24. novembre 2020 · Commentaires fermés sur Le brio ou l’art de la rhétorique : convaincre à tout prix ou dire la vérité ? · Catégories: Spécialité : HLP Première

 De l’importance de savoir bien parler … prolongement autour du film d’Yvan Attal

Synopsis et déroulement du film

Neïla Salah, l’héroïne interprétée par Camelia Jordana a grandi  en banlieue parisienne  dans une famille d’origine maghrébine. Elle fait partie de cette troisième génération d’immigrés qui cherchent à se faire une place au sein de la société française . Elle veut devenir avocate et suit son premier cours d’histoire du droit  à l’Université d’Assas, qui a la réputation d’abriter de nombreux extrémistes . Perdue dans les couloirs de la faculté, elle arrive en retard, pour son premier cours, au milieu de l’amphithéâtre bondé et subit les foudres de son professeur, l’éminent  Pierre Mazard. Il emploie le sarcasme pour la blesser et l’humilier devant les autres étudiants en dénonçant son incapacité à s’exprimer correctement, sa tenue vestimentaire qu’il juge inadaptée et fait remarquer ses origines maghrébines .

Très en colère, la jeune étudiante lui tient tête et n’accepte pas les témoignages de sympathie des autres étudiants choqués par l’attitude de l’enseignant qu’ils assimilent à du racisme. En effet, ce professeur est sur le point de se faire renvoyer de l’université car il tient des propos provocateurs et sa direction lui demande  d’aider la jeune fille à se présenter à un concours d’éloquence. Ce dernier accepte  de préparer Neïla  et de lui apprendre les bases de l’art de convaincre. Il fait référence dès sa première leçon à l’ouvrage de Schopenhauer écrit en 1864 et intitulé L’art d’avoir toujours raison .
Le philosophe allemand apparait dans le film comme une sorte de maître à penser qui fournit des stratagèmes pour dominer son adversaire et l’emporter : mais à quel prix ? Mounir , el jeune homme qui est présenté comme l’ami d’enfance de Neïla, nous rappelle que les mots ne sont pas anodins et que la parole peut blesser douloureusement : lorsque Neïla lui reproche de ne pas savoir formuler convenablement une invitation, ce défaut de langue est vécu comme une humiliation ; On retrouve ainsi l’idée que celui qui possède les mots possède une sorte de pouvoir sur les autres; certains dictateurs furent considérés comme des orateurs exceptionnels capables de galvaniser des foules entières . 
Commence alors, dans le film, une drôle de collaboration : chaque personnage est saisi dans son univers personnel ; Mazard paraît cynique, misanthrope et désabusé. Neïla cherche son identité : rit des remarques de sa grand-mère mais se sent victime du racisme ambiant et de sa différence . Elle aussi se montre agressive à l’égard des autres qu’elle insulte parfois et elle n’échappe pas elle aussi aux préjugés en assimilant les jeunes de l’université à des bourgeois  qui font du char à voile à l’île de Ré et jouent du piano et sont par conséquence, racistes. Elle est victime de ce que les sociologues nomment une névrose de classe . Ce concept forgé par Pierre Bourdieu et illustré notamment par le roman d’ Annie Ernaux : La Place , témoigne de l’existence d’un sentiment de trahison chez des jeunes issus des classes moyennes qui ne se sentent pas à leur place dans certaines filières ou qui souffrent du regard que les autres posent sur eux  .  Voilà le témoignage éclairant du sociologue lui-même, qui découvre à son entrée dans une classe préparatoire littéraire dans une grande ville de Province que ses origines paysannes  font l’objet de moqueries  de ses camarades, tous issus de familles de notables ( médecins, avocats, chefs d’entreprise, pharmaciens ) La violence des interactions prenait souvent la forme d’un racisme de classe appuyé sur l’apparence physique ou le nom propre, écrit-il. Tel qui devint mon principal rival dans les classes terminales[…] me blessait souvent en prononçant mon nom à la manière des paysans du pays et en plaisantant sur le nom, symbole de toute l’arriération paysanne, de mon village.  On a même inventé récemment le terme de transclasse pour désigner les gens qui changent de classe sociale soit par leurs études , soit par leur métier, soit en gagnant beaucoup d’argent et en changeant de mode de vie .
Mais le film n’aborde pas seulement ce sujet sociétal, il est se focalise sur le pouvoir de la parole et l’art de devenir éloquent : le professeur apprend à son élève des techniques , des subterfuges certes mais il ne peut lui apprendre à penser . le décalage ici est important entre ce qu’on fait dire aux mots et le fait que nos paroles reflètent nos pensées ; En d’autres termes, peut -on mentir pour convaincre et gagner un débat ?
Dans le cadre de sa préparation au concours d’éloquence où elle sera la représentante de son université prestigieuse, Neïla devra soutenir une thèse, prendre position dans un débat  comme par exemple : L’habit fait -il le moine; comme dans les jeux de la rhétorique antique, les candidats rhéteurs s’affrontent en défendant une thèse et son contraire  cette question soulève le problème du jugement basé sur l’apparence et philosophiquement, interroge nos représentations ; Quelle image se fait -on de quelqu’un qui porte un vêtement de luxe ou roule dans une voiture onéreuse ? change-t-on notre manière de considérer quelqu’un quand nous savons qu’il est issu d’une famille célèbre ou qu’il est pauvre et qu’il dort dans la rue, livré à lui-même ?
Une autre de ses interventions lui donnera l’occasion de défendre l’idée paradoxale selon laquelle l’amour rend heureux. Mais son dernier discours sera un plaidoyer paradoxal pour la défense de son professeur menacé d’être exclu de l’université : elle y emploiera tout ce qu’il lui a appris et le défendra , sans pour autant omettre ses défauts : sale raciste mais bon enseignant ! Peut on dissocier ici totalement  l’individu et son activité professionnelle ? 
Yvan Attal nous fait réfléchir sans éviter les clichés mais sans livrer non plus du prêt à penser : la dernière scène montre Neïla qui a endossé l’habit de l’avocate et qui vient défendre un client, un jeune maghrébin accusé de vol dans une supérette : elle impose son autorité par ses paroles et donne à son tour des cours d’efficacité oratoire : bien s’exprimer à la Cour, distinctement , être poli, se tenir droit , appeler le Juge “Monsieur ” ; Autant de signes qui renvoient à l’existence de codes  préétablis ; l’échange montre également  un choix de vie : la jeune étudiante a réussi et est devenue avocate mais  n’a t-elle pas choisi d’aider ceux auxquels elle ressemblait ? ces jeunes issus des quartiers , peu diplômés et peu qualifiés , qui sombrent dans la délinquance et ne savent pas toujours comment en sortir et qui , la plupart des temps, n’ont pas les mots pour dire ce qu’ils pensent . 
Quel rôle joue l’ouvrage du philosophe Schopenhauer dans ce film ?

Qui est Arthur Schopenhauer ?

Figure du pessimisme et du romantisme allemand, Arthur Schopenhauer est surtout connu pour son ouvrage principal, le Monde comme volonté et représentation.
La notion de volonté, ou de vouloir-vivre, occupe dans sa pensée une place fondamentale : il s’agit du fond de l’être, ce qui constitue toute chose, idée qui exercera une influence profonde sur Nietzsche. Qu’explique -t-il dans  L’ art d’avoir toujours raison ?

L’art de la dialectique consisterait , selon Platon, à utiliser un raisonnement logique afin de gagner , par la méthode de la raison, dans une controverse, un débat intellectuel qui nous oppose à notre adversaire . Lorsque je suis impliqué dans une discussion commune, une dispute au sens philosophique, ma raison cherche à l’emporte sur celle de l’adversaire en partant du principe que ma pensée est plus légitime, meilleure que celle de mon opposant. Je dois donc être sûre de moi .

La dialectique éristique est l’art de la controverse : notre vanité nous incite à penser que notre opinion es correcte et celle de l’adversaire fausse si elle est contraire à la nôtre. La plupart des hommes sont persuadés que leurs propos sont valides mais même s’ils doutent , ils continuent à tenir leur position initiale en espérant convaincre leur public.

Aristote utilise la dialectique comme outil de recherche de la vérité mais pour Schopenhauer, il faut plutôt considérer la dialectique comme l’art d’avoir raison , au mépris de la vérité objective . C’est un art de l’escrime mental dans l’unique but d’avoir raison et de triompher de l’adversaire

Pour réfuter une thèse, il existe deux modes : le mode ad rem ou ad hominen et deux moyens : la réfutation directe ou indirecte.

Il existe de nombreux stratagèmes pour l’emporter verbalement : l’extension consiste à : reprendre la thèse adverse en l’élargissant L’homonymie  et la généralisation des arguments adverses sont également efficaces.

On peut aussi cacher son jeu , postuler comme vrai ce qui n’a pas été prouvé, provoquer la colère de son adversaire pour le déstabiliser , clamer victoire malgré la défaite, utiliser des arguments absurdes .

On peut aussi retourner un argument contre l’adversaire (retorsio argumenti ) , faire diversion , recourir à l’argument d’autorité , prétendre qu’on ne comprend pas ce que dit l’adversaire , l’attaquer en étant insultant et malpoli . Tous les coups semblent donc permis.

Dans le Brio , Neïla se retrouve face à un adversaire qui prétend que l’habit ne fait pas le moine .

Donnons la parole au philosophe ..Le vêtement a été historiquement condamné. Pour Platon, le vêtement – et le luxe d’ailleurs c’est l’expression d’une certaine vanité. Ce qui est important, c’est la pensée. Sur le vêtement, il y a donc un contexte moral au départ. Quant à cette expression que “l’habit ne fait pas le moine”, elle est à rapprocher de la pensée de Saint-Thomas d’Aquin. Selon lui, on peut se cacher derrière le vêtement, on peut dissimuler son identité : le vêtement est un outil de mensonge, mais il peut aussi en dire long sur une personnalité individuelle. Ceux qui choisissent de belles étoffes et des bijoux voyants sont dans la projection d’un certain statut social – ce qui nous porte à conclure sur les priorités de l’individu en question. Lui, conclut que l’homme de religion, le moine, doit se détourner du vêtement car c’est frivole et cela dénote surtout un manque de force morale.L’être ne doit pas se dissimuler derrière la parure .Cette idée est présente dans les milieux intellectuels que la mode comme parure n’est qu’artifice et donc ne peut rien avoir à dire d’important.

Questions associées

Doit on juger quelqu’un sur son apparence ? Qui est-on réellement ? Comment notre identité sociale construit-elle ? Ce qu’on porte indique -t-il ce que nous sommes ?

Doit on adopter les codes dominants dans certains milieux pour s’y faire accepter ? Doit on suivre la mode ou s’en détacher ? Que cherche-t-on à montrer de soi ?

Le film nous fait réfléchir à la manière dont l’apparence du personnage principal renvoie à une partie de son identité de « jeune immigrée issue des banlieues » . Le port de certains vêtements peut être un indicateur d’appartenance à une classe sociale ou à une élite . Le coût de certains accessoires les rend inaccessibles à beaucoup mais la mode s’empare des codes, les détourne et les revisite. La rue influence les créateurs même si certains vêtements demeurent iconiques . Porter un blouson en cuir ou une mini- jupe ou un polo Lacoste ou une paire de converse n’a plus le même sens aujourd’hui que dans les années 60 ; Chaque époque réinvente de nouvelles manières de « porter l’habit »

 Analysons  maintenant un extrait du discours de Neïla à propos de l’amour qui rendrait heureux . La thèse peut sembler en partie paradoxale car on associe souvent l’amour aux peines de coeur, aux chagrins amoureux, à la douleur de la perte et de la séparation mais voilà comment   l’oratrice soutient cette thèse .

L ‘amour rend-il heureux ? L’amour ? Mais quel amour ? L’amour des autres ? L’amour de soi ? Et puis quel bonheur ?

Le dicton populaire ne nous dit-il pas que l’on peut vivre d’amour et d’eau fraiche ? Et puis c’est quoi être amoureux ? Roland Barthes disait que l’on pouvait mesurer son amour à son attente. Oui… Je suis amoureuse… Puisque j’attends. L’autre, lui, le corsaire l’aventurier, l’alpiniste, n’attend jamais. Il escalade le Kilimandjaro, il sillonne les mers du Sud. C’est insupportable.

Alors, parfois, quand on est amoureux, on s’essaie à l’impudence. Je vais arriver en retard ! Ça lui fera les pieds à mon con de navigateur des cinquantièmes hurlants! Mais hélas… À ce jeu, on perd toujours. On ne va jamais bien plus loin que le périph. Quoi qu’on fasse, on se retrouve désœuvré, exact, précis comme un vulgaire réveil matin. Et même, parfois pire, on arrive en avance ! En avance ! Mais quand on comprend qu’on est aimé en retour, et quand devant le débarcadère, on se met à accepter cette attente aux profondeurs insondables, on accepte le vertige de perdre pied dans les eaux superficielles du port. Alors ces flots mornes et immobiles deviennent un océan d’euphorie merveilleuse. Un giron tendre et doux, au sein duquel on attend, confiant, invincible, le retour de l’être aimé. Et cette attente devient la plus exquise et la plus bienheureuse des conditions. ” 

Elle commence par poser des questions rhétoriques afin de proposer une définition et de différencier amour de soi ( narcissime ) et amour des autres ; Elle utilise ensuite un postulat issu d’une sagesse proverbiale et qu’il n’est donc pas facile de discréditer  (argument d’autorité ) ; l’amour y est présenté comme un élément indispensable et essentiel à la vie; Elle cite ensuite un philosophe célèbre qui fait autorité dans les milieux intellectuels : Roland Barthes : elle se sert donc d’une figure d’autorité reconnue qui assimile le sentiment amoureux à l’attente de l’être aimé; dans ce cas alors la déception est inévitable car l’autre ne répond pas à notre désir : il s’enfuit et devient inaccessible ; Neïla illustre cette idée avec les figures de ceux qui partent sur les mers, escaladent les montagnes ou partent tout simplement à l’aventure ; Pour être heureux en amour, il suffirait donc de ne pas chercher à aimer mais accepter d’attendre de l’être et l’attente devient alors , par un subtil renversement, d’une douceur exquise. La poésie prend alors le relais de la logique afin d’achever de convaincre l’auditeur. L’image de l’aventure est reprise avec l’exemple du débarcadère : le port qui désigne le point d’arrivée d’un navire .  La métaphore est ainsi filée Le monde se transforme sous l’effet de cette acceptation : l’antithèse flots mornes et immobiles et  océan d’euphorie merveilleuse  achève le changement de point de vue. L‘image du doux giron ( un endroit où on se réfugie comparable à la douceur et à la protection qu’offre le sien maternel  ) renvoie à un sentiment de protection et d’invincibilité et les superlatifs traduisent ce bonheur présenté comme  terriblement enviable.

Vue partiale, partielle, passablement mensongère ou artifice du discours ? Peut on faire dire aux mots tout ce que l’on veut ?