Emmanuelle Bayamack-Tam signe ici un roman dérangeant par bien des aspects. Dérangeant d’abord parce qu’il nous plonge dans l’univers des sectes et que le gourou du roman exerce sur ses fidèles une emprise considérable . Dérangeant également car la sexualité et notamment l’homosexualité , y est omniprésente et peinte sans aucun fard sous les couleurs les plus crues . Dérangeant aussi parce que l’héroïne est âgée de 14 ans au point de départ du récit possède un regard naïf et désarmant ; A la différence du Candide imaginé par Voltaire, cette jeune femme es montre elle aussi Candide mais en même temps hyper lucide sur les véritables motivations des êtres qui l’entourent. Dérangeant également car la trame du récit mêle des analyses philosophiques sur le vivre ensemble, les maux de la société de consommation, les dérives du capitalisme , et des analyses sociologiques sur la marginalité, l’acceptation des migrants . La vie dans cette Arcadie est loin d’être paradisiaque et on y trouve pourtant le bonheur sous certaines formes; Un récit à ne pas mettre entre toutes les mains car il comporte des scènes qui peuvent choquer.
L’autrice y met en exergue une citation de Robert Musil , extraite de L’Homme sans qualités : ” Une vraie communauté est le produit d’une loi intérieure , et la plus profonde , la plus simple, la plus parfaite et la première des lois est celle de l’amour.” Dans ce roman commencé en 1930 au moment de la montée du nazisme, l’auteur tente de comprendre ce qui peut donner du sens à la vie de son personnage central, Ullrich et examine tour à tour les principaux ressorts évoqués par les hommes pour justifier leurs actions : le désir, la politique, l’amour de soi y sont envisagés dans leur dimension philosophique et universelle. La jeune héroïne , Farah, arrive une nuit à Liberty House et c’est comme une seconde naissance ; Affublée d’une drôle de grand mère Kisrten naturiste dans l’âme qui adore les femmes et de parents étranges, elle va devoir savoir qui est elle vraiment, mi- fille, mi -garçon, . La galerie de portraits est très réussie : la mère Bichette est , une sorte de princesse fragile et sur protégée; sosie d’une star du cinéma muet; elle souffre terriblement à cause des ondes électro-magnétiques et doit vivre en zone blanche. Dépressive chronique , elle est atteinte de MCS et de PCIE .Le père, Marqui ,est aux petits soins pour sa femme : il fait pousser des plantes aromatiques et d’autres moins décoratives à partir desquelles il extrait de la drogue ;
Le cadre joue également un rôle important dans le récit : Liberty House est une drôle de bâtisse, un ancien couvent reconverti en communauté végan, et gouvernée de main de maître par Arcady, le gourou qui a débaptisé tout le monde comme pour mieux contrôler ses disciples auxquels il promet un mode de vie pastoral ; Il s’est arrogé “le rôle de sa vie, celui du bon berger menant paître son troupeau ingénu.” (p 24 ) Qui sont -ils , au juste ,ses mystérieux adeptes ? . Ils ont peur de tout ” des nouvelles technologies, du réchauffement climatique, de l’électrosmog, des parabènes, des sulfates, du contrôle numérique, de la salade en sachet, de la concentration de mercure dans les océans, du gluten, des sels d’aluminium, de la pollution des nappes phréatiques, du glyphosate, de la déforestation, des produits laitiers, de la grippe aviaire, du diesel, des pesticides, du sucre raffiné, des perturbateurs endocriniens, des arbovirus, des compteurs linky et j’en passe..( p 25)
Chaque chapitre au titre suggestif est souvent un clin d’oeil à des personnages de romans ou à des écrivains, et retrace une étape dans le parcours initiatique de Farah qui devient tour à tour “la reine de la fête” “hermaphrodite anadyomède ” et finit “loin du paradis ” . Farah se décrit comme une adoratrice née et idolâtre Arcady “ j’ai quatorze ans mais je sais déjà que je l’aime et que je le désire bien qu’il en ait cinquante et soit à peine mieux doté que moi sur le plan du physique : petit, grassouillet, avec des yeux clairs à fleur de tête et une sorte de renflement simiesque entre le nez et la lèvre supérieure .” ( p 31 )
Dans ce petit paradis, refuge pour freaks où les artistes maudits cotoîent les riches héritières moribondes , chacun travaille. Ils ont créée une unité de production: des fruits et des légumes bio qu’ils vendent sur les marchés et qui leur rapportent quelques subsides mais ils doivent constamment recruter, grâce à leurs escadrons de l’amour, et visent particulièrement les riches veuves qui pourraient les coucher sur leur testament. Farah partage certaines de leurs peurs mais elle se dit davantage préoccupée par “ce que l’homme inflige à l’homme” . Le jour de ses 15 ans, Farah découvre qu’elle est atteinte d’un syndrome de Rokitanski appelé également MRKH. Elle décide alors de partir à la recherche de son identité Et son parcours sera aventureux ..elle posera à tous la question qui la taraude : “c’est quoi pour toi être une femme ? ” Les réponses seront surprenantes !
Retenons la profession de foi finale de la jeune héroïne : ” Je ne sais toujours pas ce que je suis, mais la liste de mes envies est infinie – et celle de mes détestations ne l’est pas moins. Hors de question que je vive comme tout le monde et que je consacre l’essentiel de mon temps à me remplir de nourritures industrielles, d’images ineptes et de musiques dépourvues d’âme; On se résigne toujours trop vite à être une poubelle.. j’ai reçu l’amour en héritage , et avec lui, le devoir d’en divulguer la bonne nouvelle, comme une traînée de poudre incandescente dans une société qui ne veut pas d’amour et encore moins d’incandescence, une société qui préfère être une décharge à ciel ouvert , un gigantesque établissement d’hébergement pour personnes malheureuses et cruellement dépendantes de ce qui les tue.” Elle se sent alors prête à fonder une nouvelle communauté .. “Mon héritage est là aussi , dans la certitude que l’infraction doit primer sur la norme, dans la conviction qu’il ne peut y avoir que de vie irrégulière et de beauté que monstrueuse.(p 395 )
Ce que j’ai aimé dans ce roman : le mélange entre légèreté, humour du ton et profondeur des réflexions philosophiques, acuité des analyses des dérives de notre société ; Les portraits des personnages de Liberty House sont particulièrement réussis ; Mes préférés: Fiorentina la cuisinière italienne, et Victor l’acolyte du gourou, qui se prend pour Victor Hugo .
Ce qui peut déplaire : le langage cru pour aborder la sexualité et la part (trop ) importante des scènes sexuelles, les multiples références à l’Evangile .