les époques et sous toutes les formes : dans la Bible déjà , on célèbre l’amour dans le cantique des cantiques ; la femme y est comparée à une “cavale” jument qui tire le char de Pharaon et l’homme est séduit par les boucles de sa chevelure , les perles de son cou et ses yeux lui paraissent des colombes .La femme respire l’odeur de l’homme comparée à un sachet de myrrhe et l’associe à un rameau de cyprès . Comment dirait-on cela aujourd’hui ? Quelles images permettraient -elles d’actualiser un sentiment éternel ? A vous d’imaginer et de composer la déclaration d’amour la plus originale possible …