S’il existe plusieurs raisons qui peuvent conduire un artiste à raconter sa vie , exhumer des morceaux de son passé , on compare souvent la démarche autobiographique à une quête de soi, un lent et patient travail de recherche du sens, de l’unité d’une vie; Les écrivains effectueraient un retour sur les événements passés afin d’essayer d’y trouver un fil conducteur , une forme . Schopenhauer définit le Moi comme un élément immuable , le noyau de l’être et sépare le moi connaissant qui dépend de la conscience et le Moi au sens plus large de ce qui définit notre identité .La profession de foi de Jean- Jacques Rousseau qui prétend se livrer à ses lecteurs tel qu’il est vraiment, dans la transparence de son coeur, met en évidence le désir de sincérité des autobiographes , tourmentés un impératif de vérité.
On a même inventé l’expression “pacte autobiographique ” pour désigner cet engagement implicite des écrivains qui s’aventurent sur le terrain de l’introspection. On peut toutefois se demander dans quelle mesure l’entreprise autobiographique permet , justement de saisir les fluctuations du Moi ? Est-ce une instrument fiable pour percer à jour les différentes enveloppes de nos personnalités successives ? Ecrire sur soi permet-il de mieux savoir qui nous sommes vraiment ? Dans un premier temps, nous verrons que la quête d’une certaine forme de connaissance de soi motive la démarche autobiographique avant de montrer que l’introspection et le regard rétrospectif permettent , grâce à l’écriture une saisie partielle des différents états du Moi dédoublé de l’écrivain. Nous aborderons pour conclure les limites de la quête de vérité des scripteurs , prisonniers de leur propre subjectivité .
(I) Les raisons qui peuvent pousser un écrivain à se lancer dans l’aventure autobiographique sont variées mais elles tournent souvent autour de la question de la recherche de soi ; parvenus à la fin de leur vie, de nombreux artistes sont tentés de se replonger dans leurs souvenirs pour en tirer une sorte de bilan ; on évoque parfois une écriture testamentaire à la manière des dernières paroles qu’on prononce avant de mourir . Ecrire sur soi, s’écrire, faire de soi le principal sujet et objet du récit , permet -il vraiment de mieux se connaitre , de savoir de quel bois on est fait , pour reprendre une image dans laquelle chaque couche de notre personnalité serait visible, à la manière des stries qui marquent les années des arbres ?Dans la lignée de la tradition socratique du « Connais toi toi-même », l’écriture autobiographique et les efforts d’anamnèse permettent à l’écrivain de se replonger dans ses origines, de retrouver son enfance perdue, de renouer lse fils avec l’enfant qu’il fut . Dans ses Mémoires Patrick Chamoiseau nous ramène au temps de son enfance en Martinique et nous entraîne à la poursuite de son enfance ; Il évoque les rapts de sa mémoire qui font ressurgir son Moi d’enfant et revit, d’une certaine manière , l’insouciance de ces années-là.
D’une manière plus douloureuse , Charles Juliet, dans Lambeaux (1995), part à la recherche d’une mère qu’il n’a jamais connue. Sa démarche autobiographique retrace les difficultés de la remontée des souvenirs ; Submergé par la violence de ses émotions, il en perd la voix et se sent laminé par le doute . Cependant , il ne renonce pas et passe de longues heures à “réfléchir , errer en toi, t’explorer et chercher des réponses à tes questions”. Ce travail finit par porter ses fruits et il parvient à tirer de la nuit et de l’oubli des “lambeaux “ de lui. L’écriture tente alors de relier ces petits morceaux épars afin de leur donner un sens ;A la lumière de son passé, il peut enfin continuer sa vie et après avoir rendu hommage à ses deux mères, tenter de se reconstruire : “pour pouvoir édifier du neuf, ..il te faut mettre à mort cet enfant de troupe qui survit en toi avec ses craintes et ses blessures.” Il compare ses efforts à ceux d’un alpiniste ou d’un vulcanologue perdu dans le bouillonnement du “magma” ; Il parvient à faire revivre en lui , grâce à l’écriture , l’adolescent qu’il a été “aussi réel” qu’il l’est lui. S’il n’avait pas écrit, Charles Juliet pense qu’il n’aurait pas pu continuer à vivre. Il lui fallait comprendre l’abandon, la folie de sa mère et l’adoption pour s’accepter . L’écriture lui a permis de “se construire un visage ” : ce fut pour lui comme une seconde naissance.
Pour certains écrivains, l’introspection peut revêtir une importance considérable et a même parfois une dimension psychanalytique.
Lorsque l’écriture autobiographique est, par exemple liée à un traumatisme majeur , elle devient une sorte de spirale qui tourne autour des souvenirs obsédants; Ainsi, Jorge Semprun, demeure aimanté par l’expérience centrale et fondatrice de sa vie : la Résistance et la déportation à Ravensbruck où il a vu tant de ses amis mourir dans des conditions atroces. Tous ses livres reprennent les mêmes personnages qui sont autant d‘avatars de lui-même, à différentes époques de sa vie . Parfois , il a conscience d’abolir le présent de l’écriture, dans une sorte de fulgurance qui lui fait revivre les sensations de ses anciens Moi(s). Il parvient, écrit -il , à remonter le cours du temps. temporairement pour mieux se retrouver . Grâce à ces récits, non seulement nous possédons des témoignages précieux sur l’enfer concentrationnaire et nous pouvons comprendre ce qu’ont vécu ces survivants mais nous enregistrons également ce travail de remémoration . Dans L’écriture ou la vie,Jorge Semprun relate son retour à Buchenwald pour y tourner une émission de télévisions presque 50 ans après la libération des camps. Un très grand malaise s’empare de lui lorsqu’il arrive sur la Markplatz de Weimar : il convoque alors ses fantômes, ceux étaient présents au même endroit lorsqu’il y était prisonnier, à 19 ans : “j‘allais essayer de vivre ces journées avec le souvenir de mes 20 ans pour me permettre de retrouver fugitivement la force, l’énergie , la volonté de vivre “de celui que j’étais à cette époque, ajoute-il .
(II).On mesure ici à quel point l’écriture permet de garder des traces tangibles de ces co-présences. L’écrivain se trouve transporté à différentes époques de sa vie et redevient à chaque fois, quelqu’un d’autre et celui qu’il a été et le récit ,effectué par ses soins, constitue des traces de ces superpositions .Au dédoublement fondateur de l’écriture autobiographique qui met face à face le Moi qui écrit avec les Mois anciens , viennent s’ajouter tous ces voyages temporels . Le lecteur peut parfois avoir l’impression d’être pris dans une sorte de tourbillon où on se perd un peu, temporairement pour mieux se retrouver, complété , en quelque sorte, par les souvenirs vivaces de tous ceux qu’on a été: enfant, adolescent, jeune adulte . L’écriture autobiographique matérialise cette coexistence , parfois harmonieuse et parfois difficile, entre les différents Moi(s). Elle constitue une chambre d’échos et d’enregistrement de nos évolutions intérieures et nous fait prendre conscience de notre être- dans- le -temps et de ce qui survit en nous au delà des transformations de notre corps, par exemple.
Pour Marguerite Duras, ce fut une expérience étrange de retrouver les manuscrits de son journal intime, celui dans lequel elle narre, au jour le jour, la douleur de la séparation avec son mari Robert Antelme et la souffrance liée à son retour de déportation . En retrouvant ses cahiers bleus dans une armoire , elle avoue avoir totalement oublié qu’elle a pu , un jour, écrire ce texte qui exprime selon elle ” un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment”; Elle y fait part des brutales variations de son Moi et de son “épouvante “à la vue de son mari réduit à une forme , un déchet “écrit-elle avec horreur. Elle enregistre scrupuleusement les variations de ses états d’âme; lorsqu’elle veille Robert pendant 17 jours, juste après son retour , alors qu’il se bat contre les assauts répétés de la mort , elle note la chose suivante dans son cahier “mon identité s’est déplacée: je suis seulement celle qui a peur quand elle se réveille” . Ce travail minutieux d’enregistrement par l’écriture permet de conserver les traces de ces fluctuations .
Au début de Petit Pays, qui n’est pas à proprement parler une véritable autobiographie mais un récit dont les événements s’inspirent très fortement de la vie de son auteur Gael Faye, le narrateur ,adulte, insiste sur son incapacité à définir ses origines : rwandais par sa mère tutsie, français par son père qui conserve des races de la mentalité coloniale, il a vécu le génocide du Rwanda et a du fuir l’Afrique à 10 ans: “mon identité pèse son poids de cadavres “se borne -t-il à répéter quand on lui demande d’où il vient . Le roman Petit Pays lui permet de se retourner sur son enfance en convoquant , par la magie de l’écriture, les lieux et les personnages qui hantent son passé. Il parvient à retrouver cet instant magique , celui de son anniversaire “l’éternité de mes 11 ans sous le ficus cathédrale de mon enfance ” . Ces plongées dans le passé offrent ainsi au lecteur des perspectives sur des “moi”(s) successifs et l’écriture , par les efforts qu’elle nécessite, est un instrument efficace pour faire renaître et ensuite fixer , sur le papier, avec des signes ,les variations du Moi. Elle permet de mesurer les écarts et de conserver des traces transmissibles.
III Même si certaines autobiographie sont motivées uniquement par le désir de retrouver des sensations de l’ enfance disparue, beaucoup d’auteurs, dans ce regard rétrospectif cherchent, en réalité à faire émerger les souvenirs refoulés qui expliquent les hommes ou les femmes qu’ils sont devenus , adultes. Ils sont en quête d’une sorte de complétude chimérique mais les artistes, lorsqu’ils mettent en oeuvre leurs récits , se heurtent à plusieurs obstacles de taille.
Ecrire sur soi nécessite un recul qui entraîne nécessairement des oublis et des déformations liés au fonctionnement de la mémoire . Les autobiographies sont pour la plupart, âgés et ont oublié certains souvenirs . De plus, enfermé dans sa propre conscience , l’autobiographe n’est jamais totalement objectif et ne peut échapper à la prise de position, au regard partial ; Comment juger objectivement celui qu’il a été s’il garde pour lui une forme de tendresse ou de bienveillance ? Souvent tenté de se justifier ou de trouver des explications rationnelles , l’écrivain peut se tromper sur les véritables raisons qui ont motivé ses actes , et nous délivrer de fausses révélations .
De plus , l’écriture est un art qui exige une médiation : Il est souvent difficile de trouver les mots justes et le style qui parviendra à retranscrire les émotions passées : ainsi, dès son retour des camps, Robert Antelme brûle du “désir frénétique ” de raconter cette expérience qu’il vient de vivre mais il se sent incapable d’écrire :dans la préface de son essai L’espèce Humaine , il note ce qu’il éprouvait à ce moment là ” il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que pour la plupart nous étions encore en train de vivre dans notre corps. ” Robert Antelme pense alors que seule la fiction, le recours à l’imagination , permettra de s’approcher de celui qu’il fut. L’écriture autobiographique est jugée inapte à ce travail d’enquête. Il parvient néanmoins, sous une autre forme, à formuler son sentiment ultime d’appartenir à l’espèce humaine comme un dernier affront lancé aux nazis qui ont cherché à lui ôter son humanité. Pour rester au plus près des sensations, Annie Ernaux a inventé un nouveau concept : l’écriture extime. Ce mot est un mélange d’intime et d’extérieur : elle, opte pour une écriture blanche, qui introduit une distance avec soi comme si on devait à soi même un objet extérieur .
Marguerite Yourcenar , au moment de rédiger le premier volume de son autobiographie qu’elle intitule Le labyrinthe du monde , nous fait part de ses interrogations sur l’efficacité de l’écriture autobiographique dans la saisie du Moi ; Elle se désigne au moyen de la périphrase ” l’être que j’appelle moi ” pour évoquer le récit de sa naissance et avoue d’emblée être “prise de vertige devant l’inextricable enchevêtrement d’incidents et de circonstances qui plus ou moins nous détermine tous ” . Ce vertige qui s’empare de l’autobiographe traduit la conscience de ne pas pouvoir séparer les événements qui ont eu un impact sur sa personnalité et d’autres moments plus anodins . “Qu’est-ce qui a finalement a compté pour moi” se demande l’écrivain? Quels furent les moments fondateurs ?
D’autre part, l’écriture ne peut que traduire ce dont nous sommes conscients et certains mécanismes semblent offrir une résistance à toute tentative d’approche . C’est pourquoi elle demeure une perception partielle et limitée de nos identités successives ; Elle nous permet sans doute d’approcher le sujet que nous sommes et d’entrevoir le principe unificateur de notre personnalité mais elle ne nous permet pas de sortir totalement de nous-même pour nous objectiver .Elle ne peut donc que résoudre partiellement l’énigme du Qui-suis je et toutes les révélations qu’elle apporte sont, par nature , incomplètes. C’est ce que constate, par exemple, Michel Leiris, qui se lance, très jeune; dans l’écriture de ses Mémoires L’âge d’homme ; Il éprouvera le besoin de compléter son enquête personnelle en suivant une psychanalyse, durant plusieurs années, avant de pouvoir terminer la rédaction de son livre.
Sans ôter néanmoins à l’écriture son caractère de révélation sur soi -même, on peut toutefois admettre que ces moments de révélation sont fugitifs et souvent obtenus involontairement. C’est ce qu’explique Proust, dans le premier volume de A la recherche du Temps perdu, grâce à la découverte des réminiscences . Il y raconte comment sa mémoire olfactive le conduit , par la sensation brutale: celle du goût d’un morceau de madeleine trempé dans du thé, à retrouver un Moi oublié, dont il n’avait gardé aucun souvenir. L’écriture restitue ici l’irruption de la sensation et l’effort pour le narrateur de l’éclaircir, de comprendre ce qui vient de lui apparaître de manière presque imperceptible, comme une vérité cachée en lui . Désagrégés par l’oubli ,les souvenirs perdus sont brusquement réactivés par la mémoire olfactive , et ils remontent alors à la surface comme des gouttelettes impalpables, pour faire apparaître “l’édifice immense du souvenir . ” La tache est donc ardue pour l’écrivain mais il s’y attelle avec courage tout en sachant sa quête vouée irrémédiablement à l’échec ; Il ne peut qu’exhumer des bribes des Moi(s) qu’il pensait disparus ou dont il avait oublié l’existence . Mais quel autre instrument nous permettrait plus efficacement de mener cette enquête ? Le détour par la fiction soulève , apparemment , les mêmes obstacles et se heurte, lui aussi , à l’utilisation des mots pour traduire des sensations et des pensées.
Instrument de connaissance précieux au final mais limité dans ses pouvoirs , l’autobiographie permet, souvent, d’éclairer la connaissance que nous pouvons avoir de nos Moi(s). Même si l’autobiographie ne traduit pas nécessairement les véritables fluctuations du Moi , elle est très utile pour noter et conserver les évolutions et les mutations observées par les artistes .Même si certaines autobiographie sont simplement motivées par le désir de retrouver des sensations liées à l’ enfance, des souvenirs agréables , beaucoup d’auteurs cherchent à faire émerger les souvenirs refoulés qui expliquent les hommes ou les femmes qu’ils sont devenus , adultes. Qu’elle soit une analyse de soi-même ou un témoignage sur ce qui fut , l’écriture autobiographique pose le problème de la connaissance du Moi. A chaque auteur correspond une manière de contourner ou de surmonter les difficultés propres à la remontée des souvenirs et à leur élucidation. Ecrire sur soi demeure sans doute à ce jour, en dépit des obstacles et des leurres, un des meilleurs moyens de savoir qui se cache ou quels sont tous ceux qui se dissimulent, derrière ce j’appelle Moi
Lexique
anamnèse s’oppose à amnésie : une anamnèse contiez par la volonté à se souvenir du passé , lutter contre l’oubli qui enfouit et couvre nos souvenirs d’une pellicule de neige ou de glace
réminiscence ( Proust ) : retour à la conscience de souvenirs confus qui demandent à être élucidés par un effort de mémoire / épisode de retour involontaire d’un souvenir déclenché par une sensation ( le goût de la madeleine qui fait rejaillir le souvenir d’enfance de la madeleine de Tante Léonie ) La sensation déclenche la reconstruction de souvenirs oubliés
pacte autobiographique : concept inventé par le chercheur Philippe Lejeune dans les années 60 pour désigner la particularité d’une démarche autobiographique = s’engager à dire la Vérité, ne pas mentir sur ses souvenirs
cure psychanalytique : thérapie qui consiste à parler de soi à un psy qui par l’écoute et le dialogue tente de mettre à jour les processus inconscients qui conduisent à une souffrance psychique ( névrose, phobie, perte d’estime de soi, dépression, pensées suicidaires ) ; Le thérapeute tente de remonter à l’origine des symptômes pour faire prendre conscience au patient de ce qu’il peut changer , de ses blocages ou de traumatismes refoulés.