18. janvier 2018 · Commentaires fermés sur La construction du personnage de Georges dans Le quatrième Mur · Catégories: Première · Tags:
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Roman sur la guerre et sur la manière dont elle bouleverse le destin des hommes, Le Quatrième Mur est aussi un roman d’ apprentissage pour son protagoniste principal: le personnage de Georges, qui par certains traits , peut ressembler à son créateur . L’ouverture tragique du récit quelques heures avant sa mort le 27 octobre 1983 à Tripoli, en pleine zone de guerre semble en fait constituer le point de départ d’une réflexion sur le destin du personnage qui va s’écrire à rebours, au moyen d’une séries de retours en arrière ; Nous allons d’abord découvrir Georges étudiant (il a passé son bac en Mai 68) , militant d’extrême gauche avant de le voir devenir père, au début du chapitre 5 , le 9 janvier 1980, quelques années après sa rencontre avec Samuel Akounis et son mariage avec Aurore . La naissance de sa fille réactives souvenirs de sa propre naissance et l’écrivain fabrique pour nous un tableau de l’enfance de Georges. C’est ce passage que nous allons découvrir à partir de la page 61 du roman. 

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Comment le romancier construit-il  le passé de Georges et quel rôle joue ce passage dans le parcours du personnage ? Commençons tout d’abord par les éléments inspirés de la biographie de Sorj Chalandon . Sorj, de son vrai prénom Georges est né à Tunis le 16 mai 1952 : il a choisi de faire naître son héros le 16 mai 1950 ; Elevé dans une famille qui craignait énormément la folie de son père , atteint de paranoïa, le petit garçon connaît une enfance difficile et souffre de ce qu’il nomme un enfermement familial ; Quitter sa famille et partir sur les zones de guerre en tant que journaliste  a été pour lui une sorte de délivrance en même temps qu’une thérapie pour soigner ses propres blessures intérieures. Cependant de ses contacts prolongés avec la violence de la guerre, il va rapporter une sorte de violence intérieure dont il bien du mal à se départir; L’anecdote de la glace renversée par sa fille au parc est inspirée d’un souvenir personnel ; Cependant le romancier refuse qu’on réduise ses livres à des autobiographies car même s’il utilise des expériences personnelles, il construit un univers de fiction et lui donne un sens qui dépasse les limites de sa biographie. 

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Voyons comment apparait l’enfance de Georges dans Le Quatrième Mur

Premier axe de lecture : la relation parent/enfant 

La relation entre le personnage et son père est définie à l’aide d”images marquantes : l’ouverture sous la forme d’un présentatif “C’était ainsi” marque une sorte de fatalité un peu à la manière du prologue d’Anouilh qui démarre Antigone; D’emblée, nous sommes dans un registre tragique.Les images se succèdent et elles sont construites sur des chiasmes, figure qui permet de visualiser les oppositions et de les rendre paradoxales ; “Nous avions l’Histoire en commun mais pas d’histoire commune”. La construction de la phrase sépare et rend même antagonistes les parcours des deux personnages en dépit de leur goût commun pour l’Histoire; Le père de Georges est professeur d’histoire alors que ce dernier échoue par deux fois au concours de l’enseignement ; cependant , il reproche à son père de ne pas avoir participé aux événements historiques de son époque, d’ “avoir regardé ailleurs” durant la seconde guerre mondiale (p 59 ) et il se sent en quelque sort investi d’une mission: réparer l’indifférence paternelle en s’engageant pleinement das les causes qui lui semblent importantes ; cette position paternelle qu’il critique explicitement dans le roman , explique en partie, par réaction, les luttes politiques du personnage . 

De mon père je n’ai rien conservé parce que rien n’a été ” : nous retrouvons ici le chiasme qui est basé sur la répétition

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de la négation; Le fils définit sa relation avec son père comme une sorte de néant ; pour lui , l'absence de souvenirs est la garantie en quelque sorte logique que cette relation se fonde sur une absence; En réalité, on sait que les souvenirs douloureux sont souvent refoulés par la conscience et qu'il est impossible que le père et l'enfant n'aient pas partagé durant toutes ces années, quelques souvenirs ; Simplement le mot rien montre de la part du personnage une sorte de volonté d'effacer jusqu'à l'existence même de cette relation , réduite à rien  . Les phrases commencent elles aussi par des formules négatives : “je ne me souviens pas ..l 6; pas même l 7 pas non plus l 2 je n’ai rien conservé l 5 ..qui attestent de la disparition totale des souvenirs pour signifier la vacuité et l’absence de liens . Les énumérations ont le même but : l’auteur mentionne tout ce qu’il n’a pas eu comme pour mieux en révéler le manque : il ne se souvient ni de la colère, ni des cris, ni de la joie, ni de la voix . La synesthésie “je revois le silence ” quand je pense à lui (l 10)  traduit ici de manière paradoxale la sensation de vide affectif: en mêlant deux sensations , l’une visuelle et l’autre auditive, le romancier nous fait partager une sorte d’étonnement . La modalité du regret est présentée avec la comparaison des enfants battus: l’expression “je suis resté intact” (l 13) peut être interprétée comme une sorte de reproche; En réalité, elle dénonce l’incapacité à nouer des liens : l’enfant apparaît ici comme quelqu’un que rien ne peut émouvoir, une sorte de bloc d’indifférence et le romancier y voit ce qui  a poussé l’enfant à faire du théâtre car , il éprouvait le besoin de reproduire des gestes dont il n’avait pas été le témoin : il se met ainsi, à “mimer le baiser paternel ” (14)  : la fiction rétablissant une sorte d’équilibre voir une compensation, au vide affectif de sa vie. 

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La relation avec la mère est également évoquée à partir de la ligne 15 : en raison de sa disparition prématurée, la relation avec la mère se caractérise également par une forme d’ absence ; L’écrivain reprend ici les images traditionnelles (les clichés  ) de la tendresse maternelle; Sont ainsi évoquées les images de la mère nourricière avec la métonymie du sein offert ( l 15 ) ; les bras ouverts qui contrastent à la fois avec les bras croisés de Georges et les mains jointes du père dans son cercueil ; La posture de la mère  est synonyme d’ouverture, de caresse enveloppante alors que les hommes sont ici fermés aux autres  et au contact.  La dernière image peut également être considérée comme un paradoxeles yeux brillants de ventre ” : on y retrouve l’image de la mère qui porte l’enfant dans son ventre ici métonymie du corps maternel ; Quant au regard, il est brillant sans doute à cause d l’émotion que suscitait chez la mère la vue de l’enfant ; On évoque parfois, dans le langage courant, la reconnaissance du ventre pour désigner le lien charnel , antenatal   qui unit une mère et son enfant ; on dit que l’allaitement maternel peut encore renforcer ce lien ; Le narrateur mentionne ainsi la différence entre ses deux parents : à l’indifférence supposée de son père, il oppose l’existence de ce qui fut la tendresse maternelle mais il ne lui en reste plus de souvenirs ; cette fois c’est l’absence de souvenirs , d’images et non l’absence de lien qu’il déplore . ‘ Je n’ai rien gardé de ma mère: aucune trace de  lèvres aucune caresse aucun regard ” Il rappelle ici qu’il fut orphelin de mère très tôt : ce qui rend encore plus pathétique l’absence de tendresse de son père . De cette façon, les deux emplois de rien ne désignent pas la même chose : l’ absence de souvenirs du côté maternel et l’absence de relation du côté paternel. Les verbes garder et conserver s’opposent ainsi : le jeune enfant du fait de son très jeune âge n’a pu garder : c’est une action involontaire alors qu’on peut supposer que dans le verbe conserver émane une sorte de  volonté de nier l’existence même d’une relation avec son père. La formule finale du premier paragraphe suggère le manque affectif que le personnage va chercher à combler ; On va donc suivre le personnage de Georges à travers le  roman dans ses relations amicales et amoureuses ; “J’étais une bouche en trop, je suis devenu un coeur en plus ” ( l 19) Cette double image combine deux métonymies ; la bouche pour désigner celui qu'on doit nourrir et le coeur pour désigner le siège de l'amour; L'enfant se décrit ici par le biais d'un parallélisme de construction  comme une bouche à nourrir, une sorte de fardeau pour son père et un coeur vide qui ne trouve personne à aimer . Il est surnuméraire : en trop..c'est une perception extrêmement négative de son existence.  

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 Ces images expliquent l’évolution de Georges dans le roman et les liens qui vont l’unir à d’autres personnages.  On peut par exemple opposer l’attitude chaleureuse et protectrice de Marwan, père de substitution, à celle de son propre père; on notera que Marwan est un père très aimant avec son fils Nakad et que cet amour ira jusqu’au meurtre. Lorsqu’il quitte Beyrouth , après les massacres de Sabra et Chatila et la mort d’image, Marwan organise le départ de Georges et le serre dans ses bras : ” Jamais personne ne m’avait vraiment serré dans ses bras “note le personnage.( p 273 )    Georges va donc logiquement chercher à retrouver cette tendresse qui lui fait défaut et cela peut expliquer, pour le lecteur, la force de son engagement auprès de son ami Samuel , autre figure du père idéal; En effet, Samuel représente tout ce que le propre père de Georges n'a pas fait; ce dernier étudiait l'Histoire sans y avoir participé du point de vue de son fils, alors que Samuel s'engage au péril de sa vie dans les événements historiques de son temps comme la révolte des colonels en Grèce qui lui vaudra son douloureux exil en France en 1974. 

Cette absence de lien avec le père apparait également dans cet extrait sous la forme de l’impossibilité de se toucher la main et les images employées lors du récit de l’anecdote de l’enterrement de son père, vont dans ce sens; Georges devient orphelin de mère à 5 ans et de père à 20 ans; 

 Deuxième axe possible : Que nous apprend ici la scène de l’enterrement ?  l’impossibilité d’abord de renouer le contact: Georges se décrit debout, juste en observateur “à le regarder ” : il ne décrit pas de sentiment simplement des sensations physiques : cuisses douloureuses ” parce que collées au cercueil  (l 26 ) et il a tenu à rester dans cette position inconfortable “comme ça la nuit entière ”  en s’infligeant une sorte de punition ; d ‘ailleurs cette idée réapparaît à travers la comparaison “comme puni dans mon coin ” (30) Georges a l’occasion de tenir la main vers son père, de le toucher mais il s’en montre incapable ; “je n’ai pas bougé ” La dernière image de son père restera celle de ses mains “piquetées de mort noire “ et les images de contact charnel se dessinent autour de cette main , métonymique de l’individu tout entier  : “glisser mes doigts”agripper sa manche  pour le garder ”  Vient alors la sensation d’être seul au monde relayée dans le texte par une image qu’on trouve sur les champs de bataille lorsqu’on décrit une guerre  et les soldats qui risquent leur vie parce qu’ils sont exposés ” devant en première ligne ” (41) On retrouvera beaucoup d’autres mains amies et ennemies dans le roman: la main de Yassine le frère d’imane qui se pose sur lui , la tant d’Image bien sûr et ensuite celles de Nakad “Après les mains d’Imane , Nakad m’a offert les siennes” (p 245)  : mains  qui soignent , qui lavent et qui apaisent mais lorque Nakad lui avoue qu’il l’aime , Georges se sent incapable de “mettre une main sur son épaule ” et de lui parler.

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Après avoir fait le récit de l’enterrement de son père , moment clé dans le parcours du personnage , l’écrivain tire les conséquences de cet événement sur le parcours de Georges et donne ainsi au lecteur des informations qui lui permettent d’appréhender différemment l’une des  sources de violence qu’il a entrevue chez le personnage; L‘écrivain fabrique ainsi une figure de personnage doté d’une épaisseur psychologique et dont les actions sont en relation avec un passé et des blessures d’enfance . 

 Troisième axe : La métaphore de la peau et de la lutte  est très importance dans le roman; A la lumière de ce passage, nous comprenons donc mieux le fait que Georges se sente “une peau à défendre” Dans un entretien avec un journaliste en 2015, Sorj Chalandon explique qu’il n’existait dans sa famille aucun contact peau à peau et qu’adulte, il s’est lancé dans l’amour et l’amitié à coeur perdu. Il cherche avant tout à défendre sa peau et les dangers lui semblent doubles : d’abord contre d’éventuels ennemis qualifiés par l’expression démonstrative “ceux qui lui voudraient du mal ” mis en opposition avec des dangers différents qui viendraient des femmes “celles qui lui voudraient du bien ” On retrouve dans cette construction à la fois le parallélisme et l’ antithèse ; Georges se lance dans des combats politiques et craint d'être vulnérable sur le plan affectif , notamment dans ses rencontres avec les femmes .  Les dernières lignes du troisième paragraphe préparent dans l'esprit du lecteur , toujours au moyen d'images saisissantes , la suite logique des aventures du personnage : devenu une peau à défendre,(l 45)  la violence physique va faire partie de son quotidien et on le retrouvera, sans grande surprise, militant d’extrême -gauche, et engagé dans des combats de rue , importants à ses yeux mais qui cachent un combat intérieur plus profond  “quand je tombais sous les coups, je revoyais le cadavre de mon père; ses mains jointes me faisaient honte “; Les mains jointes  du gisant symbolisent ici l’absence de résistance et c’est tout naturellement que le fils va s’incarner en résistant , devant ainsi l’inverse du père.  “Enfant , adulte, j’ai résisté “ (52)  La juxtaposition des deux états du personnage, enfant, adulte est déjà comme un véritable trait d’union pour l’évolution du héros.   Georges cherche , en quelque sorte à expier cette mauvaise conscience à travers des combats politiques mais Samuel lui fera remarquer qu’il se trompe de guerre et que les fascistes ne sont pas des nazis et que 1979 ne peut être comparé à 1939. La dernière image “des doigts tachés d’encre aux phalanges écorchées ” peut s’interpréter de différentes manières; On peut d’abord y voir une représentation de l’évolution de l’enfant écolier à l’adulte combattant et révolté ; mais on y retrouve également l’image de la colère qui nous fait tout briser parce qu’elle émane de nos blessures personnelles et trouve simplement à s’incarner dans le cadre de combats que notre époque nous fait traverser. Sait-on vraiment pourquoi on se bat et au nom de quoi ? telle pourrait être l’une des questions à laquelle le parcours de Georges nous aide à répondre dans ce qui peut s’apparenter , vu sous cet angle, à un roman initiatique. Les phalanges écorchées symbolisent à la fois la violence et la souffrance qui en découle: coups qu’on donne aux autres pour attaquer ou se défendre  et blessures qu’on reçoit; Blessures morales et blessures physiques sont ici étroitement associées. 

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  ( à ajouter selon le temps qui vous reste …peut être très intéressant  en conclusion )   …Les images qui apparaissent dans ce passage seront reprises dans la suite du roman ; Le personnage de Georges se construit donc sur une double blessure : à celle de l’enfance s’ajoute sa découverte de la guerre et de ses horreurs  qui vient réactiver les blessures originelles. D’ailleurs brisé par la guerre et ses visions  , il refusera, à son retour, tout contact avec la main de sa fille et le corps de sa femme : “Mon corps se dérobait lorsqu’elle avançait la main vers ma peau” ( p 283) Il ne parvient plus à recréer de liens avec sa famille et ses amis . Dans son lit, il est comme dans une tranchée ; signe que c’est la guerre qui a pris le dessus sur la vie . D’ailleurs la guerre s’empare peu à peu  du personnage et  le transforme; elle lui fait commettre des actions qui effraient son entourage comme lorsqu’il frappe la porte de la cuisine : ” La main saignait, les phalanges avaient été écorchées; Ce n’était pas ma main . Ni mon bras. Ni rien de moi. Une autre violence que la mienne.” (285) 

Ce passage qui retrace les blessures d’enfance et l’enterrement du père , représente une étape déterminante et  fondatrice dans le parcours du personnage romanesque et pour le lecteur , c’est également un moment crucial pour sa reconstruction ultérieure  du personnage qui fabrique de l’empathie.  Lorsqu’il devient père le personnage remarque “je n’avais pour exemple de père que l’absence du mien ” ( p 58 )  et avant la naissance de Louise il évoque les “dernières heures sans liens ‘( 57)- et lorsqu’il est de retour de Beyrouth pour la première fois, il regarde la photo de sa femme et de sa fille pour se souvenir pourquoi il rentre : “le monde s’arrêtait aux frontières de leur peau ” pense alors Georges ( p 204) ;

 En conclusion ,grâce à ce passage, situé au début du roman, avant le départ de Georges , le lecteur construit une image cohérente du personnage et les éléments qui seront disséminés au fil du roman, viendront subitement enrichir ce premier portrait des blessures originelles , comme une sorte de terreau du personnage, de substrat à partir duquel le romancier va élever une figure . Peu à peu, grâce à l’intercession de Samuel, Georges substituera l’Art à la violence physique en allant apporter la parole de la révoltée en zone de guerre, mais la guerre sera la plus forte et il y laissera sa peau, On peut noter que Sorj Chalandon, en devant écrivain, a réussi à échapper à cette emprise de la guerre et a effectué, par le biais de la fiction et de l’écriture,  comme une sorte du parcours inverse de celui de son héros, Lui est revenu et a décidé de ne plus y retourner  alors que Georges y est  reparti et y est définitivement resté. “il a traversé le quartrième mur, celui qui protège les vivants. ”