Sorj Chalandon , journaliste de métier et grand reporter en Irlande ,écrit Retour à Killybegs en 2010, après la mort de son ami Denis Donaldson , un Irlandais qui livrait des renseignements aux services secrets britanniques et qui a été assassiné par une branche de l’IRA, l’armée républicaine irlandaise , à laquelle il a appartenu durant des années. Le récit nous plonge dans les pensées du traître et nous fait découvrir le personnage de l’intérieur . Le passage que nous étudions se situe au chapitre 17. Quelques mois plus tôt , à sa sortie de prison, Tyrone a été approché par trois hommes des services secrets anglais; Stephen Petrie alias Walder, un agent du Mi 5, et Franck Congreve, alias Dominik , le flic roux membre de la police royale de l’Ulster et Willie Wallis de la Spécial Branch. Ces derniers lui ont expliqué qu’il avaient en leur possession l’arme qui a servi à tuer Danny Finley 12 ans plus tôt ( en 1969 ) et ils lui ont proposé un marché: ils gardent le silence sur ce “crime accidentel ” et il peut rester un héros pour les siens à condition de leur livrer des renseignements sur les activités secrètes de l’IRA. Tyrone devient alors peu à peu un traître. Il décide cependant de prévenir Mickey un gardien de prison que l’IRA va le tuer. Durant l’interrogatoire qu’il subit au cours de son interpellation,, sans se méfier, Tyrone donne au MI 5 le véritable nom de l’artificier Popeye, Franck Devlin qui sera alors arrêté par les britanniques . Abattu, il décide d’aller boire au Mullins et découvre son image dans le miroir au- dessus du bar.
Problématiques possibles : Quel portrait du héros trouve -t-on dans cet extrait ? Comment faire le portrait d’un traitre ? Quelles sont les caractéristiques de ce portrait ? Quelle est l’originalité de ce portrait ?
Un autoportrait : l’une des premières caractéristiques de ce portrait , c’est que le personnage , à la manière d’un peintre qui se peint lui-même, contemple son reflet dans une glace. Le dispositif renvoie donc à la technique de l’autoportrait . “je me suis vu dans le miroir au-dessus du bar ” ( l 1)
Un portrait dévalorisant : les éléments physiques du portrait du personnage qui se regarde dans un miroir ont une dimension péjorative ; Il est comparé à un animal par différents points ; la casquette élément symbolique de son identité d’irlandais est comparée à celle des “éleveurs de mouton ” caractéristiques de la ruralité d’une partie de la population irlandaise; l’expression qui “fête une vente “ ( l 3) peut évoquer la trahison du personnage qui comme Judas vient de vendre son ami Franck devlin . Il a d’ailleurs reçu une somme de 30 livres, qui rappelle les 30 pièces d’or de la trahison de Judas . Ses cheveux sont assimilés à la crinière d’un animal avec à la ligne 5 le crin de cheveux et les éléments choisis pour dépeindre son visage : oreilles , yeux tombants , rides de labour, font penser au portrait d’un vieux cheval , usé par le travail des champs ; D’ailleurs l’expression rides de labour renvoie directement à cet univers du travail des bêtes de somme. Quant aux yeux tombants, on peut les interpréter comme le signe qu’il garde la tête basse ou comme un signe de fatigue. Physiquement , la honte se lit donc à travers le visage du personnage et les détails symboliques de son portrait .
L’expression “paysan pitoyable” avec son allitération en p semble d’ailleurs traduire le mépris que Tyrone éprouve pour son geste et pour lui-même ; Il se fait pitié à lui-même et le lecteur éprouve de la pitié pour lui ; ses vêtements confirment cette impression : col de veste gondolé , tweed usé ” : deux notation qui font référence à la pauvreté et à l’absence de prestance; par bien des points, le personnage ressemble à quelqu’un qui se néglige et néglige son apparence . L’allure et l’apparence négligées confortent cette dimension pitoyable du personnage.
La ressemblance avec le père : on peut tout d’abord remarquer les similitudes avec le portrait du père notamment à travers l‘évocation des souvenirs de la figure du père . Le souvenir du père Patraig Meehan initialement qualifié de grand ( 10) est presque aussitôt associé à l’idée de défaite : ligne 9 . Dans son reflet , Tyrone lit sa “défaite ” et voit le visage de son père en surimpression; Il est âgé de 56 ans environ et les images du père ” vaincu ” vont venir renforcer celles de la défaite du fils .Dans le miroir, les deux reflets se superposent “je l’ai vu dans le miroir soudain ” ; cette phrase fait écho à l première ligne du portrait “je me suis vu dans le miroir ” Cette reprise anaphorique marque la surimpression des deux figures . Le père fut d’abord un héros avant de devenir un “bastard” alcoolique et violent , redouté par les habitants ; il perdra le respect des siens ce qui est traduit par l’énumération : “silence , respect, gêne ” ; le dernier mot marque l’étape finale de sa perte de considération .
L’évocation des souvenirs liés au père est nettement dépréciative : “il souriait comme un imbécile ” : la comparaison est cruelle et il est question de l’alcoolisme de ce dernier car l’auteur note qu’il “prenait des poses de sobre ” (16 ) ; Ici l’expression prendre une pose dénote le caractère artificiel du sourire et de l’attitude du personnage qui souhaite faire croire qu’il n’est pas ivre . Mais personne n’est dupe; en contemplant son reflet dans le miroir, Tyrone devient, en quelque sorte son père et l’image qu’il aperçoit est celle de partait Meehan lorsqu’il allait, enfant, le chercher au pub pour le ramener à la maison . L’expression “paysan pitoyable du début du portrait est rappelée ici avec la phrase “il faisait peine ” . L’auteur énonce ensuite les causes de cette déchéance ; Le renoncement est une étape décisive dans le parcours du père : il est marqué par trois étapes; D’abord le renoncement à la guerre d’Espagne et au combat contre les Blancs du général Franco , dans les rangs des brigades internationales ; face aux craintes de sa femme, Patraig décidera de rester auprès de sa famille mais cette décision le rendra amer; Le second renoncement l’amène à cesser le combat pour la libération de l’Irlande lorsque le pays est divisé en deux Etats: au Sud l’Irlande libre et au Nord, l’Ulster sous domination britannique . Enfin la dernière étape pour le personnage se solde par une tentative de suicide elle aussi raté car par un effet d’ ironie tragique, le personnage meurt de froid avant de réussir à se donner la mort . L’évocation de la figure du père se termine par une série de paradoxes : ” voulait mourir en mer ” contraste avec “mort en bas-côté” ligne 20 . L’image ici du bas-côté fait penser à la mort d’un sans-abri, dans un fossé : ce qui accroit la dimension misérable de la fin du personnage; On retrouve une seconde opposition entre les mouettes et les corbeaux : les premières , oiseaux blancs sont les symboles des compagnons et annoncent la présence de la terre , bon présage pour les marins et les seconds, oiseaux noirs, de mauvaise augure , symboles de deuil et de mauvaise nouvelle. La présence des corbeaux indique également que le cadavre a été exposé . L’image finale du père le réduit à presque rien: “un tas de hardes mêlées au givre ” . Le personnage s’est littéralement volatilisé et a perdu sa dimension humaine : il ne reste de lui que de pauvres vêtements car le mot harde désigne les habits troués des miséreux .
Tel père tel fils ? : à la lecture du glissement de ce portrait de la figure du fils à celle du père , on peut se demander quel rôle joue ici la construction de la relation parentale et familiale. Un peu à la manière des écrivains naturalistes de la fin du dix-neuvième siècle pour lesquels les personnages romanesques devaient élucider , en partie, les mystères de l’hérédité, le romancier construit bien plus qu’un personnage: il construit un sytème de personnages et au sein de la famille Meehan, chacun incarne un facette du patriotisme irlandais . Tyrone se définit alors par une formule paradoxale: “alors j’ai renoncé à mourir”. Il s’écarte donc de la trajectoire du père. “A vivre aussi ” (l 14) ; Il se différencie ainsi de la position illustrée par le personnage du grand frère Seana, qui a choisi l’exil pour justement continuer à vivre, loin de l’Irlande mortifère . La position de Tyrone semble intenable et la formule “je serais ailleurs , entre ciel et terre, ” par l’emploi du conditionnel, connote ici l’irréel du présent ; Il n’existe aucun endroit pour vivre entre ciel et terre: voilà ce qui est suggéré par la lecture .
Un homme fatigué : dès lors, le portrait de Tyrone se termine avec le leitmotiv de sa fatigue . L’adjectif fatigué est repris sept fois entre les lignes 28 à 32. Le cri de colère symbolisé par l’insulte et la grossièreté de la ligne 15, est très rapidement remplacé par la négation qui reflète l’impuissance du personnage et son incapacité à poursuivre le combat “je n’en pouvais plus ” . Les ennemis et les amis sont alors mis sur le même plan, juxtaposés , au sein de la même phrase : “les Brits, l’IRA, ces donneurs d’ordre ” et comme réunis par leur autorité commune . Tous deux semblent exercer sur Tyrone une forme d’oppression qui est reflétée par l’emploi de l’adjectif “‘ étouffante ” ligne 28.