- Les questions essentielles
Lorsqu’on réfléchit aux pouvoirs de la parole, plusieurs questions se posent et plusieurs pistes méritent d’être explorées. Les manuels proposent ainsi des sous-thèmes qui peuvent chacun être illustrés par des textes ou des œuvres . Ainsi on distingue habituellement l’art de la parole et ses manifestations à travers l’éloquence; Le film A voix Haute présente des jeunes gens qui font l’apprentissage de l’éloquence ; Ils reçoivent des cours de diction avec des poètes, des avocats et des musiciens, s’entrainent à rechercher des arguments, à débattre de manière organisée et découvrent, ensemble , le souffle , les techniques théâtrales qui permettent de mettre ne voix et mettre en scène leurs discours. Chacun témoigne de ce que représente pour lui la parole : parole qui libère , qui permet de s’affirmer, qui me met en contact avec autrui, qui permet de faire entendre ce qu’on a à dire sans les contraintes et les règles de la langue écrite . Chacun d’entre eux utilise différentes techniques pour renforcer son éloquence : l’humour, la poésie, le jeu théâtral en imitant un personnage mais , au final , certains semblent plus convaincants que d’autres; Qu’est-ce qui donne de la force à leur prise de parole ? Est-ce leur sincérité, leurs qualités humaines ou leurs qualités stylistiques ? Le charisme nous touche mais il est parfois subtil de l’analyser. Les discours politiques sont souvent construits de manière rigoureuse et déploient un important arsenal rhétorique. La vérité est définie par sa conformité à la réalité ; dans le domaine scientifique, une vérité doit être démontrée et devient alors une connaissance . Une opinion , en l’absence de preuve ne peut être tenue pour vraie ou pour fausse mais le concept de vérité peut se décliner : on distingue la vérité universelle admise par tous et des vérités relatives car les hommes ne parviennent pas toujours à s’accorder sur ce qui leur semble vrai . La parole peut ainsi nous tromper car elle a le pouvoir d’énoncer des choses fausses comme si elles étaient vraies . La manipulation réside en partie dans cette faculté de nous faire croire à des choses fausses en leur donnant l’apparence de vérités comme la propagande . La sincérité désigne la volonté de ne pas tromper l’autre: on peut être sincère et pourtant se tromper;L’orateur politique surtout dans la mesure où il cherche à influencer son auditoire peut ne pas être sincère. Une parole sincère est rarement mensongère et se confond parfois avec la parole authentique qui désigne une parole qui ne cherche pas à falsifier, à embellir, à tromper: elle se donne comme le reflet d’une Vérité .
On cherche donc à savoir d’où vient l’autorité de la parole et l’une des questions les plus fréquentes consiste à se demander si l’éloquence doit l’emporter sur la vérité ? Si l’efficacité doit prendre le pas sur l’authenticité ? Tout dépend , en réalité, du cadre dans lequel la parole s’exerce . Un avocat n’a pas les mêmes ambitions qu’un homme politique ! Un amoureux et un dictateur ne vont pas user des mêmes ressources rhétoriques pour convaincre et persuader. Dans Le Brio, nous avons pu mesurer , avec la figure du professeur brillant mais toxique en parole , cynique et véhiculant des idées racistes et misogynes, qu’un orateur peut exercer une influence sur un auditoire et se pose alors la question de la manipulation. Les séductions de la parole peuvent s’exercer dans différents domaines : le discours amoureux, par exemple, n’échappe que très peu à la flatterie car il tente de renvoyer à la personne qu’on cherche à séduire, une image embellie . La flatterie est souvent une arme difficile à manier comme le démontre La Fontaine dans de nombreuses fables ; Les flatteurs cherchent à plaire, à se protéger des puissants , à obtenir leurs faveurs mais ils entrent ainsi dans une parole entravée, qui exprime une relation de dépendance . Ce qui nous amène à évoquer la domination par le langage avec la question de la démagogie par exemple, ou du contrôle des mots . C’est cet exemple qu’illustre la dystopie de George Orwell: 1984. L’auteur y réfléchit sur la notion de dictature et tente de montrer qu’un régime totalitaire peut être tenté de s’appuyer sur la censure , et plus particulièrement d’engager la réforme du langage afin d’imposer ses idées et de mieux contrôler la formation des pensées ; On peut brûler les livres comme l’ont fait les nazis afin d’empêcher la propagation des idées contraires à leur idéologie destructrice, on peut aussi inventer de nouveaux mots ou interdire l’usage de ceux qu’on cherche à éliminer. Examinons ensemble comment s’y prend Big Brother dans 1984.
2. Imposer un nouveau langage
Le roman d’anticipation de Orwell écrit en 1948 nous propose une dystopie particulièrement effrayante car le dictateur va travailler à réformer la langue en détruisant un maximum de mots . “Nous taillons le langage jusqu’à l’os” affirme Syme, qui travaille à l’unité de réforme du dictionnaire ; cette métaphore connote la violence exercée sur le système même de la langue, sur la chair des mots, En réduisant les possibilités d’expression, le dictateur va automatiquement éradiquer certaines possibilités de penser des notions qui vont disparaître comme par exemple paix ou liberté ; Pour accélérer le processus , Big Brother emploie toutes les ressources de la propagande et va même jusqu’à placarder des slogans tels que l’esclavage c’est la liberté (slavery is freedom ) ou la guerre c’est la paix , afin de semer la confusion dans l’esprit des hommes; Manipuler le langage revient à agir sur les consciences , sur les esprits et à terme, sur les mentalités; ainsi la police de la pensée qui extermine les opposants deviendra inutile et il n’y aura plus besoin d’employer la force et la violence;
On obtient un conditionnement , parfois sous la forme d’un lavage de cerveau comme on peut le voir dans d’autres modèles dystopiques. L’action sur le langage s’avère très puissante . Les réformateurs vont ainsi agir sur les moyens d’exprimer l’intensité d’une notion en supprimant les synonymes et en réduisant ‘les verbes et les adjectifs où il y a le plus de déchets ; l’exemple proposé par Syme est simple : on garde le mot bon; on fabrique son antonyme avec le préfixe in – et ensuite on utilise des signes mathématiques pour préciser le degré : double plus bon est ainsi deux fois plus bon ; la logique mathématique s’applique ici à la construction du langage et prive l’homme de la possibilité d’exprimer des émotions . Le novlangue a pour but de remplacer l’ancilangue et de “restreindre les limites de la pensée” . Moins il y aura de mots et plus le champ de la conscience se rétrécira . L’invention de la novlangue est donc l’exemple d’une tentative de domination de l’espèce humaine par le contrôle du langage. ” la révolution sera complète quand le langage sera parfait ” ; le gouvernement va donc devoir détruire toutes les preuves de l’existence de l’ancilangue, c’est à dire concrètement, toute la littérature du passé. Tous les anciens livres seront réécrits et traduits . “ le climat total de la pensée sera autre..” Winston, le héros, comprend alors que Syme est trop intelligent pour rester en vie : le Parti va l’éliminer car il a parfaitement compris ce que Big Brother s’apprête à réaliser : la suppression définitive de toute forme d’orthodoxie, c’est à dire d’opposition.
Orwell imagine ainsi comment une dictature politique peut exercer une forme de contrôle sur les esprits ; Il s’inspire bien sûr du modèle nazi mais aussi des dictatures communistes de l’ex URSS et de l’ancien bloc de l’Est qui emploie des polices secrètes pour traquer les opposants comme la Stasi, par exemple en Ex RDA ou le KGB en URSS.