Joseph Ponthus est le nom de plume choisi par l’écrivain Baptiste Cornet décédé en 2019, en hommage au poète de la Renaissance Ponthus de Tyard qui fut , avec Du Bellay et Ronsard, l’un des fondateurs de la Pléiade, un groupe de poètes savants et passionnés de littérature antique et de culture humaniste . Ce poète qui eut son heure de gloire à la Renaissance était également un philosophe et un érudit.
A la ligne est le premier roman de Joseph Ponthus. C’est l’histoire d’un jeune homme, ancien éducateur spécialisé qui a longtemps vécu en région parisienne et qui a suivi la femme dont il est tombé amoureux, en Bretagne. Sans travail , il embauche dans les conserveries de poissons et les abattoirs avec un statut précaire : celui d’intérimaire .. Jour après jour, il inventorie avec une infinie précision les gestes du travail à la ligne, le bruit, la fatigue, les rêves confisqués dans la répétition de rituels épuisants, la souffrance du corps. Ce qui le sauve, c’est qu’il a eu une autre vie. Il connaît les auteurs latins, il a vibré avec Dumas, il sait les poèmes d’Apollinaire et les chansons de Trenet. C’est sa victoire provisoire contre tout ce qui fait mal, tout ce qui aliène. Et, en allant à la ligne, on trouvera dans les blancs du texte la femme aimée, le bonheur dominical, le chien Pok Pok, l’odeur de la mer. Par la magie d’une écriture tour à tour distanciée, coléreuse, drôle, fraternelle, la vie ouvrière devient une odyssée où Ulysse combat des carcasses de boeufs et des tonnes de bulots comme autant de cyclopes. Voilà comment son éditeur résume A la ligne.
Question d’interprétation : comment l’auteur montre -t-il la violence du travail à l’ usine ?
Nous montrerons tout d’abord que l’usine forme un monde à part entière, un univers , oppressant froid et mort qui contraste avec le monde merveilleux de la poésie .
Le travail en usine se caractérise par un “abrutissement répétitif ” lié à la mécanisation des tâches et au découpage des gestes pour une meilleure productivité; Les individus n’effectuent pas une opération complexe mais une suite de gestes mécaniques qui les transforment en automates et les déshumanisent . Les machines imposent leur cadence et leur mouvement aux ouvriers qui doivent sans cesse suivre le rythme.
Le temps semble très long, parfois interminable et le travail de nuit est particulièrement dur à supporter pour les organismes qui n’ont pas l’habitude de demeurer éveillés; Les lumières des “néons “ paraissent agressives et la “nuit sans fin “. L’expression ” à longueur de nuit puis de matin ” traduit cette mémoire idée de temps interminable . Dans le témoignage de Robert Linhardt, L’Etabli ,qui retrace son expérience d’ouvrier à l’usine Citroën de Choisy dans les années 70, on retrouve très souvent cette idée que le temps est effroyablement long pour les ouvriers des chaines de voiture .
L’usine est décrite comme un lieu où il ne fait pas bon vivre est dans lequel dominent les sensations désagréables : la lumière y est blafarde, les matériaux comme l’inox et le carrelage des tables de travail où les animaux sont découpés, paraissent froids ; La couleur marmonnasse, adjectif aux connotations très péjoratives avec ce suffixe -asse, caractérise le sol . Dans ce décor, le travailleur est un corps en souffrance
En effet, la souffrance des corps est une réalité à l’usine: souffrance provoquées parfois par la nature pénible des gestes à accomplir; On peut penser, par exemple, à l’abattage des bovins, au découpage des carcasses et à leur transport sur des crochets métalliques. De plus, la répétition à haute fréquence des mêmes gestes provoque des “troubles musculo-squelettiques ” qui peuvent conduire à des douleurs récurrentes ou à des formes d’ invalidités . Dès que les machines s’arrêtent , alors les muscles peuvent se relâcher; On mesure à quel point l’usine est un monde où domine le mécanique mais les travailleurs luttent pour demeurer vivants et conserver leur humanité.
Cette souffrance apparait également à travers l’absence de vie : les animaux avec lesquels les ouvriers sont en contact sont morts et c’est , pour certains, une souffrance psychologique d’imaginer l’agonie dans les tunnels d’abattage, de ces êtres vivants . Seuls les rats sont aperçus encore en vie mais leur présence est comparée à celle , hostile , des ennemis ; ils demeurent dans une zone en marge de l’usine car ils fréquentent les “poubelles extérieures ” , sans doute pour se nourrir . Les oiseaux , eux , ne s’aventurent pas “là-dedans ” . Quant aux hommes , leurs visages paraissent ceux de soldats horrifiés par la tuerie que constitue la guerre; En effet, la référence au dessinateur Otto Dix rappelle le contexte de la guerre 14/18. Otto Dix a représenté la souffrance des soldats et de leurs gueules cassées.
Cependant , l’auteur garde foi en l’humanité et en sa capacité à surmonter les épreuves : le travailleur va pouvoir , parfois, retrouver un peu de beauté dans ce cadre aliénant qu’il nomme d’ailleurs , par un oxymore “ le grand tout le grand rien ” ; Tout car le travail constitue une manière de gagner sa vie et pour certains , il est au centre de leur existence et peut devenir envahissant. Joseph Pontus rappelle qu’on a besoin de travailler pour combler des besoins élémentaires comme “ manger à sa faim ” , avoir un toit et “la paie qui tombe enfin ” . La plupart des gens travaillent, en effet, pour vivre . Mais il souligne également que le travail peut nous apporter un peu de joie : la satisfaction “d’avoir bien travaillé “.
Pourtant loin de nous proposer une vision enchanteresse du travail, ce texte reflète surtout la peine des travailleurs qui s’efforcent pour tenir le coup de penser à ce qui les attend à l’extérieur . La solidarité entre ouvriers apporte une certaine joie ainsi que la convivialité édse rapports humains notamment: un regard qui va droit au coeur ou le simple “sourire ” qu’on échange et qui met du baume au coeur; Joseph, lui , fait passer le temps en chantant ou en pensant à des chansons qu’il aime et dont il s’efforce de retrouver les paroles , un “couplet” .
La poésie est son antidote à la misère de sa condition de travailleur : même au coeur de l’usine , il pense aux fleurs sauvages , à la transparence du printemps échappé d’un haïku . Sa connaissance de la littérature et de la poésie lui permet de s’échapper, par moments, du caractère profondément abrutissant de certaines tâches qu’il doit effectuer .
Pour conclure ,tous les boulots ne se valent pas et certains métiers s’accompagnent d’un cortège de violences en tous genres. Cette violence peut résider dans la tâche à exécuter comme abattre un animal, expulser une famille mal logée, signifier à un ouvrier qu’il est licencié, annoncer à un patient qu’il souffre d’un cancer ; cette violence peut également être liée aux conditions d’exercice de son métier : un supérieur méprisant ou incompétent, des collaborateurs envieux , des horaires ou des emplois du temps qui changent constamment, des temps de transport de plusieurs heures , des locaux mal chauffés ou vétustes, des consignes contradictoires. A la violence physique qui pèse sur le corps peut s’ajouter une forme de violence psychologique . Ce n’est pas un hasard si le burn-out est désormais considéré comme une maladie du travail
Une philosophe et sociologue Dominique Méda qui a basé ses recherches sur la valeur travail faisait justement remarquer que ce qui pose notamment problème dans la notion même de travail , c’est qu’on emploie le même mot pour désigner, à la fois le travail qu’on subit, qui nous aliène , dans lequel on est mal payé, déconsidéré, parfois en forte souffrance du fait d’une hiérarchie inhumaine ou soumis à des cadences infernales et les métiers qu’on choisit , qu’on exerce avec passion et qui souvent nous confèrent un statut social élevé et une considération de la part de la société. Elle fait d’ailleurs remarquer que ce sont souvent ceux qui aiment leur travail qui en vivent le mieux et qui veulent travailler longtemps. L’actualité sociale montre que le projet de réforme de l’allongement de la durée du temps de travail pousse dans la rue les travailleurs les plus mal payés et qui exercent des métiers pénibles ou qu’ils considèrent comme pénibles; Ce critère de pénibilité est d’ailleurs un enjeu important car il permettrait de définir plus justement le coefficient, parfois subjectif , de souffrance liée au travail .
Quelques extraits de Feuillets d’usine
Quand tu rentres / A la débauche / Tu rentres / Tu zones / Tu comates / Tu penses déjà à l’heure qu’il faudra mettre sur le réveil / Peu importe l’heure / Il sera toujours trop tôt
Comment dire / On ne quitte pas un sanctuaire indemne / On ne quitte jamais vraiment la taule / On ne quitte pas une île sans un soupir / On ne quitte pas l’usine sans regarder le ciel
L’usine est / Plus que tout autre chose / Un rapport au temps / Le temps qui passe / Qui ne passe pas / Eviter de trop regarder l’horloge / Rien ne change des journées précédentes