Retour à Killybegs est un roman écrit par un journaliste de métier qui a longtemps couvert les événements d’Irlande Du Nord et qui est tombé amoureux de ce pays et de son histoire. Le récit est construit à partir d’un fait divers tragique: la mort d’un ancien espion qui travaillait en secret pour les services de renseignement britanniques et qui trahissait ses amis de l’IRA . Sorj Chalandon retrace, à travers une famille irlandaise, le destin du héros, Tyrone meehan qui est le double fictif de son ami Dennis Donaldson dont il apprendra la mort tragique en 2008.L’extrait présenté se situe à la fin du roman lorsque le héros décide de retourner mourir , seul ,dans la maison de ses ancêtres, à Killybegs. Comment le personnage est-il montré ici ?
Ce personnage dont nous avons partagé les pensées , grâce , au point de vue interne, qui domine largement la narration , est présenté comme un héros déchu à la fin tragique et le dénouement fatal apparaît inexorable.
Un héros déchu qui se prépare à mourir
Admiré au sein de l’IRA pour son courage et ses nombreux séjours en prison qui témoignent de son combat en faveur d’une Irlande du Nord libre , Tyrone Meehan passe pour un grand homme et ses faits d’armes sont célébrés. En réalité, le lecteur sait bien que cette image publique repose sur un mensonge car d’une part, Tyrone est l’auteur de la mort accidentelle de son lieutenant durant une embuscade et d’autre part, de peur que cette vérité soit découverte, il accepte depuis 20 ans de servir d’agent pour les services de renseignements anglais. Ces derniers utilisent les informations qu’il leur livre, parfois involontairement d’ailleurs , pour arrêter des poseurs de bombe de l’IRA ou les neutraliser. Dans ce passage, Tyrone, âgé de presque 80 ans revient s’installer dans le cottage de son père , sans doute pour y mourir ou tout au moins pour se retirer du monde.
a) un voyage à l’envers
Les 5 heures de route qui le séparent du lieu de sa naissance le ramènent « aux frontières de l’enfance » Il ne quitte pas un endroit pour un autre: il revient là d’où il vient « j’ai salué mon retour « l (40 ) . Ce retour va le replonger dans son passé et il va retrouver dans l’obscurité les ombres familières. Le mot ombres ici désigne à la fois les traces immatérielles, un peu comme des fantômes , des disparus et peut renvoyer aux morts dans l’Antiquité qui apparaissent aux vivants avec l’apparence d’ombres , silhouettes que l’on reconnaît mais qu’il est impossible de toucher.
.b) quitter le monde des vivants
L’arrivée du personnage se fait de nuit et lorsque Tyrone descend du bus, le chauffeur lui souhaite bonne chance comme s’il savait déjà ce qui l’attend. L’écharpe relevée sur la bouche (l 9 ) peut faire penser aux activités terroristes de l’IRA dont la plupart des membres agissent masqués. Ou tout simplement à cause du froid, le personnage se cache le visage et cherche à ne pas être reconnu. D’ailleurs les paroles du chauffeur résonnent étrangement et de manière un peu prémonitoire dans l’esprit de Tyrone qui commente « On dit au revoir à son passager; À bientôt mais pas bonne chance. » ( l17 ) Se peut- il qu’on sache déjà qui il est et que la nouvelle de son retour ait précédé son arrivée.? Le personnage se mure peu à peu dans le choix du silence ; Il ne répond pas au chauffeur ( l 18 ) et en arrivant se couche , tout habillé avec ses chaussures ( l 36 ) . Ce lit figure une sorte de tombe dans laquelle il se glisse dans l’obscurité . Le refus de la lumière ici peut s’interpréter comme le refus à la fois de l’espoir et de la vie. « J’ai laissé les volets clos, j’ai mis le loquet et la chaîne « Peu à peu Tyrone quitte le monde des vivants pour rejoindre celui des morts, à commencer par ceux de sa famille.
C) une mort intérieure
Avant d’être victime de la vengeance de l’IRA , Tyrone se tue lui-même avec l’alcool dont il devenu de plus en plus dépendant . ‘ J’ai ouvert ma fiasque de vodka. Moitié vide. J’ai tout bu d’un trait . » ( l 38 ) On se souvient qu’après son dernier séjour en prison, Tyrone buvait de plus en plus pour noyer ses remords . La trahison a fait de sa vie un véritable enfer et l’alcool lui permet d’ « allumer mon feu » . ( l 38 ) Cette expression métaphorique s’oppose à la fois au froid et au vide . Le feu est ce qui réchauffe au sen propre comme au sens figuré; Le personnage fait alors remonter ses souvenirs .
d) un voyage dans le passé et dans le souvenirs
Le thème du retour à l’enfance qui apparaît dès les premières lignes du passage , se retrouve dans le final ; Tyrone revoit les membres de sa famille et convoque les souvenirs de son enfance passée dans cette maison. « L’hiver de mon enfance avec Noël au loin » (l 39 ) . Cette mention de la fête de Noël est peut être fugacement un souvenir de moments heureux même si les mauvais souvenirs réapparaissent sous la forme de deux phrases nominales parallèles « les malheurs de ma mère. Les poings de mon père . » On se souvient, en effet, que Patraig Meehan , frappait régulièrement son fils, et en particulier dès qu’il avait bu. Tout au long du roman, l’auteur montre les similitudes entre les destins du père et du fils et pour construire la mort de Tyrone,il emprunte certains éléments à la mort brutale de son père, qui est tombé face contre terre, des cailloux plein les poches, un soir d’hiver. On retrouve ici le froid, le soir, l’hiver, l’alcool et le dégoût de soi-même.
e) la cérémonie des adieux
L’expression « j’ai salué mon retour » peut être lue et comprise de différentes manières ; une forme d’ironie du personnage qui ne peut se réjouir de rentrer chez lui dans de telles circonstances . une sorte de dernier baroud d’honneur. Quelques lignes plus loin la formule «Salut à tous mes amours » est pour le moins ambigüe. Elle peut signifier qu’il leur dit au revoir une dernière fois avant de mourir ou qu’il a l’intention de les retrouver . Les souvenirs de son passé l’entourent au moment où il entre dans le sommeil
f) la mort vue comme une longue nuit
La mort est souvent représentée au moyen d’euphémismes comme le grand sommeil , la nuit éternelle . L’écrivain a choisi ici la métaphore de la nuit pour évoquer la mort inéluctable de Tyrone ; Ce dernier s’apprête , en effet, à entamer « la plus longue nuit qu’un homme ait vécue » ( l 45 ) On entend ici, avec le superlatif, l’idée d’une mort souhaitée comme une sorte de délivrance. Après la découverte et la révélation de sa trahison, la vie du personnage a cessé d’avoir un sens; il a perdu l’amour de son fils, la confiance de ses amis; il vit séparé de sa femme qui se sent également trahie et même son, ami Antoine cherche à comprendre pourquoi il a ainsi agi. Les dernières lignes reprennent , de manière symbolique, cette idée de mort figurée : « Et même s’il se relève, le jour ne viendra plus. Ni le printemps, ni l’été, rien d’autre que la nuit. » ( l 46 et 47 ) . Les symboles des saisons et le temps cyclique comme mesure d’une tranche de vie, sont ici utilisés pour indiquer la mort intérieure du héros. La mort du personnage ne surprendra pas le lecteur car l’autre la prépare et introduit le registre de la fatalité au sien du roman . Une fatalité non pas transcendante mais immanente liée à des choix du personnage et à son patriotisme qui, quelque part, lui fait sacrifier sa vie personnelle .
En conclusion, ce passage préfigure l’assassinat du traître qui aura lieu quelques semaines après son arrivée solitaire. Tyrone fait ses adieux à la vie et n’est plus désormais qu’un vieillard fatigué plongé dans les souvenirs de son passé douloureux. Sa déchéance touche le lecteur qui l’a ,en quelques sorte, accompagné durant tout le roman, l’a vu grandir et effectuer des choix qui ont modelé son destin. Comment survivre à la trahison ? Le thème surgit à nouveau dans ce passage avec les paroles du chauffeur et la vision de l’inscription qui « barrait la façade » ( l 27) . Le seau de goudron et le large pinceau témoignent que Tyrone n’est plus en sécurité au cœur même du village de son père et la figure de ce dernier ressurgit alors dans la mémoire du lecteur pour dessiner , à l’avance, la mort du fils frappé d’ignominie: Tyrone sera, en effet, tué par une décharge de chevrotine utilisée pour le gros gibier et tombera, face contre terre, comme son père. Le roman ici répéte une tragédie familiale.