Témoignages et fictions abordent différents aspects de la violence telle qu’elle apparaît dans les affrontements historiques . Comment la littérature parvient -elle à nous donner un aperçu notamment de la manière dont la guerre et son cortège de violences est perçue par les enfants ? Nous étudierons la manière dont le regarde de l’enfant déréalise l’extrême violence dans le roman de Nancy Huston Lignes de faille ; L’action se passe en 2004 et il s’agit de relater l’expérience de Sol, un enfant qui regarde sur internet des images de cadavres de soldats irakiens massacrés par l’armée américaine en 2003 . Nous verrons tout d’abord quel est l’univers de références de l’enfant : le monde des dessins animés où la mort n’est jamais montrée comme définitive ; Nous montrerons ensuite que le regard de l’enfant enregistre une vision des événements et qu’il prend conscience progressivement d’une réalité à laquelle il n’est pas préparée ; enfin, nous comparerons l’écart entre ce que décrit l’enfant et ce que notre regard d’adulte perçoit de la mémoire réalité . Se servir d’un regard innocent ou naïf permet ainsi ,au lecteur, de mesurer l’extrême violence .
Pour un enfant, la pensée magique domine : on meurt pour de faux, on a mal pour rire ainsi que l’indique la “fessée pour rire ” que son père lui donne le soir avant de le coucher et de lui chanter une chanson; L’univers des comptines s’impose d’emblée dans la mémoire d l’enfant avec une de ses chansons préférées qui est, en fait l’occasion de lui faire des chatouilles en marquant la solidarité des différentes parties de son corps et en lui apprenant à les nommer (le pied, le genou, la jambe ) ; L’enfant associe donc spontanément les corps de soldat morts avec des jouets cassés et constate qu’on ne peut pas les réparer ; L’expression arriver au Ciel est un euphémisme pour désigner la mort et l’enfant établit , là encore , un lien entre les images des héros de dessins animés qui meurent “cent fois ” et leur résurrection l’instant suivant ; les conditions de leurs morts sont détaillées “ s’aplatissent comme des crêpes ” ou se “font écrabouiller par des grosses pierres “ “hâcher et mâcher par des ventilateurs électriques ” ; On note ici que la violence de leur mort nie toute forme de souffrance : ils sont comparés à des objets sans importance, à de la matière morte comme de la viande hachée ; cette transformation des corps les fait apparaître comme de vulgaires objets cassés:les cadavres des soldats sont comparés à des poupées, aux torses “emmaillotés dans de vieux bouts de vêtements ” ; En adoptant le point de vue d’un enfant et en substituant ses images à celles de la réalité des cadavres , l’auteure déréalise la violence . Toutefois, la vision de l’enfant n’est pas exempte d’une certaine prise de conscience ;
On distingue, tout d’abord, l’émergence de sentiments ; la joie initiale de l’enfant “j’adore cliquer sur les cadavres des soldats ” qui est l’indication d’une activité ludique, de son point de vue , cède peu à peu la place à un sentiment de tristesse ; L’enfant commence par s’étonner de ce qu’il voit et du morcellement des corps “ un torse, peut-être , une jambe ? “ avant de se sentir que ça évoque pour lui quelque chose de triste en prenant conscience que l’os qu’il aperçoit n’est plus relié à rien ; L’enfant rejoint alors , en partie , le point de vue de l’adulte : ” je me dis que ce truc là n’est tout simplement pas réparable” L’imprécision du vocabulaire donne à entendre la perception de la mort comme la fin de l’activité humaine . Ce soldats réduit à des morceaux de corps à demi -enfouis dans le sable du désert, n’ont plus rien de commun, avec les êtres vivants qu’ils furent ; Réduits à l’état d’objets , ils inspirent néanmoins une forme d’empathie lorsque l’enfant réalise que pour eux, “l’époque des aventures est terminée ” ; Une fois de plus, ses mots traduisent l’irrémédiable .
Nancy Huston, en tentant de restituer le point de vue d’un enfant , emploie un procédé qui consiste à utiliser un point de vue interne afin de créer un décalage entre la vision du personnage et la réalité de cette vision pour le lecteur . Dans son conte philosophique, Candide, le philosophe Voltaire utilisera la même technique dans le chapitre qu’il consacre à la description de la violence du conflit entre les abares et les bulgares ; Voltaire , indigné par les horreurs des guerres incessantes que mènent les princes européens avides d’agrandir leurs empires , décide d’utiliser le point de vue naïf de son héros, un jeune homme “ordinaire ” , appelé Candide ; ce dernier, enrôlé de force se retrouve sur un champ de bataille et constate les dégâts : “
Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque.
Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d’abord un village voisin ; il était en cendres : c’était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d’autres, à demi brûlées, criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s’enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l’avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre…
Dans cette description, Voltaire commence par déréaliser la guerre en la présentant comme le résultat mécanique d’une suite d’actions : comme si les armes agissaient seules sans qu’aucun homme ne soit responsable du massacre. L’oxymore boucherie héroïque traduit cette ambivalence de la violence de la guerre: un mélange d’admiration pour le courage des hommes et de répulsion pour ce déchainement de violence qui s’apparente, parfois, à de la bestialité . Le second paragraphe place le lecteur face à l’horreur la plus crue avec la multiplication des hyperboles et des détails réalistes ; Mais ce tableau provoque plutôt l’indignation : l’homme y apparaît comme déshumanisé , anonyme et morcelé ; La dernière métaphore ” membres palpitants ” mélange l’idée des corps déshumanisés avec celle dérangeante, qu’ils abritent encore un peu de vie donc d’humanité ; cette distance est peut être nécessaire pour nous permettre justement de penser la violence dans toute son horreur et de réfléchir à ce qui reste justement d’humanité dans ces restes humains ;
Laurent Gaudé, romancier contemporain, a choisi lui de montrer , dans Cris la violence de la guerre , à hauteur d’hommes ; chaque personnage est un soldat au front et chaque voix fictive restitue la portion de réalité que le combattant entrevoit ; Ce kaléidoscope crée un effet saisissant d’immersion : le lecteur a , en effet l’impression, d’être plongé , avec ces personnages , dans une violence qui les détruit , les fait glisser vers la folie, la mort mais aussi la création artistique à l’image de Jules , ce rescapé qui érige des statues de boue à la mémoire de ses compagnons tués dans les tranchées. En nous plaçant justement à hauteur d’homme, le récit nous fait entrevoir le caractère profondément inhumain de ces massacres qui mutilent atrocement les corps et les esprits . L’analyse du romancier apparente cette guerre d’un nouveau genre à une violence intérieure et mythique : celle de l’ogre qui dévore ses propres enfants : “un siècle béant qui happe des hommes et vomit de la terre “; la violence ici a un caractère monstrueux et annonce un nouveau déchaînement : “je vois le grand siècle du progrès .. éructer des bombes et éventrer la terre de ses doigts ” Ici la fiction , avec son côté prophétique, se substitue à la force des témoignages ; le travail narratif effectué sur le mixage des voix déréalise la guerre mais permet d’atteindre une dimension mythique et philosophique : les déplacements des personnages sont les métaphores de l’enfermement et chacun, rattrapé par la spirale de la violence , atteint les limites de son humanité ; Coupés de l’ancrage historique, ils rejoignent le temps du mythe: Titans hilares, Vulcain , gorgones monstrueuse ou ogres . Les paroles , sous l’effet de la souffrance, deviennent des cris et les hommes , des bêtes fauves ou des cochons qu’on égorge ; là réside peut être le principal danger de la violence : faire sortir l’homme de son humanité; ne plus se reconnaître comme créature humaine en perdant le logos ( ici le langage articulé ) et la raison , demeurer à jamais prisonnier du cri en basculant vers la folie sous l’effet du traumatisme.