Une écriture de combat se définit par sa capacité à mobiliser les ressources de la langue afin de soutenir une thèse;
Nous allons nous employer à comparer trois stratégies argumentatives pour un même combat : celui qui consiste à dénoncer la colonisation .
Commençons par examiner le Discours de Césaire
Qui est l’auteur ? Aimé Césaire est né en Martinique : il suit des études au lycée Victor Schoelcher à Fort-de-France, puis à Paris où il se lie d’amitié avec Léopold Sédar Senghor et enfin à l’École normale supérieure.Il entre en contact avec de jeunes étudiants africains et prend conscience de l‘aliénation culturelle qui caractérise les sociétés coloniales martiniquaises et guyanaises. Avec d’autres étudiants, il fonde en 1934 le journal “L’Etudiant noir”.
En réaction à l’oppression culturelle du système colonialiste français, Aimé Césaire commence à écrire en 1936 et forge le concept de négritude . Il veut lutter contre la tentative d’assimilation culturelle de la France et promouvoir la culture africaine victime du racisme engendré par le colonialisme. : “Je suis de la race de ceux qu’on opprime”.En 1939, ayant obtenu l’agrégation de lettres, Aimé Césaire retourne en Martinique où il enseigne et publie un texte de nature poétique “Cahier d’un retour au pays natal”.
Aimé Césaire combat également contre le colonialisme dans ses engagements politiques de citoyen. Inscrit au Parti communiste, il est élu maire de Fort-de-France en 1945, puis devient député, En désaccord avec le PC sur la question de la déstalinisation, il quitte le parti en 1956 et crée deux ans plus tard le Parti progressiste martiniquais (PPM) qui revendique l’autonomie de la Martinique. Aimé Césaire demeure maire de Fort-de-France jusqu’en 2001. Retiré de la vie politique, Aimé Césaire s’insurge cependant contre la loi du 23 février 2005 sur les “aspects positifs de la colonisation” qu’il faudrait évoquer dans les programmes scolaires. Aimé Césaire meurt en 2008.
Essayons d’analyser ensemble la rhétorique du discours de Césaire .
L’anaphore “une civilisation” suivie de propositions subordonnées relatives propose des modèles de définition pour critiquer la civilisation européen qualifiée tour à tour de “décadente ” “atteinte” et “moribonde ” ; On peut y lire une forme de gradation des maux qui condamnent cette civilisation européenne . Les critiques visent à la fois le fonctionnement de la société , l’existence de problèmes et l’hypocrisie de cette société accusée de “ruser” c’est à dire de dévoyer ses principes .
Césaire précise ensuite dans un court paragraphe quels sont ces problèmes “majeurs ” : il met en cause le régime bourgeois qui serait la conséquence directe du problème “du prolétariat “ et colonial” ; L’auteur établit ainsi un lien de causalité entre la politique et l’existence même du colonialisme. L’Europe est personnifiée et doit , comme un accusé dans un tribunal, répondre de ses actes en étant appelé “ à la barre de la raison et à celle de la conscience; le champ lexical du judiciaire montre bien qu’il s’agit d’un acte d’accusation et que ce discours dresse un réquisitoire contre l’Europe . La conclusion parait logique : l’Europe est indéfendable . Non seulement sa culpabilité ne fait aucun doute aux yeux du polémiste, mais , ne plus, elle n’a aucune circonstance atténuante .
Le style est très nettement accusateur et la virulence des propos se double d’un implacable réquisitoire : “moralement, spirituellement ” indéfendable; Il ne s’agit pas tant de faire la liste de tous les crimes commis au nom de la colonisation, il s’agit surtout de remonter aux causes même qui ont permis la colonisation.
Césaire se fait le porte-paroles “de dizaines et de dizaines de millions d’hommes ” qui demandent des comptes et deviennent des juges. Tous ces accusateurs sont unis par un même lien: leur passé d’esclave.
Les crimes sont enfin rappelés par une série d’énumérations, doublée de parallélismes de construction : les verbes à l’infinitif scandent les tortures et sont associés à des Pays ou à des régions du monde . “Torturer à Madagascar, tuer en Indochine” ; Césaire mêle guerres d’indépendance , révoltes d’esclaves, rébellions opprimées avec violence ; Tous ces faits témoignent de l’oppression sanglante qu’a constitué la colonisation .
Les colons sont d’ailleurs nommés les “maîtres ” : le vocabulaire philosophique de la domination est repris pour mieux être dénoncé par la suite car leur domination n’est que mensongère; Le champ lexical du mensonge est très présent dans la dernière parti edu discours : Césaire distingue même le mensonge principalet les autres.
Il entreprend alors d’éclairer les liens qui unissent véritablement colonisation et civilisation en démontrant que l’alibi premier de toutes les formes de colonisation a consisté à prétendre civiliser , apporter la civilisation aux indigènes qui en étaient dépourvus. Il accuse , une fois de plus les Européens d’avoir été les dupes de cette hypocrisie collective et entend bien éclaircir ce dernier point , c’est à dire préciser ce qu’est réellement la colonisation . Car de la réponse à cette question essentielle découle le raisonnement qui amène à la condamnation de l’Europe qui tente d’échapper maladroitement aux horreurs de son passé colonial ne trouvant de multiples prétextes.
La longue énumération du dernier paragraphe reprend les principales excuses qui , historiquement, ont été avancées pour justifier la colonisation. Césaire les rassemble pour mieux les balayer en introduisant la négation “ de convenir ce qu’elle n’est point “ . Chaque raison est ainsi précédée par le ni négatif . Il révèle , dans les dernière lignes de cet extrait la nature du “geste décisif” celui qui est à l’origine directe de l’entreprise coloniale : “l’aventurier, le pirate, l’épicier en grand, l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force “.. Il rabaisse ainsi les colons à de sordides trafiquants animés par de mauvaises intentions ; Il met en évidence l’importance des motifs mercantiles , de l’appât du gain et de la volonté de nuire . C’est le désir expansionniste de l’Europe qui est ici clairement dénoncé avec cette “ombre portée maléfique “, complément de nature poétique qui fait image. Poussé par un désir d’impérialisme , l’Europe est ainsi présentée comme une civilisation trompeuse qui a cherché à masquer par des mensonges sa soif de puissance . Les ressources de la langue poétique se joignent celle de l’argumentation judiciaire .
En conclusion : un discours percutant, virulent, un réquisitoire, un acte de dénonciation, d’accusation..
Pour défendre sa thèse, Césaire montre d’abord que la colonisation repose sur le mensonge des colons qui prétendent agir pour le bien des peuples qu’ils oppriment et que ce mensonge est relativement récent ; il est pour lui nécessaire d’admettre que l’entreprise coloniale repose sur des motifs économiques et qu‘elle utilise la violence, la force (celle du pirate, du chercheur d’or..)
Quelle thèse soutient -il , dans la suite de son discours ? Il veut prouver que la colonisation n’est pas la meilleure façon de mettre en contact des peuples et de créer des échanges entre eux mais la pire manière car elle anéantit la culture de celui qui est opprimé et qui doit s’assimiler à la culture du dominant. Dans son discours , il assimile la colonisation à un mensonge et tente de définir tout ce qu’elle n’est pas au moyen d’une longue énumération ; il réfute ainsi tous les arguments des colons qui prétendent apporter la parole de Dieu, agir ainsi par amour des hommes ou par amour de l’humanité ou encore parce qu’ils en ont le droit . Le discours repose sur de nombreux procédés oratoires comme les questions rhétoriques, les adresses au lecteur, les impératifs, les présentatifs, les répétitions . L’auteur se sert également d‘illustrations historiques comme l’exemple des colons espagnols Cortez et Pizarre qui massacrèrent les Incas et Marco Polo en Chine . Le discours est structuré et convaincant grâce aux nombreux connecteurs logiques : et puisqu’aujourd’hui ….cela revient à dire ..poursuivant mon analyse..Cela réglé ..mais alors qui rendent la démonstration logique. Mais le polémiste recourt également aux métaphores qui imagent ses arguments et les rendent plus frappants comme celle de l’échange qui est un sorte d’oxygène pour les peuples , qui leur permet ainsi de respirer et de devenir un “redistributeur d’énergie”
La suite …..du discours
Mais parlons des colonisés. (…)
Sécurité ? Culture ? Juridisme ? En attendant, je regarde et je vois, partout où il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d’artisans, d’employés de commerce et d’interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires.
J’ai parlé de contact.
Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.
Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme indigène en instrument de production.
À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.
J’entends la tempête. On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.
Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.
On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer.
Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse.
Avant tout poète, Aimé Césaire s’est engagé jusqu’à la fin de sa vie (2008) en politique.. Son Discours sur le colonialisme, écrit en 1950, est un véritable pamphlet : c’est un des premiers textes où le poète met son art au service de la cause civile et populaire.
Nous nous demanderons donc comment le poète fait œuvre politique : quelques idées de plans détaillés pour l’ensemble du discours
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Un pamphlet politique
- Un témoignage virulent
Le poète parle en son nom, comme témoin, et avec force.
- Un témoignage virulent
- il utilise le pronom personnel « je » : « j’ai parlé », « j’entends », « moi je parle » : il se pose à la fois comme parti pris et comme témoin.
- cela est possible parce qu’il est Martiniquais et qu’il fait partie de ceux qui ont subi la colonisation, mais aussi parce qu’il parle la langue des colonisateurs (les Français) ;
- mais il parle aussi pour l’ensemble des peuples colonisés en Afrique, en Amérique, en Asie : il fait une généralité. « Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. »
Ce pamphlet s’inscrit dans un contexte mondial précis : l’époque de la décolonisation.
- Une dénonciation de condition du colonisé Césaire réfute les arguments employés habituellement par des colonisateurs (notamment dans les années 50). C’est sa stratégie argumentative.
- La déshumanisation du colonisateur
Mais le colonisateur est aussi touché par la déshumanisation.- c’est une idée forte qu’il faut souligner : le système colonial soumet le colonisé, mais aussi le colonisateur
Le système colonial est mauvais pour tout le monde, il sert la machine et fait des hommes des rouages.
La violence – et l’efficacité – du pamphlet viennent non seulement des arguments employés, mais aussi – et surtout peut-être – de la valeur poétique du pamphlet.
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L’écriture poétique
Un pamphlet poétique L’auteur, en tant que poète, privilégie la persuasion.
- paragraphes sont courts → ressemblent à des strophes (à des stances)
- questions rhétoriques : ;
- énumérations : ;
- Anaphores :
- L’argumentation fonctionne selon deux modes : la conviction (par la raison) et la persuasion (par les sentiments). Nous avons vu que les arguments du poète étaient solides, mais il préfère toucher le cœur.
- Césaire met en avant la tradition africaine de l’oralité, mais c’est aussi le discours politique du tribun, du parlementaire (qu’il sera) ;
- questions rhétoriques, accumulations,
- jeux d’alternance entre phrases courtes et percutantes, et phrases longues et lyriques
- nous avons des strophes qui s’apparente à des stances : nous sommes dans la poésieUne poésie qui renoue avec l’oralité
Cette écriture poétique se rapporte à l’oralité.
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Le concept de la négritude
Contre la colonisation, l’auteur prône la négritude.La négritude est le concept majeur dans le processus de libération des populations noires ou colonisées. La négritude réunit toute la culture noire, longtemps considérée comme inférieure par rapport à l’Occident (et malheureusement encore aujourd’hui souvent déconsidérée).Concept de négritude : apparaît en 1933, Césaire et Senghor → montrer la grandeur et la fierté de la civilisation noire.
« Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées. » + « Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. » → c’est la culture des pays africains.
Conclusion
Aimé Césaire réunit poésie et politique dans un pamphlet qui reste d’actualité. La force polémique du poète-député passe par la conviction (arguments), mais surtout la persuasion (sentiments, poésie). Il met en avant les qualités de la culture africaine pour réfuter les idées européennes : la culture d’Afrique est l’égale de la culture européenne. L’Afrique fait autant partie de l’Histoire que l’Europe…