Quel rapport entre l’alchimie, cette pratique qui peut s’apparenter à de la magie et qui transforme le plomb en or et l’alchimie poétique ? Tout d’abord le poète apparaît comme un magicien ; celui qui a le pouvoir de changer ce qu’il voit, de transformer la boue en or, le laid en beau , le Mal en Fleur .
L’alchimie est d’abord présente dans le recueil sous plusieurs formes
- avec le titre de certains poèmes comme Alchimie de la Douleur , par exemple, un sonnet de Spleen et Idéal . Le poète y révèle que la douleur règne sur son imagination et qu’elle le transforme en celui qui change “l’or en fer ” et le paradis en enfer” ; il se compare au “plus triste des alchimistes ” . L’alchimie à laquelle fait référence Baudelaire fonctionne donc ici à l’inverse de la magie . On peut parler d’une alchimie inversée .
- Le terme alchimie renvoie également au domaine de la magie et des sciences occultes et on trouve dans les FDM une série de références à des créatures fantastiques : l’alchimie est une sorte de trait d’union entre le monde visible et le monde invisible peuplé de créatures telles que les fantômes , les revenants, les spectres, le Diable et toutes ses incarnations et les figures féminines des sorcières et autres succubes . Le poète est celui qui est en relation avec ce monde fantastique qui peuple son imaginaire et qu’il s’emploie à faire renaître sous sa plume. Il est celui qui permet les Correspondances entre les mondes .
- L’alchimiste c’est surtout celui qui est capable d’opérer la transformation de ce qui est en quelque chose de nouveau, de différent et à ce titre , toute création poétique, artistique, peut s’apparenter , au sens large à une sorte d’alchimie car elle transforme ce qui est vil en ce qui est noble, et nous enchante en créant des associations sonores et verbales . La poésie transfigure le quotidien et nous met en relation avec les secrets du Monde : le poète est, à la fois celui qui comprend d’autres langages, celui des choses inanimées, de la Nature et des puissances invisibles et celui qui invente un langage magique, mystérieux , réservé à des initiés , une véritable “sorcellerie évocatoire “ ; Qui de la boue ou de l’or l’emporte dans Les Fleurs du Mal ?
- De la boue à l’or : une forte présence de la boue
a) Les images de la boue semblent dominer largement le recueil : la boue est une matière qui nous ramène sans cesse à son origine; Mélange d’eau et de terre, elle rappelle à l’homme qu’il est une créature née de la fange et qu’il est mortel; son corps finira dans la terre et le caveau comme le souligne Baudelaire dans de nombreux poèmes où il associe la figure du trou dans la terre, de la flaque de boue, à la misère de la condition humaine; Par extension, la boue va désigner l’ensemble des malheurs; pauvreté, misère et honte qui s’abattent sur l’homme : “la terre est changée en un cachot humide “: la prison du Spleen c’est également celle de l’âme prisonnière du corps, de l’Esprit soumis à la matière. Dans Paysages parisiens, la boue devient synonyme de tout ce qui est sordide, trivial dans le monde quotidien ; ainsi Paris devient une “cité de fange” et les chiffonniers ramassent dans leurs chariots, toutes les ordures de la ville :les pierres et la boue. Rien d’étonnant à ce que la boue devienne alors parfois synonyme de souillure et d’excrément : Baudelaire amalgame toutes les impuretés pour obtenir un magma répugnant, assemblage des vices et du Mal ; l’homme chassé du Paradis à cause de ses péchés, se débat, en Enfer , dans un “Styx bourbeux et plombé ” . Car la boue peut ensevelir la créature et l’empêcher de s’enfuir ; elle est souvent associée à ce qui pèse comme le plomb, ce qui écrase l’Homme. A l’image de Caïn, le premier meurtrier, l’humanité doit vivre dans la boue, vouée au malheur : “Race de Caïn, dans la fange, rampe et meurs misérablement ” Elle pèse, alourdit, écrase et empêche toute forme d’élévation et d’envol vers un Idéal
La boue semble donc omniprésente dans le recueil , à la fois sous sa forme organique mais essentiellement sous sa forme morale , qui en découle directement ; Englué dans la boue, la créature a bien du mal à s’élever et la boue va accompagner le Spleen qui , lui aussi naît d’une alchimie de la douleur et des idées noires .
b) Le désir constant de trouver l’or : un thème central : l’or c’est d’abord ce qui brille et qu’on rêve d’atteindre donc par certains aspects, l’or peut faire penser à l’Idéal, mais c’est aussi le Soleil , la Lumière et une certaine idée du Bonheur et de la Beauté . Le poète associe l’or à plusieurs sources ; On trouve de l’or dans les Cieux “récolteras-tu l’or des voûtes azurées “ : ce sont les étoiles que convoite la Muse vénale comme autant de bijoux qui brillent dans le ciel . L’homme ivre trouve de l’or dans son vin comme dans Le vin des chiffonniers ; L ‘or est également très présent dans l’Idéal sous la forme du Soleil, de la Lumière ; Ainsi dans La chevelure , le poète respire un monde magique “où les vaisseaux , glissant dans l’or et dans la moire, ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire “ : une vision idyllique ici comme dans L’invitation au voyage où dans la strophe finale, la ville entière baigne dans le soleil couchant qui la couvre “d’hyacinthe et d’or “
La lumière dorée ,nous la retrouvons notamment dans l’amour qui lui aussi peut contenir des paillettes d’or que le poète recueille dans les yeux de la femme; Lorsque la Beauté lui apparaît , elle prend la forme d’une statue géante et il contemple “les clartés éternelles ” de ses larges yeux; Pour Baudelaire, la Beauté renferme donc l’or et le but de l’artiste est de parvenir à l’extraire, à le matérialiser au moyen de mots . L’amour renferme également une part de lumière mais parfois, dans les yeux de la femme se cache , mêlé à l’or, le fer, comme dans le Serpent qui danse ; les yeux de la femme sont souvent comparés à deux bijoux froids quand elle est indifférente par exemple . L’amour n’est donc pas une source d’or pur et peut receler des dangers qui l’apparentent au mal et le rapproche parfois de la boue . Le poète multiplie donc , tout au long des sections du recueil, les tentatives pour trouver cet or et cette lumière ailleurs que dans l’amour; Il s’inspire souvent de la Nature avec les paysages qu’il sublime : les multiples soleils illuminent les chemins bourbeux mais leur lumière se voile souvent d’un crêpe noir qui rappelle le deuil et leurs trouées de lumière sont éphémères car le fond du paysage reste gris et sombre ; Une dernière voie s’ouvre à l’artiste : celle de l’idéal ; le poète s’efforce d’accéder à une forme d’évasion spirituelle mais il ne parvient pas à atteindre cette lumière magique qu’il entrevoit ? Baudelaire, cherche à traduire cette lueur mystique, celle qui accompagne la musique des sphères , celle qui accompagne, comme dans le Voyage, “un ange enivré d’un soleil radieux ” ; Cette lumière qui , à l’approche de la mort, fait naître dans le cœur de l’homme “une ardeur inquiète” ; En découvrant “ la gloire du soleil sur la mer violette” et “la gloire des cités dans le soleil couchant”, l’homme se sent appelé vers l’Ailleurs ou l’Au delà ; cette vision extatique reflète le sentiment profond de l’homme confronté à l’Inconnu ; Baudelaire atteint ici une dimension métaphysique dans son dernier poème du recueil : Le Voyage qui met fin à l’histoire de cette âme qui rencontre enfin la mort “ce vieux capitaine ”
c) Sa quête n’est- elle pas vouée à l’échec?
On trouve donc dans Les Fleurs du Mal , un puissant désir de se rapprocher de cette lumière , de la conquérir et de s’y réfugier pour échapper au Spleen . Cependant cet idéal paraît parfois hors de portée . Par exemple, le poète cherche à extraire l’or du temps comme il le rappelle dans L’horloge mais ce dernier ne le laisse jamais triompher ; Les tentatives de fuir le Spleen au moyen du voyage paraissent une voie plus sûre mais , à certains moments, même le voyage lui apparaît comme un Eldorado, c’est à dire un pays qui n’existe pas vraiment et auquel on doit se contenter de rêver sans jamais pouvoir l’atteindre , un peu comme une sorte de mirage “un songe d’or “ précise le poète . L ‘or accompagne souvent les visions mystiques mais les “brillants soleils ” sont fugaces comme dans l’Ennemi où le Temps finit par manger la vie ; Si le poète parvient parfois à tirer un soleil de son cœur , il montre souvent le soleil qui rayonne sur la pourriture ou la lampe qui éclaire le taudis et révèle la misère . La véritable Lumière est au ciel et le poète n’en capte que l’idée , qu’un rayon éphémère, qu’un simple reflet . Souvent le poète apparait comme dans l’Irrémédiable ” un “malheureux ensorcelé “qui, dans ses tâtonnements futiles cherche , en vain “la lumière et la clé ” ; En effet, cette clé associée à l’illumination, permet d’ouvrir les portes d’un autre monde , celui des esprits, de la création et de la beauté pure . Un endroit irréel et rêvé où “là tout n’est ordre et beauté, luxe calme et volupté “ Mais cette invitation au voyage mène le plus souvent à la mort , cette dernière source de Lumière dans laquelle l’homme s’endort après avoir longtemps “comme un vieux vagabond, piétiné dans la boue tout au long de son existence. La Mort devient ainsi une sorte de lumière au bout du tunnel comme dans les illuminations des mystiques . Cette vision ésotérique cadre bien avec la science des alchimistes et leur croyance que la pierre philosophale finira par transformer le plomb, le plus vil des métaux, en or pur. La poésie, pour l’artiste, doit jouer le même rôle que cette pierre magique .
Baudelaire nous fait partager dans le recueil Les Fleurs du mal son sentiment d’échec dans sa quête de l’or et la boue paraît recouvrir chaque pan de l’univers décrit ; Pourtant les poèmes multiplient les tentatives de recueillir des miettes d’or en chantant l’amour, la Beauté et l’Idéal ; le lecteur ne partage pas l’avis du poète car il lui semble qu’il a réussi, en créant cette œuvre, à illuminer notre quotidien avec la beauté de sa poésie .