Le thème central du traître et de la trahison est au coeur de l’oeuvre de Chalandon; On se souvient notamment de la figure du père dans Retour à Killybegs et de ces hommes et femmes pris dans la tourmente des revendications et des exigences de l’IRA , de leur soif de liberté et de cette sale guerre qui ne dit pas son nom. Dans son dernier roman paru en 2021, l’auteur s’intéresse cette fois à la relation filiale marquée par l’empreinte indélébile de la trahison paternelle .
Tout commence par une plongée dans les pages les plus sombres de notre histoire : avril 1944, la Gestapo et Klaus Barbie viennent arrêter et déporter les enfant juifs pour la plupart , qui avaient trouvé refuge à la maison des enfants d’Izieu; “qui avait fait ça ?” Le village semble hanté par la question : quel est celui des 146 habitants du bourg qui a trahi les enfants ? Sur place , en 1987, 43 ans après les faits , l’auteur change ses larmes en encre pour pouvoir écrire “ je dérobais chaque fragment de lumière, chaque battement du silence, chacun des traces laissées par les enfants ” ( p 26 ) ; le travail de l’écrivain consiste pour lui à bâtir “une nécropole élevée à leurs rires absents ” . Il souhaite alors que son père soit présent à ses côté , dans ces lieux chargés d’histoire , afin de pouvoir enfin lui poser la question qui le taraude ” pourquoi es-tu devenu un traître , papa ? ”
En 1962 , âgé de 10 ans l’enfant apprend de la bouche de son grand-père paternel , que son père était du mauvais côté , du côté des allemands pendant la guerre 39/45 et devenu adulte, il va chercher à faire parler ce père qui prétend sans cesse “avoir eu plusieurs vies et plusieurs guerres “ . Son enquête va le mener sur les traces du passé de son père et en 1983 , de passage à Lyon, il tente de recueillir les confidences du père : Ce dernier évoque son engagement dans la légion tricolore pétainiste, pour combattre le bolchevisme et ensuite son engagement dans division Charlemagne, composée de SS français ; Il prétend également avoir défendu le bunker d’Hitler à Berlin en 1945. L’enfant revit , en parallèle, les pages le plus sombres de son histoire personnelle ” Depuis toujours mon père me frappait..quand mon père me battait, il n’était plus mon père mais un Minotaure prisonnier de cauchemars que j’ignorais.” Le narrateur se sent vraiment dépositaire d’un lourd secret et oppressé par ce fardeau familial.
A la faveur du procès de Klaus Barbie à Lyon, qu’il est chargé de couvrir pour son journal, il décide de reparler à son père car il a découvert certains documents dans les affaires de son grand-père notamment un bulletin d’emprisonnement qui fait état d’une incarcération de 1944 à 1946 pour “actes nuisibles à la défense nationale ” . Patiemment , grâce à un ami qui lui donne accès à des documents archivés, le narrateur s’efforce de retracer le passé de ce père honni pour y trouver une part de vérité. Comment vivre la trahison de la figure paternelle ? ; le fils reconstruit , bribes après bribes , le parcours paternel durant ces 4 années de guerre : engagé volontaire ,saboteur, SS, déserteur , collaborateur , résistant ,mythomane et menteur , il ne parvient pas à savoir qui était vraiment son père . “Toi, Barbie, tous les autres, traîtres français ou fils du Reich millénaire, aviez été camarades de crime contre l’Humanité” ( p 195 ) . Les récits des témoins du procès du bourreau nazi font remonter la mémoire de ces temps troublés. Et le fils qui en veut à ce père de tous ces mensonges , décide finalement de l’affronter en lui avouant ce qu’il a découvert ; lorsqu’il lui tend le procès-verbal de ses auditions en 1944; il réalise qu’il vient de briser “une carapace de faux souvenirs vrais ” . Pourtant ce père s’enferme dans son mutisme et chasse ce fils auquel il ne parlera jamais plus “Nous étions vaincus tous les deux. Lui pour m’avoir menti et moi pour l’avoir torturé” . ( p 294 ) ; le dernier jour du procès de Klaus Barbie, le père est pris d’un accès de folie et quitte son appartement lyonnais en pleine nuit, pour se réfugier sur les quais de Saône, sur un escalier de pierre . Il y perd définitivement la raison et le narrateur l’imagine emporté par le fleuve “comme la branche foudroyée d’un vieux chêne ”
Ce dénouement qui clôt le récit est mis en parallèle, dans le dernier chapitre , avec les données biographiques authentiques : Klaus Barbie est bien mort en prison en 1991 et le père du narrateur dans un hôpital psychiatrique en 2014, à l’âge de 92 ans . Son fils, 6 ans plus tard, en 2020 , a enfin pu accéder à son dossier conservé aux Archives départementales du Nord . Sorj Chalandon a fait ainsi se rencontrer l’Histoire et son histoire personnelle : les dépositions bouleversantes des témoins dans le cadre du procès de Klaus Barbie viennent éclairer les zones d’ombre de l’histoire familiale . Les mots n’ont pas réussi cette fois à rapprocher les deux hommes ; Le Père est resté hors d’atteinte, sanglé dans ses délires et refusant de parler “c’était sa voix que je voulais : Des mots à pardonner pour soigner son malheur et guérir le mien . J’avais espéré qu’on se tiendrait par les yeux, par la peau , par le coeur ” ( p 294). L’échec de cette quête figure en creux dans le récit et la disparition du père englouti par l’eau noire du fleuve, le situe définitivement hors de portée, sur cette rive . Il leur faudra se rejoindre sur” l’autre rive” , celle des défunts. Un roman sombre servi par une écriture lumineuse.