J’en arrive à ce qui me paraît le plus important dans la condamnation de cette loi. Cette loi, Messieurs, elle ne peut pas survivre et, si l’on m’écoutait, elle ne pourrait pas survivre une seconde de plus : Pourquoi ? Pour ma part, je pourrais me borner à dire : parce qu’elle est contraire, fondamentalement, à la liberté de la femme, cet être, depuis toujours opprimé. La femme était esclave disait Bebel, avant même que l’esclavage fût né. Quand le christianisme devint une religion d’État, la femme devint le « démon », la « tentatrice ». Au Moyen Âge, la femme n’est rien. La femme du serf n’est même pas un être humain. C’est une bête de somme. Et malgré la Révolution où la femme émerge, parle, tricote, va aux barricades, on ne lui reconnaît pas la qualité d’être humain à part entière. Pas même le droit de vote. Pendant la Commune, aux canons, dans les assemblées, elle fait merveille. Mais une Louise Michelle et une Hortense David ne changeront pas fondamentalement la condition de la femme.
Quand la femme, avec l’ère industrielle, devient travailleur, elle est bien sûr – nous n’oublions pas cette analyse fondamentale – exploitée comme les autres travailleurs.
Mais à l’exploitation dont souffre le travailleur, s’ajoute un coefficient de surexploitation de la femme par l’homme, et cela dans toutes les classes.
La femme est plus qu’exploitée. Elle est surexploitée. Et l’oppression – Simone de Beauvoir le disait tout à l’heure à la barre – n’est pas seulement celle de l’économie.
Elle n’est pas seulement celle de l’économie, parce que les choses seraient trop simples, et on aurait tendance à schématiser, à rendre plus globale une lutte qui se doit, à un certain moment, d’être fractionnée. L’oppression est dans la décision vieille de plusieurs siècles de soumettre la femme à l’homme. « Ménagère ou courtisane », disait d’ailleurs Proudhon qui n’aimait ni les juifs, ni les femmes. Pour trouver le moyen de cette soumission, Messieurs, comment faire ? Simone de Beauvoir vous l’a très bien expliqué. On fabrique à la femme un destin : un destin biologique, un destin auquel aucune d’entre nous ne peut ou n’a le droit d’échapper. Notre destin à toutes, ici, c’est la maternité. Un homme se définit, existe, se réalise, par son travail, par sa création, par l’insertion qu’il a dans le monde social. Une femme, elle, ne se définit que par l’homme qu’elle a épousé et les enfants qu’elle a eus.
Telle est l’idéologie de ce système que nous récusons.
Savez-vous, Messieurs, que les rédacteurs du Code civil, dans leur préambule, avaient écrit ceci et c’est tout le destin de la femme : « La femme est donnée à l’homme pour qu’elle fasse des enfants… Elle est donc sa propriété comme l’arbre à fruits est celle du jardinier. » Certes, le Code civil a changé, et nous nous en réjouissons. Mais il est un point fondamental, absolument fondamental sur lequel la femme reste opprimée, et il faut, ce soir, que vous fassiez l’effort de nous comprendre.
Nous n’avons pas le droit de disposer de nous-mêmes.
S’il reste encore au monde un serf, c’est la femme, c’est la serve, puisqu’elle comparaît devant vous, Messieurs, quand elle n’a pas obéi à votre loi, quand elle avorte. Comparaître devant vous. N’est-ce pas déjà le signe le plus certain de notre oppression ? Pardonnez-moi, Messieurs, mais j’ai décidé de tout dire ce soir. Regardez-vous et regardez-nous. Quatre femmes comparaissent devant quatre hommes… Et pour parler de quoi ? De sondes, d’utérus, de ventres, de grossesses, et d’avortements !…
……….
En jugeant aujourd’hui, vous allez vous déterminer à l’égard de l’avortement et à l’égard de cette loi et de cette répression, et surtout, vous ne devrez pas esquiver la question qui est fondamentale. Est-ce qu’un être humain, quel que soit son sexe, a le droit de disposer de lui-même ? Nous n’avons plus le droit de l’éviter.
J’en ai terminé et je prie le tribunal d’excuser la longueur de mes explications. Je vous dirai seulement encore deux mots : a-t-on encore, aujourd’hui, le droit, en France, dans un pays que l’on dit “civilisé”, de condamner des femmes pour avoir disposé d’elles-mêmes ou pour avoir aidé l’une d’entre elles à disposer d’elle-même ? Ce jugement, Messieurs, vous le savez – je ne fuis pas la difficulté, et c’est pour cela que je parle de courage – ce jugement de relaxe sera irréversible, et à votre suite, le législateur s’en préoccupera. Nous vous le disons, il faut le prononcer, parce que nous, les femmes, nous, la moitié de l’humanité, nous sommes mises en marche. Je crois que nous n’accepterons plus que se perpétue cette oppression.
Messieurs, il vous appartient aujourd’hui de dire que l’ère d’un monde fini commence. »
Le premier paragraphe retrace, sur le plan historique, l’évolution de la position de la femme aux yeux de la loi et le statut qui lui est accordé dans la société . Les deux éléments sont, en effet, liés. L’objectif est de faire reconnaître par la loi que certaines libertés garanties pourtant aux citoyens par la Constitution, ne sont pas respectées et qu’il est don nécessaire de modifier la loi.
Les adresses aux auditeurs apparaissent ,le plus souvent sous la forme d’apostrophes accompagnées de verbes de paroles , le plus souvent à l’impératif. ( couleur violet ) : Messieurs, regardez-vous .. la modalité exprimée ici par l’impératif est une injonction ‘ (une demande forte )
Elle ne peut pas survivre et si l’on m’écoutait , elle ne pourrait pas survivre une minute de plus. Dans un premier temps, l’avocate emploie le mode indicatif et la tournure négative qui présente l’action comme impossible. Le présent de de vérité générale est employé ici . dans un second temps, avec la subordonné hypothétique, elle présent la réalisation de l’action soumise à cette condition : il faut qu’on l’écoute ! Le conditionnel montre que l’action est possible dans l’avenir, à la condition que les gens l’écoutent.
Pourquoi ? Il s’agit d’une question oratoire ou rhétorique : Ce procédé de style permet une inflexion de la voix de l’orateur et , grâce à ce moyen, il maintient l’attention du public qui ne doit pas répondre mais simplement continuer à écouter.
Parce qu’elle est contraire fondamentalement à la liberté .. : l’avocate formule une subordonnée causale qui apporte sa réponse à la question oratoire . Il s’agit d’un type d’argumentation logique fondée sur l’art de convaincre et non sur l’émotion. L’avocate apporte un argument abstrait : la notion d’atteinte à la liberté; Il s’agit d’un argument philosophique qui repose sur la connaissance de la notion de liberté.
Gisèle Halimi veut dénoncer l’oppression de la femme et elle va répéter ce mot de nombreuse fois: pour chaque répétition du mot, on peut dire qu’il s’agit d’une occurrence : c’est un terme technique qui désigne la répétition fréquente d’un mot important dans un texte argumentatif. Le mot apparaît sous des formes liées à une famille de mots comme le participe passé opprimé ou des familles voisines; qui sont des synonymes comme réprimer et soumettre, exploiter et la forme intensive, sur-exploiter . On constate , par exemple , de nombreuse autres occurrences du mot fondamental . Lorsqu’ un mot est répété à plusieurs reprises à des endroits différents d’un discours, il représente une notion essentielle ou idée clé .
L’argument historique retrace l’évolution de la condition féminine et intègre des arguments d’autorité ; On appelle argument d’autorité le fait d’utiliser , dans un discours, le nom et / ou les paroles de quelqu’un de connu, qui fait autorité dans un domaine. Notre discours en sort ainsi légitimé car il est renforcé par des éléments empruntés à une figure reconnus par tous . Plus l’auteur, le personnage cité est connu, plus son autorité est importante . Elle utilisera un autre argument d’autorité en citant Simone de Beauvoir
L’avocate cite d’abord le nom de Bébel, un homme politique réputé ; Ensuite , elle reprend une formulation paradoxale : ” La femme était esclave avant même que l’esclavage fût né ” Un paradoxe désigne , en stylistique, une formulation qui contient en apparence une contradiction mais qui en fait reflète une vérité ; Ici , on comprend que depuis la création de l’homme et de la femme, cette dernière a toujours été considérée comme soumise à l’homme avant même que les premières civilisations introduisent la notion d’esclavage en s’emparant des peuples vaincus à la guerre pour en faire leurs esclaves. La femme est donc considérée par nature , dès l’origine, comme une esclave de l’homme. Les exemples donnés sont : le christianisme. La femme est alors comparée à un animal : “une bête de somme ” c’est à dire un animal dont on se sert uniquement pour le faire travailler . Les hommes ont le droit de vie et de mort sur leurs épouses comme les seigneurs ont le droit de vie et de mort sur leurs serfs. Elle démontre ainsi une double exploitation : par le sexe d’une part ( féminin ) à laquelle s’ajoute l’exploitation liée à la condition sociale .
Ensuite , elle citera deux personnages historiques , deux femmes qui ont combattu durant la Commune. Il s’agit d’illustrations de son propos. On appelle illustration un exemple concret qui vient étayer un argument abstrait et sert de preuve. Son but est de démontrer que la condition de la femme évolue très lentement et de contribuer justement , à poursuivre ce combat pour une égalité des droits en accordant aux femmes le droit, fondamental, de disposer d’elles-mêmes. En employant volontairement le mot serf qui renvoie au Moyen -Age et au passé, elle démontre que le fait que l’avortement soit un crime est l’héritage d’un passé révolu . Elle apporte donc une vision d’avenir comme en témoigne sa péroraison : “ Il vous appartient aujourd’hui de dire que l’ère d’un monde fini commence” ; La formulation joue sur une antithèse entre passé révolu et avenir meilleur . Elle donne ainsi aux jurés le pouvoir de décider de l’avenir de toutes les femmes et les renvoie à leur responsabilité de devoir choisir entre ce qui leur paraît Bien ou Mal ; Le débat ici se joue sur le plan éthique : il s’agit de choisir entre le Bien et le Mal.
En conclusion, il s’agit d’un vibrant plaidoyer pour la défense des femmes et d’une revendication de leurs droits . En démontrant que la loi les prive de leurs libertés fondamentales, l’avocat réussit à nous convaincre qu’ il devient urgent de modifier l’appareil législatif.
Les victoires féministes.
Gisèle Halimi a amorcé un mouvement politique de reconnaissance des droits des femmes et continuera à défendre des femmes accusées par des lois qu’elle juge sexistes et parfois anticonstitutionnelles. Elle obtiendra notamment que le viol soit requalifié comme un crime et puisse comporter des circonstances aggravantes quand les victimes sont mineures ou subissent l’autorité du violeur ou sont des personnes jugées vulnérables . Dans un procès pour viol où les trois accusés nient la véracité des faits , elle obtient la médiatisation de l’audience et déclenche un vaste mouvement de libération de la parole; De toute la France, des femmes , jeunes et moins jeunes , des adolescentes , des mères de famille et des grand-mères , vont écrire aux juges pour signaler qu’elles ont, elles aussi subi des violences sexuelles . En 1975, Simone Veil fera voter à l’assemblée Nationale le projet de loi qui légalise l’avortement en France . “Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre “ ainsi commence le manifeste des 343 , publié dans Le Nouvel Observateur et signé par des centaines de femmes connues. Les mouvements féministes qui sont apparus en Europe au siècle précédent engagent les combats dans plusieurs domaines et obtiennent , en France , la mixité des concours de la fonction publique en 1974, l’ interdiction des licenciements motivés par le sexe ou la situation familiale des personnes, et enfin l’instauration du divorce par consentement mutuel. « En cette fin duXXe siècle, il reste aux femmes deux tâches à mener : achever le processus égalitaire dans leur vie familiale et professionnelle, mais aussi tendre la main aux hommes pour les aider à accéder au nouveau monde. S’il en est ainsi, on peut prendre le pari que le XXIe siècle ne sera plus l’époque privilégiée d’un sexe ou de l’autre, mais le moment enfin arrivé de l’humanité réconciliée. » écrit Elisabeth Badinter , auteure d’un ouvrage intitulé Le deuxième sexe.