Dans ce chapitre , nous allons aborder différentes questions qui ont trait à la violence: celle qu’on exerce tout d’abord et celle qu’on subit . Avant même de comprendre ce qu’a de particulier la violence liée aux crises politiques et idéologiques qui ont traversé les siècles, il est important de définir la nature de cette forme de violence. Peut- on faire délibérément le choix de la violence pour faire triompher sa conception du monde ? La non- violence est-elle une stratégie collective efficace ? Pour défendre une cause qu’ils pensent juste , certains hommes sont- ils prêts à faire usage de la violence contre ceux qu’ils considèrent alors comme leurs ennemis? Faire le choix de la violence n’est jamais anodin et devenir un assassin pourtant autorisé à tuer peut marquer durablement l’image que nous nous faisons de notre humanité .Certains hommes sont- il davantage enclins à utiliser la violence ? certains y prennent-ils du plaisir alors que son usage peut répugner à d’autres ? Comment qualifier une violence que nous exerçons quand elle nous est imposée, dans le cadre d’un ordre émanant de notre hiérarchie, si nous sommes soldats, par exemple ? Devons nous nous y conformer quoiqu’il nous en coûte ou gardons- nous notre libre-arbitre ? D’ailleurs, il peut être intéressant de se demander si l’art de la guerre comporte des régles qui encadrent l’usage de la violence .
Nous essaierons tout d’abord de montrer, dans cette première partie du cours que la violence est présente en chacun de nous comme en témoignent les expériences de psychologie sociale de Milgram et ce qu’on nomme l’effet Lucifer . Nous verrons également que les théoriciens et les philosophes ont tenté de définir et de classer les différents types de conflits . Ainsi le bellum hostile se distingue du bellum romanorum ; dans le premier cas, des chevaliers chrétiens s’affrontent entre deux et suivent un protocole strict ;dans le second cas, il s’agit d’une guerre dans laquelle tous les coup sont permis car les ennemis sont considérés comme “inférieurs ” : il peut s’agir, au Moyen-Age, de musulmans , de protestants ou de paysans révoltés contre leurs seigneurs ; Grotius , en 1625, tente de faire comprendre qu’une guerre n’autorise pas toutes les formes de violence ; Dans son ouvrage Du droit de la guerre et de la paix , il explique qu’il est préférable d’épargner les populations civiles, les enfants , les vieillards et les femmes , sauf si elles ont pris les armes . Voltaire dans Candide , un conte philosophique , écrit durant le siècle des Lumières , se moquera de ces réglementations et les jugera barbares ; Si on s’accorde, peu à peu, sur le fait d’épargner les civils, on fait pourtant preuve de cruauté face aux indigènes et aux hérétiques . Au xx ème siècle, les belligérants doivent respecter les conventions signées entre Etats et notamment les accords de Genève et de La Haye. En dépit de ces réglementations, ce sera le siècle le plus meurtrier En effet, les conflits mondiaux de 1914/1918 et 1939/1945 vont amener les hommes à penser autrement la guerre ;Même si on tue au nom de la Liberté , il n’en reste pas moins qu’on va atteindre des sommets dans la violence avec l’holocauste nazi, la création des goulags , l’emploi de la torture dans les guerres coloniales jusqu’au génocide rwandais , les conflits dans les balkans et encore actuellement la guerre en Ukraine . Sans parler du développement du terrorisme au service d’Etats fanatiques .
La notion de guerre juste fait débat car elle légitime l’usage de la violence au service d’une idéologie qui s’impose comme destructrice et aliénante . La plupart des révolutions se sont faites en versant le sang : on peut penser à la révolution Française, à la révolution bolchevique ou à la victoire de Mao en Chine . La permanence des guerres pourrait nous conduire à penser que la nature humaine est belliqueuse ou que la guerre est inséparable de l’humanité . Les grands récits et les grands mythes de la création du monde ne racontent -ils pas des guerres ? On peut penser à L’ Illiade d’Homère, à la mythologie nordique avec le Ragnarök, aux récit des chevaliers de la Table Ronde et à l’ensemble de la littérature épique .
Mais souvent , les récits célèbrent à la fois l’héroïsme des soldats , leur vaillance au combat selon des motifs traditionnels et le tragique de leur condition : la guerre , en effet, mutile les corps, impose une violence métaphysique aux combattants dont le dernier refuge est parfois la folie comme le montrent de nombreux récits de guerre comme Cris de Laurent Gaudé , par exemple ; L’homme devient à la fois sur-homme et sous- homme ; Surhomme car il s’arroge le pouvoir des dieux et se sent invincible au moment de donner la mort à ses semblables et sous-homme, réduit à sa part d’animalité, bête dégoutante qui se terre dans les tranchées en 14 et hurle de frayeur , allant jusqu’à se mutiler pour échapper à l’horreur du front . La guerre est donc ambivalent et révèle le meilleur et le pire de l’homme ;
De nos jours, de nouvelles réflexions voient le jour avec l’usage des armes de destruction massive ou des drones ; il convient alors de continuer à nous interroger sur le concept même de recours à la violence; Des régimes comme le totalitarisme ne survivent pas sans exercer une part de violence sur la population . Le concept même de totalitarisme doit être défini avec précision afin de savoir quel type de violence il suggère ; Etat oppressif , il transforme le peuple en une masse d’individus isolés sous la domination d’un chef qui impose un système pyramidal et gouverné par la Terreur ; Les esprits récalcitrants sont rééduqués dans des camps de concentration et la violence devient l’instrument purificateur qui conduit à l’émergence de l’homme nouveau ou homme pur. Néanmoins, les historiens différencient le régime nazi par sa brève durée et ses fondements racistes et nationalistes, du régime soviétique qui tend vers le communisme vu comme un égalitarisme universel .
La violence génocidaire est-elle le point ultime de la violence des Etats ? Comment la qualifier et comment y survivre ? Doit- on confondre crimes de masse et génocide? quand parle-t-on de crime contre l’Humanité ? Un crime contre l’humanité est l’assassinat, l’esclavage, l’emprisonnement abusif, la déportation, la torture, l’abus sexuel, la persécution de masse et tout autre acte inhumain accompli pour des motifs raciaux ou religieux. Ces crimes visent à détruire “l’être même de l’homme ” ; Au sens strict, le terme génocide ne s’applique que pour les Arméniens en 1915, la Namibie , les juifs et les tsiganes en 39/45 et les Tutsi au Rwanda en 1994; Pour les kmers rouges au Cambodge et la Bosnie, on évoque plutôt des crimes contre l’Humanité. Mais les témoignages s’accordent pour dénoncer les conséquences terribles de ces événements .
Comment réagir face à ces événements historiques ? Devons- nous nous sentir complices, coupables des crimes de nos ancêtres ? peut on pardonner ? doit -on le faire ? qu’appelle -t-on le devoir de mémoire ? est-ce important de témoigner ? la fiction peut -elle s’emparer de ces sujets ? qu’appelle -t-on des lieux de mémoire ? comment honorer la mémoire des disparus ? Autant d’interrogations auxquelles , les artistes tentent de répondre , chacun à leur manière , et avec leurs productions: livres, sculptures, figurines, dessins ,gravures . Après ce siècle de génocides qui a vu des guerres d’anéantissement se mettre une place avec la complicité de certains Etats , on peut se demander si les hommes qui se sont retrouvés pris dans cet engrenage de violence , ont pu demeurer humains ; Ils ont tué ,non par plaisir, non par obéissance mais parce qu’ils pensaient que c’était nécessaire ; En tentant de comprendre le processus psychique qui mène, dans cadre précis, à la violence , les chercheurs ne cherchent pas à déculpabiliser les bourreaux mais à définir la part de violence inhérente à notre nature humaine. Comment un homme ordinaire devient -il un tortionnaire d’enfants ? Le traumatisme provoqué par la Shoah entraine t-il de penser l’inhumanité de l’être humain ? Les conflits récents semblent donner raison à cette théorie ; Se retrouve-t-on face au mal radical ?
Lorsque l’Etat lui-même légitime le recours à la violence pour remettre de l’ordre dans une société menacée par la révolte , outrepasse -t-il ses droits ? Dans un contexte colonial, par exemple, le recours à la violence est apparu comme la seule solution pour retrouver une liberté perdue : guerre de libération, luttes sociales font parfois vaciller le pouvoir politique et écrivent aussi de nouvelles pages de notre Histoire collective . Dans certains cas, la violence des revendications des minorités opprimées apparait bien comme un remède à l’injustice dont ils sont les victimes de la part d’ Etats racistes . Est-ce alors une violence nécessaire ?