Georges Perec écrit en 1967 un drôle de récit à la seconde personne du singulier, un roman intitulé Un homme qui dort ; Mais qui est ce mystérieux personnage, posé comme objet du récit et objet de connaissance ? On le découvre, progressivement , sous les traits vagues d’ un jeune étudiant qui a une sorte de révélation : il réalise, assez brutalement qu’il se déprend du monde qui l’entoure; Il se sent de plus en plus indifférent aux choses , aux objets quotidiens et semble vivre une vie à la fois heureuse et triste. Proche de l’ataraxie, son existence se compose de la répétition de gestes routiniers et il passe de longs moment sans rien faire , à part observer une goutte d’eau qui fuit au robinet ou les fissures du plafond dans son champ de vision.
ll fait toutefois l’expérience d’une liberté totale et paradoxalement , se sent oppressé ; Il décrit son bonheur comme “presque parfait, fascinant, parfois gonflé d’émotions nouvelles ” et souligne que rien ne lui pèse , ne lui plaît ou ne lui déplaît. » Il lui semble même qu’il n’existe plus , que son existence se dissout dans le monde qui l’entoure ; Dans ce vide plein de promesses, il se sent comme dans une bulle protectrice ; A la fois invisible et transparent , il survit sans gaieté et sans tristesse . Peut-on encore parler ici de vague des passions comme à l’époque romantique ou s’agit-il au contraire de dire le rien , le néant, l’indifférence, l’état végétatif , voir la disparition de toute vie intérieure pour le personnage qui s’éprouve semblable à “une goutte d’eau qui perle au robinet” ” à une mouche” ” à une huître ” ? Qu’apportent ici les comparaisons ? Elles montrent qu’il se transforme en objet , que son existence est réduite à cette objectivation , cette insignifiance des comparés ; La goutte d’eau qui perle inexorablement : mouvement que rien n’arrête et qui ne conduit à rien ; la mouche , parasite sans grand intérêt qu’on écrase sans état d’âme et le mollusque qui nous ramène à une forme vie des premiers âges du monde .
Les nombreuses antithèses traduisent les intermittences de la vie intérieure du personnage ; Perec décrit ici , au moyen de cette écriture du dédoublement, ce qu’expérimente le personnage avec lequel nous nous identifions grâce à ce Tu . La question que se posent de nombreux romanciers peut se définir ainsi : comment , au moyen de quels mots et de quel langage , peut-on décrire , évoquer et faire partager aux lecteurs la vie intérieure des personnages de romans ? Perec opte pour une solution originale ici : cet emploi plutôt rare, du pronom personnel Tu . Il ne s’agit plus du discours indirect libre, apparu au dix-neuvième siècle qui permettait d’intégrer les pensées des personnages à l’intérieur du récit, sans marquer le discours rapporté par la présence de guillemets ou de verbes de paroles ; Il ne s’agit pas non plus , à proprement parler ,d’une sorte de monologue intérieur qui nous permet d’être plongé dans la conscience des personnages et d’enregistrer les événements et les émotions tels qu’ils leur apparaissent et se forment dans leur esprit.
Ce “stream of consciousness ” a été illustré par de nombreux auteurs anglo-saxons à partir des années 1920. En France , le courant littéraire du Nouveau-Roman tentera de populariser ce style d’écriture avec notamment une écrivaine comme Nathalie Sarraute . Elle inventera la notion de Tropismes pour désigner cette écriture qui surgit des profondeurs du personnage ; Dans Enfance , par exemple, elle fait dialoguer plusieurs voix intérieures qui analysent différemment les émotions du protagoniste .
Mais dans le cas du roman de Pérec, description de la vie intérieure et description de l’environnement du personnage , s’entremêlent. Cet homme qui dort se fond insensiblement dans le décor pour donner l’impression de s’y dissoudre . Le lecteur partage à la fois son regard sur le monde et ses pensées ou plus souvent son absence de vie intérieure. Les innombrables répétitions marquent , à la fois la routine du quotidien et une sorte de “désespérance molle” .
Le langage , devient, en quelque sorte, mimétique de ce qu’il cherche à traduire . Pour figurer , avec des mots, la dissolution de l’être , dans son roman au titre évocateur L’innommable , le romancier Samuel Beckett fera lui disparaître progressivement les signes qui forment les mots sur la page blanche; Les mots deviendront alors incompréhensibles , inaudibles parce qu’imprononçables et ensuite carrément disparus, donc invisibles. Nous touchons ici un point extrême ; une écriture sans mots peut-elle exister et permet -elle encore l’expression de la vie intérieure ? Eugène Ionesco , dans sa pièce Rhinocéros, avait lu aussi tenté de modifier la syntaxe et d’agir sur la forme du langage; Lorsque son personnage se transforme en rhinocéros , il perd ses mots et se met , peu à peu, à barrir au lieu de parler. Le dramaturge a ainsi voulu marquer la métamorphose complète du personnage , devenu animal .
L’extrait vidéo ci-dessous donne à voir et à entendre quelques passages de l’homme qui dort : comment les images traduisent -elles ici la vie intérieure ? Sont-elles uniquement le reflet des mots ou donnent-elles à voir autre chose ? Comment le cinéma peut-il montrer la vie intérieure des personnages ?