Le personnage de Barboni dans le roman de Gaudé est au centre de deux épisodes dramatiques: l’exécution à bout portant d’un coursier allemand et le vol du lance-flammes à l’unité allemande durant la seconde vague de l’assaut mortel. Le personnage est recomposé par l’intermédiaire des voix de ses camarades qui semblent se prolonger et nous permettent de revivre l’action, sous différents angles, et avec un point de vue différent .
Dans les deux épisodes, le procédé narratif est identique: des témoins de l’action la commentent, racontent ce qu’ils voient et proposent une interprétation des faits selon leurs propres convictions . Une chose est sûre : le personnage de Barboni laisse rarement le lecteur indifférent ; Il risque de le choquer, ou de lui faire ressentitr de la pitié. A travers lui, l’écrivain nous montre jusqu’où la guerre peut entraîner les soldats, leur faire oublier la morale, les limites entre le Bien et le Mal et les entraîner dans un univers qui n’est plus régi par les mêmes valeurs .
La première rubrique pourrait porter sur la parole en tant que témoignage et relever dans les deux extraits, les marques qui visent à rendre le discours authentique : ce qu’on nomme les effets de réel. On notera, par exemple, les verbes qui font appel aux sens comme : j’ai entendu un coup de feu (l 1), j’ai vu (l 2) , j’ai tout vu (l 8) , je l’ai vu (l 8 et 9 Dans les deux interventions suivantes, celles de Dermoncourt et Messard, ces verbes disparaissent au profit des interprétations .
La description des faits est prise en charge par chacune des voix : chaque voix propose, en effet, d’abord un témoignage et ensuite, dans un second temps, propose une explication à ce meurtre de sang froid. Les 4 voix sont le plus souvent concordantes mais ne privilégient pas toujours les mêmes analyses. Le geste de Barboni est décrit soit comme un acte monstrueux avec notamment les détails réalistes horribles donnés par Ripoll : “balle en pleine tête, à bout portant, vaste cratère sanglant , chair ouverte à vif” Comme si en abattant ce jeune coursier, il l’avait privé de son humanité et s’était du coup, privé de la sienne. Castellac propose de ce geste une explication placée sous le signe de la religion: il y voit une sorte d’extrême onction administrée au prisonnier dans le but d’abrèger ses souffrances : pas de brutalité ni d’horreur ici mais de la douceur ” se pencher d’abord doucement “l 9 “poser délicatement l 10 ; Barboni est alors comparé à un prêtre ( l 14) qui administre les derniers sacrements à un mourant pour l’apaiser . Cependant cette douceur contraste violemment avec la suite de la description : “il a tiré. en plein visage. Avec calme. Avec paix. Il a tiré ” l 18 La répétition du verbe tirer semble ici encadrer l’action et le soldat la qualifie de “geste monstrueux” . La douceur fait place à l’horreur et le contraste rend le geste d’autant plus saisissant, presque sacrilège.
Les connotations dévalorisantes apparaissent avec le verbe souiller ( l 19 ) et la malédiction qui va s’abattre sur les autres hommes , par solidarité. Après avoir montré le geste de Barboni comme une sorte de bénédiction, l’auteur l’inverse ici et le révèle cette fois sous l’angle de la malédiction. Ces derniers se sentent coupables de ne pas avoir pu empêcher les faits de se produire . Dès le début de l’extrait , la prière de Barboni nous avait mis sur la piste d’une interprétation religieuse et Demoncourt, qui est le troisième soldat à commenter la même scène, commence par évoquer le geste de son camarade comme un défi au Ciel ; ici le mot Ciel est la métonymie qui désigne Dieu et , à plusieurs reprises au cours du roman, les combattants vont chercher à se tourner vers Dieu pour tenter de trouver des réponses aux questions qu’ils se posent.
Le silence de Dieu peut parfois sembler insupportable aux hommes car ils ont l’impression que ce qu’ils font n’a pas de sens ; la guerre les confronte au fait de devenir des meurtriers; ils tuent pour se défendre , pour sauver leur vie, pour ne pas mourir mais le simple fait d’ôter une vie a des répercussions ; Ainsi Jules, au début du roman,lorsqu’il sauve Boris est marqué par son geste et c’est aussi l’une des raisons qui peuvent le mener à finalement déserter. L’hypothèse de Dermoncourt est que Barboni a voulu faire réagir Dieu , attirer son attention sur lui . Cette prière le De profundis , est en effet un cri poussé par les croyants qui en appellent ainsi à la miséricorde divine. Prière des morts, prière prononcée à l’intention des morts pour qu’ils soient en paix, cet extrait des psaumes est une sorte d‘appel au secours et ce gouffre qui traduit le mot latin de profundis .., peut être vu comme l’enfer de la guerre. Barboni a-t-il souhaité provoquer Dieu et l’insulter comme le suggère Dermoncourt à la ligne 27 ? Ou a -t-il simplement cherché à l’appeler avant de mourir , une sorte de dernier cri comme un appel à l’aide , une prière ?
Pour Dermoncourt, “le grand ciel gris de la guerre était vide “: le réconfort ne viendra donc pas de la foi pas plus que le salut ; “personne ne répondait ” et ce silence amplifie les appels au secours des hommes, les rend pathétiques et même tragiques ; Messard évoque Dieu sous la forme du regard absolu (l 31) et il met le geste de Barboni sur le compte de la peur ” parce que la peur en lui était trop grande” et il mentionne les conséquences de ce geste : ” C’est comme un suicide ” ; il le compare même à une hémorragie : “par ce meurtre, il s’est ouvert les veines ” . L’image de l’hémorragie évoque le sang versé , que ce soit celui de l’homme qui attente à sa propre vie ou celui que verse le meurtrier et cette image rappelle le “cratère sanglant ” au début de l’extrait . De plus, Messard indique que désormais son camarade va être banni : les autres soldats choqués, ne vont plus lui adresser la parole et envisageront même à un moment de le supprimer de peur qu’il ne devienne un danger pour eux .
Nous avons donc vu que ce meurtre hautement symbolique était , de l’avis général, considéré comme “monstrueux ” mais que les témoins lui attribuent une valeur légèrement différente : provocation ultime pour Dermoncourt, geste gratuit pour Ripoll, geste profondément religieux pour Castellac et suicide déguisé pour Messard. Tous s’accordent cependant à penser qu’il vient de se passer quelque chose de grave et qu’une limite a été franchie; à travers les répétitions de ces quatre voix, à travers leurs accords et leurs discordances, l’écrivain construit un personnage énigmatique dont la propre voix n’éclaire qu’imparfaitement les ténèbres intérieures . Ici, le personnage de Barboni ne fait pas entendre sa propre voix, il est focalisé par les regards de ses compagnosn et l’écrivain se fait l’écho de leurs interrogations, de leurs incertitudes et de leur subjectivité . Il ne s’agit pas de raconter une histoire qui serait toute faite avec un narrateur unique qui dirige les pensées des lecteurs mais justement de faire entendre, à travers ces différents cris, la diversité des voix et de proposer plusieurs interprétations d’une même scène afin de la recomposer sous nos yeux comme un kaléidoscope d’images qui se font et se défont .
Le second extrait fonctionne selon le même encodage narratif : Barboni est toujours sous le feu croisé des regards de ses compagnons qui vont renouer un lien avec lui en dépit de la folie qui peu à peu le gagne et l’isole. Cet extrait peut être analysé d’abord comme une sorte de portrait collectif de Barboni avec le jeu des regards des témoins et le travail sur les notations réalistes : ” s’est mis à bouger, je l’ai regardé minutieusement ..je voyais sa bouche l 6 , il n’est pas impossible, je ne sais pas ” l 10 Le témoignage de Castellac laisse ainsi différentes interprétations ouvertes et donne au spectateur l’impression que la scène se déroule sous les yeux des personnages; Quand , par exemple, Castellac précise : “je voyais sa bouche articuler ” mais qu’il ne peut entendre le son de sa voix à cause du bruit de l’assaut , cela confère une forme d’authencité au récit du personnage et cela produit un gros effet de réel pour le lecteur.
Messard lui aussi se pose des questions et semble hésiter entre différentes interprétations : ” je me demande l 25, 26 et 30 . Il se pose des questions traduites par des interrogatives sans pour autant, chose étonnante, que les points d’interrrogation apparaissent à la fin des phrases : peut -être 31, 36, qui de nous 33, 37, 38 ; Les nombreuses anaphores créent un effet de leitmotiv et traduisent une sorte de prière paienne celle là mais à mettre en relation avec la prière de Barboni.
La folie de Barboni fait l’objet de la plupart des visions: chacun de ses compagnons l’observe avec attention et tente de comprendre ce qui se passe en lui . Les symptômes physiques font l’objet de descriptions précises : tics nerveux ligne 3, comme rongé par des mites l 3 : ici la comparaison avec des insectes dévorateurs présente Barboni dans le rôle d’une victime; La nervosité du personnage se prolonge à son rire l 16 et son corps est traversé de décharges électriques l 18 qui se transforment en image du singe épileptique dans la voix de Messard ligne 43. Il est à la fois deshumanisé et présenté comme malade et sa folie , une fois de plus, le soustrait à l’humanité.
La guerre est souvent, dans les romans, un thème qui permet de faire réfléchir à la notion même d’humanité, de condition humaine et les interrogations des soldats à propos de la folie de Barboni vont dans le sens de cette réflexion à dimension philosophique . Cet extrait présente, en effet, differents aspects de la folie : elle peut d’abord se confondre avec une forme de souffrance qui s’imprime sur le visage du personnage : ” grimaçant comme un damné ” l 5 avec les yeux levés au Ciel comme pour y chercher Dieu ou attirer son attention l 5 . Castellac évoque ensuite un gouffre d’inconscience l 33 et cela peut faire retour sur la prière aux morts de l’extrait précédent. L’image de la colline calcinée d’excommunié comporte elle aussi des références religieuses qui rappellent que les hommes considèrent Barboni comme écarté du monde des hommes . De nombreuses références au feu alimentent la métaphore filée qui peut d’ailleurs se confondre avec la guerre car on emploie aussi le mot feu pour désigner les combats : la colline calcinée par exemple ou l’oxymore pluie de feu ligne 18, les balafres fumantes qui personnifient la terre et l’assimilent à un visage humain blessé ligne 21, le mot brûlé à jamais ligne 30, repris à la ligne 42 avec le front lui a brûlé le cerveau . Ce feu se retrouve aussi dans le ciel à la fin de l’extrait où Messard fait remarquer que le ciel est rempli d’éclairs comme pour dévoiler la colère de Dieu ligne 60 et que seul Barboni a le courage de se tenir debout sous le feu ligne 66.
Les éléments se déchaînent et la guerre elle même se transforme en tempête comme souvent ; il est question de bourrasque ligne 25, de grande tempête ligne 35 et Messard ajoute lorsque Barboni ôte son casque et le jette aux allemands : “Aucun casque n’empêchera la tempête de nous disloquer ” ligne 70. L’homme paraît bien frêle face à ces éléments déchaînés et la folie peut être considérée comme une sorte d’écran protecteur contre la réalité : ce qui expliquerait que ses camarades l’envient et envient sa joie ” Les commentaires des trois soldats mentionnent les mêmes détails : “il ne voit plus personne ligne 27″ , “la folie le possède et peut– être cela lui évite les peurs qui nous terrassent tous ligne 48 ou ‘La folie lui a voilé les yeux “. Barboni semble indestructible mais il n’est plus non plus tout à fait humain car la folie le prive d’une partie de son humanité : il a des rictus déments ligne 19 et se met à rire comme un fou : il applaudit même chaque explosion comme le ferait un enfant ravi et piaffe de jouissance l 30. Ses compagnons sont partagés entre la pitié l 40 et l‘admiration de Demoncourt par exemple ligne 55 ” je voudrais lui demander de m’apprendre à rire ” “il semble indestructible” ; Et le lecteur lui aussi ne peut s’empêcher d’être à la fois ému par ce personnage et dégoûté aussi ; l’épisode du casque souillé joue un peu ce rôle mais le lecteur changera d’avis quand il comprendra le geste fou et héroïque de Barboni devenu une torche vivante et dont le corps se répandra en “mille morceaux d’homme qui montent au ciel “. De plus quand Barboni fera réentendre sa voix alors le lecteur comprendra aussi la folie destructrice qui désormais l’habite tout entier .
Plan possible :
1.Quels visages de la guerre Barboni représente- t-il ?
a) un sujet d’observation : une grande attention lui est portée
descriptions précises de son état et de ses gestes , examen des symptômes physiques
chaque soldat concentré sur lui : leurs voix se rejoignent ou divergent
b) un sujet d’ inquiétude et de controverse
la peur de la folie, de ses réactions : une joie étrange et choquante, redevenu enfant
certains sont prêts à le tuer et d’autres l’admirent et envient sa force ou son inconscience
il semble orchestrer la tempête : tout puissant ?
c) un sujet de réflexion
le geste sacrilège : peur panique ou provocation ultime ?
les nombreuses questions qui se posent à son sujet
l’envier ou le prendre en pitié : comment réagir face à sa folie ? émouvant ou irritant ?
Un personnage mystérieux décrit par des témoins qui n’ont pas le même point de vue; nous n’avons pas accès à son intériorité et à ses pensées donc il demeure énigmatique; un personnage qui permet la discussion autour des risques de la folie et des conséquences de la guerre sur les soldats . Annonce de son rôle dans la suite du récit.