Un avocat , lorsqu’il défend un client ou lorsqu’il cherche à faire condamner un accusé , se doit d’être le plus éloquent possible mais comment définir son éloquence ? qu’est-ce qui rend son discours convaincant ? sa plaidoirie émouvante ou son réquisitoire persuasif ? Comment de simples paroles peuvent elles avoir une influence sur la décision d’un juré qui s’apprête à voter . C’est ce que nous allons essayer de découvrir ensemble en analysant d’abord ce que nous ressentons à l’écoute de ce discours.
Luc Frémiot est un magistrat connu pour son implication dans la lutte contre les violences conjugales . Depuis plus de 20 ans, il se bat contre les violences conjugales et les féminicides notamment ; Dans cette affaire, il doit juger une jeune femme coupable du meurtre de son mari. La journaliste Pascale -Robert Diard explique, dans un de ses articles, les circonstances du drame et elle nous fait revivre le réquisitoire de l’avocat général.
Le premier paragraphe commence par une adresse directe à l’accusée dont il donne le prénom et le nom. Il évoque ensuite , au moyen d’une anaphore, le caractère inéluctable du meurtre ” nous avions rendez-vous ” annonce-t-il , comme s’il s’agissait à la fois d’un rendez-vous amical, un moment d’intimité et de face à face , mais également d’un événement attendu et qui est programmé; Il suggère , de cette manière , qu’il était impossible de l’éviter ; il choisit l’adjectif “inexorable ” qui contient une dimension pathétique mais précise que l’accusée est avant tout une “victime de violences conjugales ” . L’argument évoqué ensuite relève de l‘exemplarité : cette jeune mère de famille n’est pas un cas isolé; elle représente “toutes ces femmes qui vivent la même chose” . L’avocat emploie ensuite des images saisissantes pour rendre perceptible la peur des femmes qui “guettent les ombres de la nuit” . Les maris violents sont désignés, par le terme “danger” : ce procédé permet presque de les effacer en tant qu’êtres humains: le crime perd ainsi son côté effroyable car il apparaît comme la suppression d’une menace. On comprend bien qu’elle a tué pour défendre sa vie et il va donc pouvoir plaider la légitime défense. Le magistrat fait aussi référence aux enfants qui “filent dans leur chambre ” , apeurés et on comprend que la mère agit pour les mettre à l’abri de cette violence qui “explosera ” . Le verbe exploser ici est très imagé et clôt le premier paragraphe sur cette ambiance menaçante.
Le second paragraphe débute par un appel au pathos : il cherche à toucher les membres du jury en décrivant ce que vivent ces victimes ignorées ,le plus souvent , par la société : ” elles sont toutes soeurs , ces femmes que personne ne regarde , que personne n’écoute . ” Ici, l’anaphore ” que personne ” associée à la négation , peut avoir un effet culpabilisant . Les violences, en effet, ont lieu dans l’intimité “derrière une porte fermée ” : cette image représente concrètement la frontière entre le domaine public et le domaine privé. L’avocat fustige l’indifférence des voisins qui préfèrent se taire même s’ils savent ce qui se passe car cette violence laisse des traces concrètes ” bruit des meubles que l’on renverse, les coups qui font mal , les claques qui sonnent et les enfants qui pleurent . ” Il dépeint ici un ensemble de signes qui accompagnent la violence conjugale et que tout le monde peut reconnaître ; C’est sans doute un moyen de sensibiliser le jury et de le rendre , sans l’accuser directement, en partie responsable de ce qui a mené au drame : l’absence d’intervention extérieure; il dénonce implicitement le fait qu’on laisse ses femmes seules sans oser intervenir pour faire cesser les coups.
Le troisième paragraphe décrit les “auteurs de violences conjugales ” comme des personnes qui seront finalement traduites en justice pour meurtre le plus souvent. ” ici, on les connait bien ” : il s’agit d’une allusion à leur nombre d’une part et à leurs condamnation en “cour d’assises ” , d’autre part. Lorsqu’ils sont traduits en justice , c’est malheureusement , sous-entend Luc Frémiot, parce qu’ils ont tué leur femme . La victime est devenue ” un corps de femme sur une table d’autopsie” ; là encore , il nous offre une image saisissante de la réalité brutale des violences conjugales et de leur dénouement funeste . Le paragraphe se termine par une nouvelle adresse au jury sous la forme d’un appel à la réflexion : ” nous sommes au pied du mur , nous allons devoir décider” . L’avocat utilise le nous pour créer un lien de connivence entre lui et le jury et pour montrer que nous sommes tous concernés par cette affaire.
Homme de loi, il rappelle la nature des accusations portées contre l’accusée : “ mon devoir est de rappeler que l’on n’ a pas le droit de tuer” ; Cependant , les jurés vont devoir arbitrer entre les préconisations de la loi et les circonstances du crime ; La périphrase “ geste homicide ” a une valeur d’euphémisme: elle tend à atténuer la gravité de ce qui a été commis. En citant les paroles des enfants en guise de témoignage , l’avocat laisse le jury face à un choix ” Papa est mort, on ne sera plus frappés . Papa , il était méchant ” ; En utilisant la citation, il donne ainsi une présence à la parole des enfants qui avec leurs mots simples traduisent leur perception des faits et de la situation. Il termine son argumentaire en reprenant le rappel à la loi “on n’a pas le droit de tuer ” et mettant cette interdiction en balance avec ce qu’a subi la jeune mère , qui sont aussi des violations de la loi ” on n’a pas le droit de violer non plus , d’emprisonner une femme et des enfants dans un caveau de souffrances et de douleur ” . La dernière image a une valeur hyperbolique et connote la mort ; En effet un caveau est une tombe et cela nous renvoie à l’idée d’un danger de mort permanent sur cette famille. Certes , la victime a enfreint la loi mais son compagnon était lui aussi un hors la loi ! La loi n’est donc pas uniquement du côté du mari !
Luc Frémiot avance ensuite un argument qui est souvent utilisé par les gens qui ne comprennent pas les mécanismes de la violence conjugale : il anticipe ainsi une éventuelle objection majeure “ Pourquoi n’est elle pas partie avec ses enfants” ? Cette stratégie consiste à anticiper les arguments de la partie adverse en les invalidant par avance; Ce qui les rend inefficaces ! Il rappelle le calvaire de ces femmes en employant des termes très forts “ terreur , angoisse” Il invite alors les jurés à se mettre à la place de la jeune femme : ” c’est cela être juge, c’est être capable de se mettre à la place des autres ” ; Il tente de les persuader de ne pas condamner l’accusée et joue ici sur le sentiment d’empathie Pour tenter d’emporter l’adhésion des jurés , il cite le prénom et l’âge des 4 enfants ce qui va sans doute les émouvoir et les faire prendre conscience que si leur mère va en prison, les enfants seront placés en famille d’accueil et auront ainsi perdu leurs deux parents .
Le paragraphe final de sa plaidoirie met en évidence le questionnement qui doit être celui du jury : les questions rhétoriques permettent ici de faire entendre les interrogations de ce dossier ; Peut- on condamner une femme qui a cherché à sauver sa vie alors que la société a été incapable de la protéger des violences qu’elle subissait ? En présentant les faits sous cet angle, le magistrat plaide la légitime défense : elle a tué pour sauver sa propre vie et celle de ses enfants . Voilà comment il présente ce drame et la surprise finale de sa plaidoirie est de taille ; il défend carrément l’acquittement . “Aujourd’hui je ne veux pas la laisser seule. C’est l’avocat de la société qui vous le dit: vous n’avez rien à faire dans une cour d’assises, Madame. Acquittez-la ! ” Il aurait pu requérir une peine symbolique et demander une remise en liberté mais plaider l’acquittement , c’est considérer qu’elle ne doit pas être condamnée pour le meurtre de celui qui était devenu son bourreau. Il faut également noter que Luc Frémiot n’était pas le défenseur de l’accusée mais l’avocat général qui représente les intérêts de la société . Alexandra aujourd’hui milite activement pour les droits des femmes . Un film intitulé l’Emprise a été inspiré par son histoire tragique. Elle a effectué, à l’époque 18 mois de détention préventive et a pu récupérer au bout de trois ans la garde de ses enfants. Elle a écrit un roman intitulée Acquittée
Alexandra Lange y explique qu’elle est allée plusieurs fois porter plainte, qu’elle a aussi tenté de fuir avec ses enfants mais que son compagnon les a retrouvés; Son père, présent au moment du procès, à ses côtés, a été condamné à de la prison avec sursis pour avoir modifié la scène du crime: il a placé un couteau dans la main du mari afin qu’elle obtienne la légitime défense car au moment où elle a frappé, il n’avait pas d’arme sur lui , autre que ses poings qu’il utilisait fréquemment .
Vous trouverez dans ce podcast un entretien avec Luc Frémiot , à propos de l’affaire .