Dans cette séquence de début d’année , nous travaillerons à partir de chroniques judiciaires, de reconstitutions de procès , réels ou fictifs et nous analyserons l’art de la prise de parole , la rhétorique et la construction des plaidoiries d’avocats . Commençons par quelques définitions et un peu de vocabulaire .
L’éloquence, l’art de bien parler, se fonde sur les règles de la rhétorique grâce auxquelles un discours acquiert la capacité d’emporter l’adhésion du destinataire. Les règles de la rhétorique ont pour but d’accroître l’efficacité d’un discours , c’est à dire les effets qu’il produit sur un auditoire; Dans un tribunal, c’est particulièrement important car l’avocat doit convaincre le jury qui va ensuite se prononcer sur la culpabilité de l’accusé; Son pouvoir de conviction peut épargner à un prévenu des années de prison ou, s’il ne le défend pas avec suffisamment de charisme et ne parvient pas à emporter l’adhésion des jurés, alors son client peut être condamné lourdement. L’éloquence judiciaire est donc une qualité indispensable aux avocats. Dans la vie de tous les jours, être éloquent peut vous permettre de faire entendre votre avis, peut vous rendre convaincant.
Un peu de théorie sur la naissance de la rhétorique qui est définie comme l’art de bien parler par la mise en oeuvre des moyens d’expression et des figures du langage, appelées tropes.
Dans l’Antiquité, on distingue trois genres ; nous nous intéresserons donc, en ce début d’année, uniquement au premier : le genre judiciaire.
- le genre judiciaire, lorsque le discours est prononcé dans le cadre d’un procès, pour accuser (il s’agit alors du réquisitoire) ou défendre (il s’agit alors du plaidoyer). C’est un discours orienté vers l’établissement de la vérité, du juste et de l’injuste. Son but est de déclencher la pitié ou compassion du public en faveur de l’accusé ou de la victime .
- le genre délibératif, que l’on emploie dans les assemblées politiques ; l’orateur conseille ou déconseille sur les questions portant sur la vie de la cité ou de l’État. Ce type de discours a donc pour but de décider des décisions à prendre et on y discute de leur côté utile ou nuisible. C’est un discours orienté vers l’action.
- le genre épidictique, qui est celui de l’éloge et du blâme. Il s’agit souvent de discours d’apparat prononcés lors de cérémonies officielles , comme les oraisons funèbres, les célébrations de victoires, les commémorations d’événements importants .
Les orateurs antiques ont déterminé trois types de compétences à mettre en œuvre pour organiser la prise de paroles :
- l’invention (inventio), c’est-à-dire la capacité d’invention: il s’agit de trouver quoi dire, un sujet, et des arguments pour soutenir son propos.
- la disposition (dispositio), c’est-à-dire l’art d’organiser son texte , d’agencer les idées . Nos dissertations en trois parties (thèse, antithèse, synthèse) sont les héritières de cette « disposition ».
- l’élocution (elocutio), c’est-à-dire la capacité à arranger le style pour rendre le texte agréable à lire, ou à entendre dans le cas d’un discours. Dans le cadre d’un discours, donc d’un texte oral, on ajoutera la memoria (la capacité à apprendre par cœur un discours), et l’actio (l’art de bien réciter le discours).
La particularité de la rhétorique judiciaire est qu’elle se fonde sur des faits et des textes de lois; elle décrit les actions des prévenus et vise à établir soit une connivence avec le jury en faisant appel à ses sentiments ( l’art de persuader en utilisant le pathétique, l’émotion, le dramatique ) mais en faisant appel également à sa raison en se fondant sur des raisonnements logiques , des témoignages, des preuves irréfutables . L’éloquence judiciaire emploie un vocabulaire juridique particulier. Vous pouvez activer le lien suivant, disponible sur lumni.fr pour avoir connaissance avec précision du vocabulaire qu’on emploie dans un tribunal et particulièrement dans une cour d’assises, l’endroit où on juge les crimes. Un QCM pronote vous permettra d’évaluer votre connaissance du cours . Les mots en gras doivent être maitrisés. N’hésitez pas à les copier pour les mémoriser .
Le vocabulaire de la justice :
Voilà la présentation de notre première affaire : l’affaire Jérôme Kerviel contre la Société Générale.
A . Les procès dans l’affaire Kerviel : 2008 à 2018 d’après un article publié dans le quotidien Ouest-France
2008. La Société générale déclare avoir été victime d’une « fraude » dans ses activités de produits financiers dits dérivés. La banque accuse son trader Jérôme Kerviel, recruté en 2000, d’avoir pris des positions massives, à hauteur de 50 milliards d’euros, « soigneusement dissimulées par des opérations fictives ». Il en résulte une perte finale de 4,9 milliards d’euros pour la banque.La Commission bancaire inflige un blâme et une amende de 4 millions d’euros à la Société générale pour des « carences graves du système de contrôle interne ».
2010. Jugé seul responsable de la perte de 4,9 milliards d’euros de la Société générale, Jérôme Kerviel est reconnu coupable d’abus de confiance, faux et usage de faux, introduction frauduleuse de données dans un système automatisé, par le tribunal correctionnel de Paris. Condamné à 5 ans de prison et à une très forte amende. Il fait appel de cette décision. 2012. La cour d’appel confirme le jugement de première instance de 2010
2014 Kerviel entame une marche entre Rome et Paris. Il réclame au président François Hollande l’immunité en faveur de témoins dans son dossier .Mais la Cour de cassation valide la condamnation à cinq ans de prison dont trois ferme, qui devient définitive. Il est finalement placé sous bracelet électronique après quelques semaines à Fleury-Merogis .L’avocat de Kerviel dépose plainte pour « faux, usage de faux » et « escroquerie au jugement » à l’encontre de la Société générale.
2016. Un jugement condamne la banque à verser à Jérôme Kerviel plus de 450 000 euros pour licenciement sans « cause réelle ni sérieuse » et dans des conditions « vexatoires ». Par l’intermédiaire de son avocat, la Société générale annonce faire immédiatement appel contre la décision qu’elle juge « scandaleuse ». La cour d’appel de Versailles considère que la Société générale est elle aussi responsable. « Les fautes multiples commises par la banque ont eu un rôle majeur et déterminant dans […] la constitution du très important préjudice qui en a résulté pour elle. » La Cour d’appel réduit considérablement le montant des sommes dues par Kerviel à son ancien employeur, qui passe de 4,9 milliards d’euros à 1 million d’euros. C’est la première fois depuis 2008 qu’un tribunal souligne les fautes commises par la Société générale.
2017. Les juges d’instruction prononcent des non-lieux dans dans deux enquêtes ouvertes après ses plaintes contre la Société générale qu’il accuse d’avoir manipulé la justice.
2018. La Cour de révision examine la demande de révision de son procès pénal formulée par Jérôme Kerviel.
Analysons le réquisitoire de Maître Jean Veil , qui représente la Société Générale : texte n° 1
Notons tout d’abord qu’il s’appuye sur les faits en utilisant une métaphore : ils sont aveuglants ; Il faut traduire ici que les faits suffisent à faire toute la lumière sur cette affaire ; Ils sont écrasants pour l’accusé du point de vue de l’avocat de la banque. Il utilise ensuite une énumération ” faussaire, truqueur , menteur “ pour décrédibiliser l’accusé ; Ces mots aux connotations péjoratives sont des arguments ad hominem. Pour défendre une thèse, on peut , en effet utiliser deux types d’arguments : ad rem ( en se basant sur les faits , ce qui s’est passé ) et ad hominem ( en se basant sur l’humain, c’est à dire la personne elle-même, ses défauts, sa personnalité, son caractère , son physique ) . L’avocat emploie un vous pour s’adresser à son auditoire : ces adresses au public , sont couramment utilisées dans les discours afin d’augmenter leur efficacité. La stratégie de maître Veil consiste à discréditer l’accusé , à le faire passer pour un joueur compulsif, une mauvaise personne. “un joueur qui perd et qui rejoue ” ; Or, le travail d’un analyste financier n’est pas comparable à celui d’un joueur car il ne cherche pas à s’enrichir à titre personnel : l’argent gagné va dans les caisses de la société ; C’est donc un argument fallacieux qui peut induire un juré en erreur et vise à faire passer le jeune homme pour un irresponsable ” il s’est servi de la banque comme d’un casino”; La péroraison de l’argumentaire clarifie cette fois la comparaison avec les jeux d’argent et donne du salarié l’image d’un joueur qui met en danger ses patrons. Le jury peut sans doute être également impressionné par l’importance des sommes d’argent échangées et l’avocat affirme que la somme de 4,9 milliards est clairement due même si le jeune homme ne pourra pas payer. En insistant sur le fait que la banque aurait u réclamer davantage, le magistrat veut montrer que ses clients sont des gens honnêtes qui désirent seulement récupérer ce qui leur est du; Il présente donc sa requête comme légitime.
En face de lui, Olivier Metzner fut d’abord l’avocat de Jérôme Kerviel et sa stratégie se fonde sur la responsabilité de l’organisme bancaire; Son client , dans sa plaidoirie, s’est contenté de faire ce qu’on lui a demandé de peur de perdre son travail s’il refusait certaines opérations illégales. Les questions rhétoriques et les phrases exclamatives traduisent à la fois son indignation et sa colère ” de qui se moque-t-on ? ” Les anaphores marquent son incrédulité “Personne n’a rien vu “ . Il plaide ensuite en comptant sur le bon sens des jurés : cette qualité possédée par tous ,les rendrait ainsi aptes à prendre la bonne décision ; L’avocat les met en confiance et tente de s’attirer leur sympathie au moyen d’un technique appelée “captatio benevolentiae ” autrement dit chercher à plaire à son auditoire pour s’attirer sa bienveillance , faire naître une relation de confiance ou de complicité. Il accuse ensuite son confrère de défendre la banque et ses intérêts ; Il met en avant le fait que ce magistrat se soit contredit publiquement. Pour innocenter partiellement l’accusé, l’avocat qui le défend doit trouver quelqu’un d’autre à incriminer : il plaide en invoquant l’influence de la “spéculation folle ” qui aurait poussé Kerviel à commettre des fautes pour satisfaire la direction de la banque .La péroraison de son argumentaire lace une terrible accusation cette fois contre la banque qui chercherait à masquer des opérations dans lesquelles elle a perdu 2 milliards ; Kerviel lui servirait donc de bouc émissaire, de victime à sacrifier pour garder sa bonne réputation et son image . “Voilà la réalité de ce dossier “ conclut l’avocat qui défend ainsi sa vision des faits et minimise la responsabilité personnelle de son client. La justice devra donc décider si le salarié a agi à titre personnel ou sous la contrainte et al peine encourue dépendra du degré de sa responsabilité . La strat&égei demeure proche : rendre l’accusé sympathique et en faire une victime du système ; La dimension pathétique est d’ailleurs très marquée avec notamment l’image du “grand brûlé ” ; L’avocat, par cette formule, veut montrer que Kerviel gardera des traces toute sa vie de son exposition médiatique;
Comparons ce passage du réquisitoire avec cette déclaration de son avocat à la presse : “Ce grand brûlé médiatique est devenu mon ami, lâche son avocat, Me David Koubbi. Vous devez le relaxer, au moins au bénéfice du doute. Car ce n’est pas lui qui ment, mais la Société générale. On lui a appris à tricher, et il l’a fait. Jérôme Kerviel est coupable d’être ce qu’est la Société générale. Si vous deviez le condamner, que ce soit à une chose à laquelle il pourrait survivre : ni la perpétuité financière, ni quoi que ce soit qui pourrait l’empêcher de retourner voir sa mère, gravement malade »,
La célèbre chroniqueuse judiciaire Pascale Robert-Diard évoque la stratégie du nouvel avocat de Jérôme Kerviel et fait part de ses doutes sur l’efficacité avec laquelle il tente de défendre son client .
En remplacement de Me Olivier Metzner, qui a jeté le gant, il [Kerviel] a choisi l’un de ces avocats qui font merveille à défendre leur client aux marches du palais, sans contradicteur, mais qui peinent à démontrer ce qu’ils avancent à l’intérieur de la salle d’audience. Ainsi est Me David Koubbi : la solidité et la rigueur de ses arguments sont inversement proportionnelles à la passion avec laquelle il les énonce. (…) Là où il faudrait jour après jour creuser, même modestement, la faille du doute, ce précieux doute qui doit bénéficier à l’accusé, l’avocat de Jérôme Kerviel tourbillonne, tonitrue, promet chaque jour un nouvel élément. Des documents, un témoin, forcément explosifs. Survendus dehors, lesdits documents ou lesdits témoins se révèlent rarement à la hauteur des promesses devant la cour.”
Son commentaire relance le débat autour de l’éloquence et de la vérité : la vérité doit-elle s’effacer au profit de l’éloquence ?