En écrivant Cris, le romancier Laurent Gaudé s’empare et s’inspire d’une expérience terrible : celle de la guerre 14/18 dont les horribles batailles sont encore bien présentes dans notre mémoire collective. Pour raconter cette guerre, le romancier a choisi de donner la parole à plusieurs soldats qui représentent tous une manière de faire et de vivre cette expérience ultime. Chacun y affronte la mort et se comporte de manière parfois inattendue, souvent déconcertante. Chaque personnage du roman représente donc une attitude de l’homme face à la guerre ; le romancier tente ainsi de recomposer, à partir des réactions des différents personnages , une expérience de ce que les hommes ont pu ressentir au cours des assauts et des combats . Jules est en quelque sorte le soldat déserteur , celui qui quitte les horreurs du front pour ne pas mourir.
Jules est le premier à prendre la parole et sa voix unifie celle des autres : il est également celui qui va propager le souvenir des disparus en désertant physiquement ; Jules est celui qui marche d’abord sans parler, de retour du front; il est comparé à “une ombre ” sourde qui glisse ver l’arrière où l’attend une permission . Jules est défini comme un rescapé et il refuse le titre de sauveur; Il a tué le jeune allemand lorsqu’il l’a vu assis sur “un uniforme qui portait les mêmes couleurs que le mien” . Jules se croit arrivé au bout de lui-même (p 24) et il est partagé entre le désir de sauver ce qui reste de sa vie et la volonté de continuer à veiller sur ceux qui restent “rester avec eux. continuer à veiller les uns sur les autres.” ( p 24) On retrouve Jules toujours en marche page 47 : “je marche” ; il est désormais à l’arrière : “je suis le vieillard de la guerre qui n’entend plus rien et marche tête baissée” ; cette phrase sera répétée à plusieurs reprise comme si elle résumait le personnage de Jules qui échappe ainsi à ceux qu’il décrit comme des condamnés. (chapitre II ) Jules est désormais dans le train et toujours sourd : il a envie de pleurer et ne veut surtout pas s’endormir car le sommeil fera remonter ses souvenirs (p 54) Dès qu’il s’endormira, ses cauchemars le ramèneront dans les tranchées où il revivra la guerre ; il se sent protégé dans le train et se mure dans le silence ; il marche dans le silence épais de sa surdité et se remémore sa dernière permission, les sensations d’avoir un corps qui se réveille à la vie avec le désir des femmes. Jules se pose des questions sur les transformations que la guerre fait subir aux hommes : “un homme qui a appris à tuer , un homme qui a tenu un fusil, qui a dû se plier aux règles de la peur et de la survie sauvage comme tu l’as fait, sait-il encore s’occuper d’une femme ? ” (p 57) Il est désormais vieux de milliers d’années. Il craint d’être allée trop loin te de ne pas pouvoir revenir parmi les hommes : “tu es une bête fauve qui veut manger par la bouche, manger par le sexe et boire toute la nuit. ” (p 58) A u moment où, au front Barboni devenu fou commence à réciter le De profundis, le romancier nous ramène alors brutalement à Jules , toujours dans le train vers Paris (p 79) Il repense à Marguerite et à leur rencontre dans ce bar, aux rires de cette femme rayonnante de crasse dans les bras de laquelle Jules a oublié ses fureurs et a apaisé sa soif. Il a , grâce à cette femme, “retrouvé la douceur d’être un homme.” (p 83) C’est une sorte de prière que Jules adresse en fait à Margot et il la bénit entre toutes les femmes parce qu’elle est la face joufflue de la vie. Nous retrouvons la voix de Jules au début du chapitre III: il réalise que ce voyage le fait souffrir car ce permissions représentent “l’espoir de quitter la guerre et de vivre” (p 88) alors Jules décide d’emprunter d’autres chemins et il saute du train en marche pour pouvoir enfin se reposer de cette immense fatigue qui le voûte. Jules se réceptionne au moment où sur le champ de bataille, l’homme cochon tue Boris. Jules a alors l’impression d’entendre des éclats de voix (p 103) Il semble avoir dormi dans la terre et considère sa désertion comme une évasion mais il est poursuivi par une rumeur et par des voix “comme si j’entendais crier des hommes ” p 105. Au début du chapitre Iv, nous retrouvons Jules en proie à ses voix qui sifflent dans son dos : des appels, des pleurs et il comprend enfin ce qu’elles disent ( p 110) et qu’il ne leur échappera pas car les voix sont en lui : “ sur le front gisent des milliers de soldats épuisés; ils vont mourir et pleurent tout seuls. ils glissent à la terre leurs dernier mots..je les entends ” p 110. ” Ce sont les voix fatiguées de mes frères; Ceux que j’ai laissés derrière moi. Les voix embourbées de ceux qui n’ont pas pu se relever. Ils s’adressent à moi. Ils veulent parler par ma bouche. Ils veulent que je leur prête voix. (p 110 ) Ce chant hante Jules et il comprend qu’il va les emmener où il va.
Au moment où les hommes de la relève : Ripoll, Messard, Castillac, Barboni, Dermoncourt , font entendre leurs derniers souffles durant l’assaut, Jules arrive dans un village et commence un discours sur la place du village, noire de monde : il raconte la guerre et la mort mais personne ne veut le laisser continuer; on lui jette des pierres, on le prend pour un fou et on le traite de déserteur; Alors Jules s’enfuit sous les huées des villageois. Il a l’impression d’avoir échoué (137) . Le dernier chapitre s’ouvre à nouveau sur Jules qui décide de confier à la terre sa prière ; Cependant les voix continuent de le traquer et à hurler dans sa tête (p 142); Il doit apprendre à “imposer le chant” , se montrer plus fort que la pluie de pierres. “je me mets à l’écoute des voix des tranchées” p 142: C’est une étrange voix qui s’impose à lui : celle du gazé qui dans le roman prononcera ses dernière paroles p 150; cette voix annonce qu’elle ne tiendra pus longtemps et demande qui se souviendra d’elle.. La dernière intervention de Jules a lieu p 156: c’est sa voix qui va clore le roman ; Désormais il court et va construire des traces pour les voix: il va ériger des statues de terre ,de cette boue tant redoutée des soldats , stèles qui matérialisent les dernières paroles des morts ; il sculpte de grands corps de boue ; des stèles commémoratives où les hommes crient à jamais et décide d’en créer une à l’entrée de chaque village (p 158) Des statues immobiles , une colonne d’ombres , une armée, Jules est devenu les mains de la terre et sa voix s’est tue ; ” je donne vie, un à un , à un peuple pétrifié. J’offre au regards ces visages de cratère et ces hommes tailladés. ..Et mes frères de tranchées savent qu’il est ici des statues qui fixent le monde de toute leur douleur. Bouche bée.”
Le personnage de Jules est celui qui , en devenant créateur, va relayer et faire revivre les voix des disparus. Il est l’image de l’artiste qui, par son oeuvre, redonne naissance et fixe le souvenir; silencieux durant tout le roman, il comprend lorsqu’il prend la parole publiquement, que les hommes ne sont pas prêts à entendre ce qu’il leur dit, le témoignage de la vérité et qu’il lui faut alors trouver un autre moyen pour devenir le réceptacle de toutes ces voix qu’il contient et qu’il unifie. Ce mode détourné de faire entendre et de faire saisir la matérialité et la vérité de ce qui fut, c’est l’art. Jules est celui qui est sorti de la guerre vivant et l’a fuie pour pouvoir témoigner de ce qu’ont vécu ses frères d’armes morts.