Certains hommes sont- ils plus sensibles que d’autres ? peut on éduquer sa sensibilité ? Comment l’artiste se sert-il de sa sensibilité pour créer des œuvres qui sont l’expression de son Moi et traduisent sa vision du Monde ? Si la rêverie est au cœur du romantisme , la création de paysages états d’âme ne se limite pas à cette période et on retrouve, encore aujourd’hui, chez de nombreux artistes , une sensibilité face à la Nature qui leur permet de décrire leur intériorité en créant des correspondances entre le monde visible et le monde spirituel , invisible. Comment traduire avec des mots ces pensées fugitives qui s’emparent de l’artiste face à un spectacle naturel qui l’émeut ? Le choix de la poésie, à cause de sa musicalité , est privilégié : son rythme et ses accords traduiraient les mouvements de l’âme; Comme l’écrit Rimbaud , en 1871 , dans une lettre à Paul Demeny appelée lettre du Voyant , la mission du poète est de trouver une langue adaptée à ces visions, à la traduction de ces instantanés . “ Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant.
Rimbaud se montre très sévère avec la première génération romantique comme Musset et Lamartine mais il loue les qualités de certains poètes qu’il admire : ” Les seconds romantiques sont très voyants : Théophile. Gautier, Leconte de Lisle, Théodore de Banville. Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine — les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. ” Nous voyons ici que Rimbaud critique la dimension classique des poèmes baudelairiens, souvent proches du sonnet . Toutefois, Baudelaire , lui aussi, à cherché une forme nouvelle , peut être pas à travers Les Fleurs du Mal mais ses essais de prose poétique furent nombreux et ils donnèrent notamment naissance à un recueil intitulé “Spleen de Paris” ou “petits poèmes en prose” qui paraîtra en 1869. La prose poétique diffère de la poésie versifiée dans la mesure où elle ne fait pas apparaître le découpage des vers avec des retours à la ligne et n’applique pas de règle précise de versification. Les rimes intérieures ou rimes blanches y sont nombreuses. Souvent lyrique et mélodieuse , la prose poétique est vue comme une tentative de libérer la parole poétique du carcan de la rime et des formes fixes. Elle se distingue du poème en prose par sa ressemblance avec un texte romanesque ; Dans le poème en prose subsiste souvent une empreinte formelle avec des vers libres et des mini-paragraphes ou des vers longs formés sur le modèle biblique et appelés versets. Baudelaire définit le poème en prose comme ” le miracle d’une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme , aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ” C’est donc clairement la souplesse qui est la qualité recherchée : une langue qui pourrait épouser les mouvements de l’âme comme l’exprime Rimbaud deux ans plus tard, en 1871 dans sa lettre du Voyant. Les deux poètes travaillent donc dans le même but : renouveler la forme poétique afin qu’elle adhère aux mouvements de la sensibilité.
Comment le poète nous donne-t-il accès à ses sentiments ?
On constate tout d’abord la présence d’un champ lexical de l’intime : le poète nous fait partager ses états d’âme et nous donne accès à ses sensations en les décrivant: ” pénétrantes jusqu’à la douleur” écrit -il pour qualifier ce qu’il ressent à la fin des journées d’automne. L’intensité de sa perception , cause sa souffrance et pourtant il ne parvient pas à la nommer explicitement ; A la manière de Verlaine lorsqu’il tente d’expliquer les causes de sa mélancolie, il évoque un Mal obscur, “vague” et qui au départ devait être délicieux; On note ici une transformation dans les sensations du poète qui évoluent du plaisir vers la douleur. Le promeneur semble se perdre dans le paysage et sa blessure, qu’on retrouve avec la métaphore de la pointe acérée, est causée par le spectacle de l’Infini ; On peut peut être ici évoquer l’horizon et “ l’immensité du ciel et de la mer ” ; L’homme saisi par la contemplation étend son moi aux dimensions de l’univers; cette dilatation du moi provoque une perte des repères ; L’individu perd conscience de ses limites pour ne plus faire qu’un avec l’immensité : ” car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite ” . Le retour à la réalité , c’est à dire la prise de conscience à nouveau de sa finitude, provoque une sensation douloureuse ; cette douleur de la réintégration dans son enveloppe corporelle, a été mise à jour par les neuro- sciences avec le phénomène de l’observation des EMI ( expériences de mort imminente ) . Le phénomène de décorporation est également attesté dans la méditation et le mysticisme religieux. Le poète nous fait partager cette expérience intime : il est comme transporté dans le paysage avec sa projection dans un élément visuel ” une petite voile frissonnante ” qu’il lie à son “irrémédiable existence ” . Cette voile frissonnante, métonymie du bateau, renvoie à sa sensation de sa solitude au milieu du vaste univers. Les deux propriétés retenues : ” petitesse et isolement ” semblent définir l’étroitesse de sa condition humaine et dans “les Fleurs du mal”, il insiste souvent sur son “désir d’expansion infinie “, la possibilité d’une élévation spirituelle qui lui ferait toucher le Ciel et rejoindre le monde des Idées ; Ce mouvent d’expansion est défini dans notre extrait par “ ces pensées , qu’elles sortent de moi ou s’élancent des choses ” Le poète indique ici une circulation entre sa conscience et la Nature , circulation diffuse et intense qu’il théorise dans son sonnet Correspondances où il rappelle que “La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles “. L’homme y traverse alors des forêts de symboles et doit s’efforcer de décoder ce langage à la fois étrange et familier . Le poète devient le traducteur de ce mystérieux langage. Cette sorte d’animisme est évoquée par Baudelaire avec de nombreuses références religieuses .
Le poète sous l’effet de cette contemplation ressent bientôt un mouvement d’exaspération : “l’énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive ” ;La formulation paradoxale, presque oxymorique , souffrance positive , rend compte de cette évolution des sensations. Baudelaire s’efforce ici de traduire ce trop plein de sensibilité : La métaphore instrumentale le transforme en un violon dont l’archet , ici illustré par les nerfs serait trop tendu ; L’image de l’instrument dissonant, de la cloche fêlée ou du violon qui devient criard est un leitmotiv dans son univers poétique; Constamment à la recherche de l’harmonie, chaque échec se traduit , sur le plan musical , par ces fausses notes .La volupté, ce plaisir intense, lié à la contemplation, se mue en souffrance et la Nature elle-même devient le bourreau ; Nous assistons alors à une double métamorphose : celle de l’univers et celle du poète; Le paysage le torture et il reproche à la mer son insensibilité et au spectacle son immuabilité , deux éléments qui caractérisent son inhumanité et qu’en même temps, il lui envie car il est lui -même prisonnier de sa sensibilité et des changements permanents de ses états d’âme, de la variation de son humeur. Le questionnement rend compte d’un dilemme . Si le beau est cause de souffrance, alors le poète doit -il le fuir et chercher ailleurs l’apaisement des sens, en dehors de la Nature considérée comme une ” enchanteresse sans pitié ” et une “rivale toujours victorieuse “ ? ; Baudelaire se sent donc incapable de rivaliser avec les beautés naturelles par la création poétique et artistique. Alors que certains peintres, par exemple, puisent leur inspiration dans la beauté des paysages et choisissent de passer leur vie à tenter d’en rendre compte , de la figurer , Baudelaire a choisi de se détourner de la Nature et de choisir les pouvoirs alchimiques d’une poésie capable de transformer la boue en or, de générer une forme de beauté là où habituellement , on ne la voit pas . Cette confession qu’il livre à ses lecteurs , reprend les grandes lignes de son programme poétique et explique, a posteriori , la voie dans laquelle il s’est engagé : faire naître la beauté de la grisaille de l’univers urbain et du Mal ; Pour décrire sa lutte avec la Nature, il emploie les mêmes images que lorsqu’il personnifie l’Angoisse : celles d’un combat et d’une lutte sans merci dont il sort , une fois de plus vaincu. Il atteste ainsi des difficultés de la création artistique : l’homme ne doit pas tenter de rivaliser avec la Nature , c’est à dire d’imiter mais trouver un langage qui lui sera propre afin de traduire sa vision du monde ;Le véritable artiste n’est pas seulement celui qui laisse parler la Nature à travers lui mais celui , comme l’écrit Odilon Redon dans son Journal , en 1867 , qui nous lègue “ la vie de son âme ” .
A travers ces confidences du poète, nous remarquons que la sensibilité artistique se nourrit d’ une relation paradoxale au plaisir et à la souffrance : la contemplation de la Nature peut servir de point de départ à l’émotion esthétique mais la poésie ne saurait se contenter d’imiter les beautés naturelles : elle cherche avant tout , à devenir la langue de l’âme, la musique qui accompagne la pensée et traduit l’essence des choses .