Peut-on se libérer par la parole : pourquoi , comment et dans quelles circonstances ?
Dans la vie quotidienne, on distingue plusieurs usages de la parole qui permettent de libérer le sujet ; dans le cadre juridique, le policier, l’avocat vont demander à l’accusé de passer aux aveux; cette parole doit le libérer d’une partie de sa culpabilité; en avouant son crime, il devient coupable et soulage, en partie , sa conscience; cette notion d’aveu est en grande partie héritée des pratiques religieuses ; Il est en effet couramment admis que les pêcheurs doivent, pour être absous de leurs pêchés, les confesser; L’Eglise instaure d’abord une pratique collective de la confession au Moyen-Age avant de mettre en place des entretiens entre le prêtre et ses fidèles , entretiens durant lesquels la parole est abritée par les parois du confessionnal et protégée par le secret de la confession. Saint- Augustin écrit un ouvrage intitulé Confessions qui est considéré comme l’ancêtre de l’autobiographie. Les groupes de paroles peuvent constituer une aide non négligeable pour certaines personnes en proie à des addictions ou qui souhaitent évoquer un problème . Les Alcooliques anonymes par exemple, fonctionnent sur le principe du récit public. La modélisation religieuse demeure cependant très présente dans certains groupes de paroles . Il existe aussi des hotline ou des numéros verts qui permettent de parler avec un interlocuteur souvent anonyme et bienveillant comme le 3919 SOS enfants en danger accessible 24h/24 ou le 119 SOS femmes en détresse , ou encore le 3117 pour signaler une attitude suspecte ou une agression dans un transport en commun .
Les groupes de parole fonctionnent selon des modèles et des règles qu’ils définissent lors des réunions . Chaque membre est invité à prendre la parole , à respecter celle de l’autre et à l’encourager .Les règles de fonctionnement d’un groupe de parole sont basées sur la discrétion, la confidentialité (ce qui s’exprime dans le groupe ne doit pas sortir du groupe), la liberté de silence et de parole, le non jugement, la bienveillance, la non monopolisation de la parole, et bien sûr la non-violence physique et verbale. C’est un lieu qui permet à chacun d’être authentique, sans crainte du jugement. Et qui invite à l’expression des sentiments, des angoisses, des souffrances, qui peuvent être fortes en émotions C’est un espace où l’ambiance est primordiale, qui encourage et ouvre à une solidarité entre les participants. Cette union permet entre autres de mobiliser les ressources nécessaires pour affronter la réalité. Par ailleurs, le fait de constater que d’autres vivent les mêmes difficultés et éprouvent les mêmes souffrances que soi permet aussi de relativiser ses propres problèmes.En parlant , on fait parfois un premier pas vers la guérison et c’est notamment le travail des psychothérapeutes, des psychiatres, des psychologues et de tous les professionnels qui pratiquent la thérapie analytique , d’accueillir la parole de leurs patients; En tentant de mettre des mots sur ce qu’ils ressentent, ils peuvent parfois remonter jusqu’aux causes de leur mal-être ou de leurs névroses. Aujourd’hui, on cherche à libérer la parole et à dénoncer, par exemple, différentes formes d’oppression; . On peut ainsi combattre une forme de machisme ambiant à travers la dénonciation violences faites aux femmes ; De nombreux moyens de communication sont employés comme les réseaux sociaux, qui deviennent d’ailleurs des espaces où il est important de contrôler ses prises de parole.Twitter avec le #metoo s’efforce de recueillir les témoignages souvent édifiants de femmes maltraitées . L’anonymat de la prise parole au sein des réseaux sociaux est un véritable phénomène de société car le harcèlement peut se nourrir malheureusement de ce “secret” qui protège l’émetteur. Le harceleur déverse se paroles meurtrières et blessantes car il se sent à l’abri derrière son adresse IP mais la loi punit sévèrement ceux qui es rendent coupables de calomnies qui visent à blesser des individus.
Dans le domaine artistique , il est parfois difficile de démêler les raisons qui poussent un auteur vers l’autobiographie ou l’autofiction. En effet, de nombreuses autobiographies sont teintées de mensonges et la quête de la vérité n’est pas toujours la première raison qui pousse un écrivain à entreprendre le récit de sa vie. Une fois admis l’idée selon laquelle, tout passage par le récit est nécessairement une forme de reconstruction de soi, on peut ensuite mesurer le degré d’authenticité des autobiographies; Si l’auteur prétend comme l’écrit Jean- Jacques Rouseau en préambule de ses Confessions , vouloir se peindre avec exactitude, le regard qu’il porte sur sa vie est limité à ce qu’il pense de lui-même. ” Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. ” Comment prétendre accéder à la vérité de son être et à ce qui constitue notre véritable identité ? L’écriture comme la parole peuvent nous rapprocher de cette quête identitaire mais toute création artistique risque également de nous en éloigner car l’art ne reproduit pas la réalité, il la transforme nécessairement
La création autobiographique pose ainsi le problème de l’authenticité et de la sincérité au coeur de l’entreprise littéraire ; Cette exigence de sincérité forme ce que Philippe Lejeune, un professeur de littérature, baptisa “le pacte autobiographique”; Il y défend l’idée selon laquelle le lecteur fait implicitement confiance à ce que raconte l’auteur ; Au cours du vingtième siècle, nombreux sont les écrivains qui ont témoigné ainsi de leurs expériences grâce à des autobiographies où l’Histoire croise parfois les destinées individuelles;
Ainsi Jorge Semprun dans ses nombreux témoignages évoque, sans fard , la réalité des camps de concentration et la difficulté de se reconstruire après avoir connu le système concentrationnaire . Ecoutons- le tenter d’expliquer dans l’Ecriture et la vie ce que fut pour lui la déportation :” Je cherche la région cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité. » Et de cette expérience du Mal, l’essentiel est qu’elle aura été vécue comme expérience de la mort… Je dis bien “expérience”… Car la mort n’est pas une chose que nous aurions frôlée, côtoyée, dont nous aurions réchappé, comme d’un accident dont on serait sorti indemne. Nous l’avons vécue… Nous ne sommes pas des rescapés, mais des revenants… Ceci, bien sûr, n’est dicible qu’abstraitement. Ou en passant, sans avoir l’air d’y toucher… […] Car ce n’est pas crédible, ce n’est pas partageable, à peine compréhensible… […] Et pourtant, nous aurons vécu l’expérience de la mort comme une expérience collective, fraternelle de surcroît … » Robert Antelme avec L’espèce humaine tente lui aussi d’exprimer cette déshumanisation ressentie par tant de déportés. Marguerite Duras, son épouse qui a attendu son retour des camps , livre à travers l’écriture de La Douleur, un récit poignant où elle tente de saisir la nature du traumatisme laissé par les camps de concentration chez les survivants et leur famille, confrontée à l’impensable, l’insoutenable. Leur parole a permis de libérer des émotions enfouies , de faire le deuil et même parfois, à quelques uns de renaître ou de pouvoir , tout simplement , continuer à vivre. “On n’existe plus à côté de cette attente. Il passe plus d’images dans notre tête qu’il y en a sur les routes d’Allemagne. Des rafales de mitraillette à chaque minute à l’intérieur de la tête. Et on dure, elles ne tuent pas. Fusillé en cours de route. Mort le ventre vide. Sa faim tourne dans la tête pareille à un vautour. Impossible de rien lui donner. On peut toujours tendre du pain dans le vide. On ne sait même pas s’il a encore besoin de pain. On achète du miel, du sucre, des pâtes. On se dit: s’il est mort, je brûlerai tout. Rien ne peut diminuer la brûlure que fait sa faim. On meurt d’un cancer, d’un accident d’automobile, de faim, non, on ne meurt pas de faim, on est achevé avant. Ce que la faim a fait est parachevé par une balle dans le cœur. Je voudrais pouvoir lui donner ma vie. Je ne peux pas lui donner un morceau de pain. Ça ne s’appelle plus penser ça, tout est suspendu.”
Sur un plan plus personnel , Charles Juliet dans Lambeaux a livré une version très émouvante de sa “naissance ” : enfant adopté, il a appris tardivement sa propre histoire , la folie et la mort de sa mère biologique et a décidé de lui redonner vie en lui donnant la parole, par le biais d’un récit où la voix de la mère et celle du fils retissent des liens. Dans En finir avec Eddy Bellegueule , paru en 2014 , Edouard Louis livre un roman autobiographique sur le douloureux sujet de l’homophobie et justifie son entreprise autobiographique par la recherche de ce qu’il est vraiment . La quête identitaire encore plus que celle d’une vérité, semble encore souvent, le point de départ des entreprises autobiographiques. Et la parole soigne, répare, libère et reconstruit comme une sorte de thérapie ; Elle permet la résilience et apaise les souffrances et les souvenirs douloureux . Ecoutons la fin de Lambeaux : l’écrivain constate d’abord son incapacité à trouver les mots ” ce que tu voudrais exprimer, tu ne parviens pas à le tirer hors de ta nuit. Trois obstacles te barrent le chemin de l’écriture. La violence de tes émotions. Dès que le souvenir que tu en as gardé les ressuscite, le flot se libère, ton esprit se brouille, ton langage se désarticule, les mots eux-mêmes restent enlisés dans la gangue où ils dorment, et c’est comme une main qui se ferme sur ta gorge. Ta voix écrasée… et puis un jour ; il parvient enfin à libérer son écriture ” Tu sors de la foret. Les brouillards se sont dissipés. Le retour du soleil, de la lumière marque métaphoriquement la sortie du tunnel pour cet écrivain .
Si la plupart des orateurs prétendent dire la vérité, dans certaines circonstances, il est bien difficile de ne pas douter de l’authenticité des discours : lorsque la parole se fait séduction, elle tente de s’imposer par tous les moyens; On peut être sincère et se tromper si on ne dispose pas d’informations fiables ; la question de la sincérité ne doit pas être confondue avec la recherche de la vérité; A travers le dialogue , le philosophe tente de faire accoucher la vérité : cette technique se nomme la maïeutique et étymologiquement a un lien avec la mise au monde ; Mais l’orateur peut devenir démagogue et sa parole va flatter l’auditoire en s’éloignant de la vérité et parfois du Bien commun. Le séducteur va s’adresser aux passions de son interlocuteur et sa parole peut devenir un ensorcellement , un peu à la manière de celle des sirènes : celui qui est séduit par les effets de la parole est comme prisonnier d’un sort, d’un charme puissant comme le rappelle le sophiste grec Gorgias. La puissance des mots tient à ce que Rimbaud nommera “sorcellerie évocatoire ” L’orateur s’efforce de toucher le coeur de son interlocuteur comme l’explique Aristote dans La Rhétorique: il démontre qu’il existe des stratégies argumentatives qu’il faut adapter à la composition de son auditoire. Souvent le bon orateur est celui qui justement est capable de faire naître l’émotion et parfois, de nous éloigner du vrai car le propre des passions est de nous rendre aveugle aux faits et d’entraver notre capacité à raisonner. C’est de cette façon qu’on peut parfois associer rhétorique et séduction et les faire dériver vers la manipulation ou la propagande qui délaissent la vérité au profit de la défense des idéologies. Il est difficile de ne pas s’adresser aux émotions de son interlocuteur mais on peut tenter de concilier art de la formule et défense d’idées qui nous semblent justes. Néanmoins, il est nécessaire de s’entendre sur les pouvoirs de la rhétorique. Comme le rappelle Platon dans son dialogue entre Socrate et Gorgias, la rhétorique est une ouvrière précieuse . Si elle se confond avec l’art de persuader, en ce sens qu’elle donne les moyens de faire prévaloir son opinion en toute choses envers et contre tous, alors il est juste de dire qu’on en peut user bien ou mal ; si l’orateur en fait un mauvais usage, ce n’est pas à la rhétorique, mais à lui qu’il faut s’en prendre. Socrate soulève alors des objections . Il faut choisir, en effet : ou bien la rhétorique, étrangère à la science et à la vérité, se borne à faire croire à la foule ignorante que toute chose est vraie ou fausse, juste ou injuste, belle ou laide, selon le besoin du moment ; et c’est un art perfide et immoral, une véritable arme de propagande; ou bien la rhétorique s’inspire de la vérité, et se donne comme but de la répandre sans tenir compte de la nature profonde du discours et des idées véhiculées par les mots . Dans ce cas, rhétorique et vérité sont indissociables . Quel est votre avis ?