Louis Ferdinand Céline alias Monsieur Destouches est un écrivain sulfureux qui a longtemps été mis au ban de la littérature enseignée aux jeunes dans la mesure où durant la seconde guerre mondiale, il clairement pris parti pour Hitler et écrit plusieurs pamphlets violemment antisémites . Toutefois c’est surtout en tant qu’ancien combattant de la première guerre mondiale qu’il faut considérer la dimension autobiographique de son expérience sur le champ de bataille à travers Bardamu, le héros-soldat de son roman Voyage au Bout de la Nuit. Céline , dans un langage oral, parfois familier et un style très particulier , retrace l’épopée, sorte de découverte initiatique du monde à la manière voltairienne , d’un jeune homme ordinaire : Ferdinand Bardamu . Céline dénonce à la fois les horreurs de la guerre, le fait qu’elle rende l’homme bestial mais également son absurdité . Il rejoint ainsi les auteurs qui critiquent la guerre mais son ouvrage va bien au- delà et s’attaque aux abus du colonialisme, fustige l’invention du travail à la chaîne qui abrutit le travailleur et critique également les illusions amoureuses ; l’extrait que nous étudions se situe au début du roman; Bardamu essuie avec son régiment une attaque allemande qu’il décrit d’une drôle de manière .
Le héros de Céline adopte un regard cynique sur la guerre qu’il considère comme une imbécillité infernale ou monstrueuse . Voyons tout d’abord comment la guerre est présentée par le point de vue du personnage : le texte est ,en effet, écrit à la première personne du singulier et nous plonge dans les pensées du personnage . L’extrait débute par un regard sur les ennemis : ces ” Allemands accroupis sur la route , têtus et tirailleurs “; Les deux adjectifs ici reliés par l‘allitération en t donnent un caractère quelque peu comique à la scène: têtus souligne l’acharnement des tireurs et tirailleurs est employé dans un sens inhabituel: celui dont l’activité principale consiste à tirer. Un tirailleur est en réalité un soldat qui fait partie de l’infanterie légère et c’est un nom ..pas un adjectif ..L’écrivain a ajouté un suffixe péjoratif à un mot qu’il déforme ainsi pour lui donner une apparence argotique. La familiarité du langage est un des procédés utilisés par l’écrivain pour démythifier la guerre et la faire apparaître dans toute sa trivialité; Ainsi le regard du personnage sur la guerre peut sembler en décalage avec les descriptions habituelles ; Ces allemands qui les mitraillent semblent “avoir des balles à revendre, des pleins magasins sans doute” . Ce commentaire du personnage met en évidence l’inutilité de leurs tirs et en quelque sorte l’absurdité de la scène vue par le héros.
C’est d’ailleurs le point de vue du héros qui domine et qui traduit la vision de Céline sur la guerre . Le colonel qui dirige le régiment français est ainsi d’abord décrit de manière élogieuse et presque hyperbolique . Le personnage souligne sa “bravoure stupéfiante ” car il se comporte,en pleine attaque ” comme s’il avait attendu un ami sur le quai de la gare “. Cette précision dédramatise ce qui est en train de se dérouler et montre l’absence totale de peur chez cet officier qui se “promenait de long en large ..parmi les trajectoires” . L’attitude du colonel est donc très étonnante pour le héros qui,lui, est mort de peur :” je n’osais plus remuer ” est-il précisé à la ligne 12 . Son immobilité contraste avec les incessants déplacements du colonel et sa peur avec l’indifférence dont ce dernier semble faire preuve. A la ligne 13, le colonel est pourtant défini comme un monstre. “Le colonel,c’était donc un monstre” A première vue, on pourrait penser qu’il s’agit de montrer sa cruauté mais en réalité, le personnage met en évidence son inhumanité car il n’a pas conscience qu’il risque , à tout moment de mourir “pire qu’un chien, il n’imaginait pas son trépas ” . La comparaison avec le chien rend le colonel animal et le dévalorise parce dénué de peur , il n’est pas tout à fait humain. Pour Céline, la guerre transforme certains combattants en êtres inhumains car elle les prive de la conscience de leur humanité. Ils semblent alors mépriser la mort et paraissent indifférents à leur trépas. On peut également interpréter ce portrait du colonel comme une sorte d’admiration de l’inconscience de certains soldats vus par ceux qui ont vraiment peur d’être tués. ” Je conçus en même temps qu’il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves , et puis tout autant dans l’armée d’en face . ” Céline utilise ici un nom aux connotations mélioratives : braves, pour révéler le courage de ces soldats dans les deux camps. Bardamu fait écho à un sentiment partagé par de nombreux hommes de troupe qui déplorent que cette guerre ne prenne pas fin. Le courage des soldats apparaît dans ce contexte comme un obstacle à la fin de la guerre.
Cette idée d’absurdité d’une guerre qui n’en finit pas, revient à différentes reprises dans la scène . Dès la ligne 2, une première remarque suggère la désolation du personnage : ” La guerre décidément n’était pas terminée ” Rappelons- le: à la plupart des soldats engagés ou mobilisés, les autorités militaires avaient promis une guerre éclair, très brève en raison d’une victoire certaine sur les allemands. On mesure donc ici la déception des troupes lorsque la guerre s’enlise au fil des années. Le héros craint alors que cette “imbécillité infernale”, c’est la périphrase utilisée pour montrer l’absurdité dévastatrice de la guerre, ne s’arrête jamais : “avec des êtres semblables,cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment.” . A la ligne 17, le héros désigne clairement l’inconscience des soldats comme l’une des causes qui permet au conflit de se poursuivre en dépit du nombre des victimes de part et d’autre. La dimension mondiale de cette guerre est également rappelée avec le nombre des combattants : “ un deux, plusieurs millions peut-être,en tout ?”
Au fur et à mesure que les tirs de mitrailleuse se poursuivent, le personnage se met à paniquer ; Paralysé, d’abord, par les tirs ennemis qu’il compare à de “petits bruits secs” comme pour en diminuer la gravité, il évoque sa “frousse “terme familier pour désigner une peur légère , qui devient “panique ” ( l 16 ) . Et finit par se transformer en effroi à la pensée d’être le seul lâche sur terre Cette évolution des perceptions du personnage sera traduite syntaxiquement par l’apparition d’une très longe énumération de la ligne 19 à la ligne 25. Le personnage montre alors à quel point il se sent perdu, au sens propre comme au sens figuré. “perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ” ( l 19 )
Lorsque les romanciers décrivent la guerre et l’expérience des combattants sur le terrain, il est fréquent qu’ils mentionnent les dégâts à la fois matériels et psychologiques que ces affrontements produisent sur les hommes présents. Céline ne fait pas exception à cette règle mais certains détails peuvent sembler étonnants.
Ainsi au début de l’attaque, Bardamu se plaint de devoir être à la campagne dont il ne semble guère goûter les charmes. Il évoque ce décor en ne donnant que des aspects négatifs et dévalorisants : le caractère triste du paysage par exemple , et précise qu’il n’a jamais pu sentir la campagne : ce qui est une manière de parler familière; Il mentionne ses bourbiers ainsi que ses maisons vides et ses chemins qui ne vont nulle part . Le caractère au demeurant déplaisant, du cadre pour le personnage est aggravé par la présence de la guerre qui dénature le paysage: ainsi les arbres font alliance avec les mitrailleuses allemandes : “ les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous ” (ligne 10 ). Le lecteur a même l’impression que les balles ennemies font partie de la Nature hostile et que les tirs se sont déclenchés au moment où le vent s’était levé “brutal” . Le romancier se sert de la Nature et des champs lexicaux de la tempête ou du cataclysme pour suggérer la violence qui s’abat sur les soldats et qui émane, elle , des hommes et pas des éléments déchaînés.
Le déchainement des hommes est suggéré de différentes façons dans l’extrait choisi; Tout d’abord par les tirs nourris et incessants des ennemis qui entourent les soldats français de “mille morts ” . On notera au passage que l’hyperbole a plutôt ici un caractère comique car il suffit d’une balle pour tuer un homme et lui donner la mort alors que le personnage décrit les rafales de mitrailleuses en les mettant en relation métaphoriquement avec un habit qui est plutôt quelque chose de protecteur “on s’en trouvait comme habillés” ( l 11 ) La violence semble ici atténuée par la métaphore qui néanmoins connote le danger mortel omniprésent .
La violence de l’attaque et ses conséquences se manifestent surtout vers la fin du passage avec l’énumération qui tente de restituer le désordre du champ de bataille. Les soldats sont d’ailleurs qualifiés par ce qu’on pourrait considérer comme une sorte d’oxymore : fous héroïques ( l 20 ). L’alliance de ces deux termes peut ,en effet, surprendre car habituellement l’héroïsme implique une volonté d’agir en accord avec certaines valeurs alors que la folie prive justement l’homme de pouvoir se servir de sa pleine conscience et de sa volonté. Comment, dès lors, évoquer l’héroïsme de quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il fait ou qui n’ a pas conscience de ses actes ? Céline , à travers le regard de son personnage s’interroge sur la relation entre la lâcheté et la folie,; dans un autre extrait du roman, il expliquera que seuls les fous et les lâches survivent à la guerre. Le personnage de Bardamu se sent très seul et marginalisé , “perdu parmi deux millions de fous héroïques “. Il a conscience de sa différence et sa détresse est perceptible à travers notamment la question qu’il se pose “Serais-je donc le seul lâche sur terre ? “(l 19 ). L’auteur au moyen des réactions de son personnage nous fait appréhender la frontière mouvante entre courage et inconscience, peur et lâcheté qui sont des notions subjectives. Pour certains le courage pur sera de la folie et pour d’autres la fait de fuir sera considéré non pas comme de la lâcheté mais comme un réflexe de survie. Une chose semble certaine: les soldats qui font preuve de courage ont beaucoup plus de chances d’être tués les premiers mais ils meurent en braves.
Le romancier tente parfois d’inventer une langue qui lui permet de faire saisir une idée : ainsi, il modifie l’expression armés jusqu’aux dents en la transformant en armés jusqu’aux cheveux qui n’existe pas mais qui permet de faire le lien avec l’idée des soldats avec ou sans casques. L’expression a quelque chose de comique car s’il est possible de serrer un couteau entre ses dents , on voit mal comment un soldat pourrait transporter une arme dans ses cheveux ! Pourtant on comprend que ces soldats sont lourdement armés : ce qui est suggéré d’ailleurs par les tirs incessants du poste allemand et l’ampleur des bruits ajoute au désordre ambiant .
La scène de guerre et le champ de bataille sont évoqués à travers notamment des sensations auditives : les bruits sont nombreux et variés. “Les petits bruits secs” à la ligne 10 de la mitrailleuse sont d’abord vaguement identifiés “qui venaient de là-bas sur nous “ : il s’agit de montrer le début de l’attaque allemande. Peu à peu , le soir sont plus nourris et provoquent la panique du régiment .On voit alors apparaître au sein d’une longue énumération un véritable chaos orchestré par des allitérations et des rimes intérieures “ motos” rime avec autos; sifflant avec hurlant et à ces cris , on doit ajouter les bruits des déplacements des soldats : volant, pétaradant, caracolant ; Ces termes désignent , en effet, les différents modes de locomotion des soldats et les bruits de leurs engins ou montures : la moto et l’auto pétaradent , onomatopée qui rappelle le son du moteur à explosion , le cheval caracole et les hommes creusent ou cherchent à s’enfuir à pied en se défilant . Avec le verbe creuser, on peut penser qu’ils cherchent à se réfugier sous terre et cela nous rappelle que 14/18 est devenu une guerre de tranchées où vivaient les soldats dans la boue, le froid et la peur. Quant au verbe se défiler, il désigne familièrement le fait de s’enfuir lâchement . ( l 22 )
Mais ce qui rend également cette énumération chaotique comique, c’est le mélange et la juxtaposition entre les notations auditives, les modes de locomotion et les attitudes des soldats ; les soldats hurlent, tirent et sont même décrits comme comploteurs ce qui peut faire sourire dans ce contexte . Quelques notations suggèrent également la peur avec à genoux, creusant et surtout se défilant . On peut d’ailleurs relier l’idée d’embuscade à celle de piège mortel, connotée par l’image du cabanon. Les soldats tentent de s’enfuir pour échapper aux tirs ennemis mais beaucoup se sentent “enfermés sur la terre comme dans un cabanon “ . La guerre semble ici avoir envahi toute la terre qu’elle contamine et qu’elle s’acharne à détruire entièrement ” Allemagne, France, Continents , tout ce qui respire ” L’écrivain cite d’abord les deux camps ennemis avant d’étendre ce conflit à la terre entière ce qui suggère l’idée d’apocalypse . la dernière périphrase qui désigne le conflit est elle aussi étonnante: A la ligne 26 le héros déclare “Décidément je le concevais je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique” Il vient donc de prendre conscience , à la faveur de cette attaque , de ce qu’est véritablement la guerre; C’est son baptême du feu et cette expérience le révèle autant qu’elle le transforme . Il réalise qu’il a peur de mourir et il se sent comme pris au piège ; En effet, le verbe s’embarquer montre qu’il l’a fait volontairement mais que maintenant, il ne peut plus s’échapper de cette situation : il doit continuer et semble le regretter. Quant à l’expression croisade apocalyptique,elle suggère la destruction massive comme la fin du monde dans le livre de la Bible et elle s’oppose à l’idée suggérée par les croisades, guerres sainte pour de nombreux chevaliers occidentaux qui s’embarquaient pour libérer le tombeau du Christ à Jérusalem .L’idée de croisade est ambiguë car elle est le plus souvent associée à des guerres menées pour des causes justes, avec un engament véritable des troupes mais qui entrainent de fortes destructions et des massacres. La cascade d’hyperboles finale associées à des comparatifs ” cent mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ” traduit la folie des hommes engagés dans ce processus de destruction qui les prive de toute forme de conscience . Ils sont réduits à leurs pires instincts et à une animalité incontrôlable . C’est une image assez désespérée ici de la condition humaine . L’ animalisation est un procédé courant pour désigner les transformations qui s’opèrent chez les soldats dans le feu de l’action mais ici elle est poussée par Céline à son paroxysme.
Pour conclure, l’auteur fait parler à la fois sa mémoire et ses souvenirs de guerre et nous les fait revivre d’un manière déroutante; Il montre bien avec son héros Bardamu à quel point l’homme se sent démuni sur le champ de bataille, ahuri et parfois incapable de comprendre ce qui est en train de se passer; La violence et le danger mortel sont bien présents dans ce passage mais la guerre au final, apparaît surtout comme privée de sens ; d’abord imbécillité infernale et ensuite croisade apocalyptique; La volonté de tuer et de détruire est une constante et l’homme y perd une grande partie de son humanité ; C’est le langage coloré, vivant et inventif de Céline qui confère à cet extrait ainsi qu’à son oeuvre, une véritable originalité . Sa vision de la guerre , cynique et critique rejoint celle de nombreux écrivains qui en condamnent la monstruosité et qui déplorent que les homme soient assez fous d’abord pour la souhaiter, terriblement fous pour la continuer et encore plus fous de ne pas y mettre un terme définitif.