Présenter sa lecture d’une oeuvre , c’est avant tout être capable d’en distinguer ce qui en fait l’originalité : ce qui revient implicitement à la comparer à toutes les autres; Lorsqu’il s’agit d’une pièce de théâtre , la difficulté est double car souvent nous n’avons en face de nous que le texte du spectacle alors que les spectateurs qui ont assisté à la représentation, ont vu le texte mis en scène et ont pu en apprécier “la mise en images et sons ” ainsi que les effets sur le public; C’est pourquoi nous évoquerons d’abord la représentation de la pièce, sa mise en scène avant d’aborder la réécriture du conte et le mélange entre comédie et tragédie qui caractérise la scène moderne depuis le vingtième siècle .
La mise en scène : le spectacle est créé au théâtre national de Bruxelles en 2011 avec la collaboration de la compagnie Louis Brouillard.. Dans les rôles principaux , Caroline Donelly interprète deux personnages : le Prince et la seconde soeur ) , Catherine Mestoussis joue la belle-mère , Noémie Carcaud joue trois rôles : elle joue la mère de Sandra, la fée et la grande soeur et Deborah Rouaud joue Sandra. Pommerat souhaitait fabriquer un mur de l’imagination en fond de scène pour représenter, en continu , les pensées de Sandra; Il a eu l’idée de la maison de verre, et du bruitage des chutes d’oiseaux et de l’inquiétante chambre noire qui concentre les terreurs de Sandra; Au début de la pièce, lorsque la voix de la narratrice (qui a un accent étrange ) brise le silence, les murs de la scène deviennent un vaste ciel bleu sur lequel s’impriment des nuages et des mots . Il utilise également la vidéo pour faire changer la couleur des murs : des images tapissent le côté de la boite noire, parfois ces mêmes nuages, ou des formes géométriques ou simplement des mots. La scène est en mouvement continu grâce a à la vidéo et aux reflets qui brouillent les perceptions des spectateurs. . Les deux soeurs portent les mêmes costumes ,défraîchis dans la pièce et un peu désuets et cela renforce leur duo comique . Cet accoutrement ridicule facilite également les projections négatives du public .
Pommerat utilise beaucoup l’éclairage et les bruitages : la fée possède une cabine d’habillage magique matérialisée par un rideau scintillant et des sons cristallins : le bruit de la tempête est imité sur scène et il sort de la fumée de cette cabine magique; la musique composée par un joueur de glassharmonica et d’ondes Martenot, crée des mélodies cristallines . Le texte et la mise en scène ont d’ailleurs été écrits en même temps, au fur et à mesure des répétitions et des essais . Le dramaturge a créé le spectacle sur le plateau , à partir des improvisations de ses comédiens et avec l’aide de ses collaborateurs , en leur soumettant ses idées. Pour illustrer le quiproquo initial, Pommerat sous- titre les paroles de la mère et joue avec les apparitions de la voix de la narratrice en mettant un homme sur scène au moment où elle parle : l’image vue par le public ne correspond donc pas avec ce qu’on entend . Il fabrique ainsi une sensation d’ inquiétante étrangeté qui stimule les sens du spectateur et aiguise sa curiosité.
La réécriture du conte: après avoir adapté Le petit chaperon rouge et Pinocchio , Pommerat nous livre ici, en 2011 sa version de Cendrillon . Pourquoi choisir un conte de fées ? “on pourrait dire que je fais le même travail que les conteurs d’autrefois “ explique-t-il . Le dramaturge s’inspire de la matière du conte mais il opère des changements significatifs : il le réécrit à sa manière comme un palimpseste ( texte ancien à demi effacé qui sert de modèle à des réécritures ) Ce qui l’intéresse dans le conte , c’est la connaissance qu’en a déjà le spectateur : un peu comme les mythes pour les Anciens ou l’histoire romaine jusqu’à l’époque de Racine; C’est une manière pour lui de créer un espace de partage avec le public , une sorte de familiarité et cela peut révoquer le plaisir de se réunir pour écouter une histoire et la vivre ensemble . Le personnage du narrateur rappelle aussi la figure du conteur et sur scène, il est celui qui raconte , qui guide ,accompagne et assure un retour au calme après certains échanges violents entre les personnages. Il rappelle également la présence de l’imaginaire en mettant à distance, par le récit, ce que nous venons de voir et d’entendre. Il nous dit , par sa parole , qu’il s’agit d’un spectacle et non de la réalité.
Pour mettre en scène le conte et ne pas “saturer l’imaginaire de celui qui regarde, Pommerat utilise des personnages élémentaires , réduits à leurs fonctions dans la famille . C’est en effet une histoire qui met en situation la cellule familiale et ses tensions : l’enjeu principal est cette fois , dans la version théâtrale , d’affronter le décès d’un être cher, de mettre des mots sur cet événement traumatique, et d’accompagner dans le deuil et la perte, celui qui doit grandir,; Bien sûr, on retrouve l’idée d’une injustice dans la recomposition familiale mais le regard est davantage tourné sur l’évolution du personnage de Sandra qui n’arrive pas à mettre son passé à une distance suffisante pour vivre . Le spectacle ici permet de “jouer à retrouver ce que c’est que vraiment souffrir…éprouver sans subir” écrit l’auteur. Les spectateurs sont alors confrontés à ce qui dans leur propre vie, pourrait les terrasser et qu’ils ont déjà du affronter : la perte du désir de vivre, la culpabilité.
Les éléments comiques : ils sont nombreux et ont différentes sources ; on distingue traditionnellement le comique de situation, de caractère , de langage.
- la reconnaissance de certains éléments des versions de Grimm ou Perrault et leurs transformations / la modernisation : la notion de décalage est omniprésente le bal devient soirée festive, le Prince chante du Cat Stevens, le carrosse est une voiture, le soulier est une chaussure masculine, le rôle des oiseaux, la transformation en femme de ménage les costumes jouent également un rôle important
- caractères: le personnage de la fée : ratée, fume, vole une voiture, vulgaire / la belle-mère et son obsession pour rester jeune , la comédienne pourra être âgée et pas très séduisante par exemple , pour accentuer le décalage comique ; les soeurs pourront aussi être plus âgées et habillées comme des petites filles d’autrefois , la fée pourra être interprétée par un homme ..
- la situation : le jeu de scène des acteurs : scène du mannequin, des essayages, de l’arrivée de la fée, lit cassé
- les accessoires ; la montre et son alarme, le déguisement de majorette et de mouton , le bal costumé
- le langage : la vulgarité de certains échanges , les accents des acteurs ( italien et belge) dans la version de Bruxelles.. la liste n’est pas limitative
Les éléments tragiques : ils semblent refaire surface dans certains dialogues
La mort de la mère constitue un point de départ tragique avec ce lent processus du deuil qui reste bloqué à cause d’un quiproquo: la jeune fille a mal compris les dernières volontés de sa mère : nous les réentendrons à la fin de la pièce signe qu’elle est maintenant prête à passer au stade suivant ; Sandra, sur scène, représente l’intériorisation de la douleur qu’elle exprime verbalement par de l’agressivité . Pommerat modifie ainsi le point de départ de l’histoire qui éclaire la difficulté pour des enfants à qui on ne parle pas, de pouvoir accepter l’oubli qui seul atténue la douleur de la perte et permet de continuer à vivre . faire son deuil signifie, en effet, accepter l’apaisement de l’oubli.
Le personnage de Sandra a des aspects tragiques avec cette souffrance palpable et audible : elle est convaincue que la vraie mort c’est l’oubli et elle reste en tension permanente pour maintenir la pensée de sa mère présente. Elle entre sur scène avec un album de photos, fait des réflexions sans cesse sur les habitudes de sa mère, ne quitte pas son énorme réveil -alarme , la robe de sa mère sur le mannequin avec laquelle elle dort .
Sa situation est tragique : orpheline, mal accueillie par sa nouvelle famille , elle va subir des mauvais traitements (chambre sordide, tâches ménagères ) en plus de ceux qu’elle s’inflige elle-même pour se punir de ne pas constamment penser à sa mère . Ce comportement masochiste est traduit de manière originale par le dramaturge “ je crois que ça va me faire du bien de me sentir un peu mal ” dit Sandra. Les médecins expliquent que l’enfant transfère son angoisse de l’abandon en devenant ainsi “responsable ” de la vie imaginaire de son parent . C’est un processus très fréquent dans le deuil des enfants ; Il faut alors leur parler et mettre des mots justes sur leur souffrance . Contrairement au personnage des contes , Sandra n’est pas une gentille fille mais une petite fille en souffrance qui accepte les pires besognes pour tenter d’ oublier sa douleur .
La souffrance de Sandra est marquée par différentes étapes et ce cheminement peut paraître tragique : la chambre noire , la distribution des corvées , le corset de maintien qui l’empêche de bouger et le refus de s’alimenter ; L‘arrivée de la fée brise ce cercle de douleur et marque une sorte d’arrêt de ce processus d’autodestruction. La rencontre avec le jeune prince orphelin va permettre à la jeune fille de faire son propre travail de deuil en verbalisant la mort de sa mère .
Un autre thème de la pièce montre la tragédie du langage ou de la non-communication : la difficulté d’évoquer des sujets graves avec les enfants : soit on leur ment pour les protéger comme le roi à son fils, soit on ignore leur mal-être et on ne leur parle pas comme le père de Sandra . La belle -mère propose ainsi ,pour justifier la disparition de la robe, qu’on dise à Sandra “n’importe quelle autre salade qu’on raconte aux enfants” . Si le spectacle de Pommerat ne vise pas particulièrement un public jeune, on peut quand même penser que le thème principal c’est la difficulté du deuil , pour un enfant , notamment de la perte d’un parent.
Les éléments de réflexion : la pièce pose le problème de nos relations à la réalité et nous permet de réfléchir aux différents rôles de l’imagination : La petite fille a trop d’imagination pour saisir les paroles de sa mère ; Sandra se trouve plus moche qu’elle ne l’est et la belle-mère plus jeune qu’elle ne le paraît. La belle-mère vit un peu dans un conte de fées : elle croit encore au prince charmant contrairement à Sandra . On pourrait dire qu’elle se fait des films . Quant au père, il ne parvient pas à accepter la réalité: sa nouvelle femme est détestable . Le jeune prince lui a compris que quelque chose clochait avec les histoires qu’on lui raconte mais il persiste à se réfugier dans un monde imaginaire où sa maman serait toujours vivante; L’ imagination est tantôt une alliée pour alléger nos souffrances quotidiennes ( croire aux contes de fées , rêver d’un monde meilleur ) mais elle est parfois notre pire ennemie quand elle accroît nos peurs ou nous empêche de distinguer la réalité. L’imagination est tantôt un refuge tantôt un piège.
Voilà un tableau qui résume les lectures linéaires et les plans détaillés de 5 extraits de la pièce.
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