“Tels père, tels fils ” : dit l’adage mais dans la réalité, les relations père- fils sont souvent placées sous le signe du conflit car le fils qui grandit est amené un jour à devenir père à son tour et pour s’accomplir, il a besoin de concurrencer son propre père avec lequel il entre fréquemment en opposition; L’un cherche à s’affirmer et l’autre tente de conserver son pouvoir .La figure paternelle apparait donc très souvent comme source de tensions en littérature ; Le Père peut être protecteur et rassurant ; parfois il sert de guide spirituel et il devient pour le jeune homme celui qui montre la voie, le modèle à suivre. Parfois, il peut représenter une force hostile voir même comme l’illustre le mythe d’Oedipe, il représente l’homme à abattre. La mort du père est symboliquement un moment très fort car le fils se retrouve seul. Dans les romans de Sorj Chalandon, la figure du père joue un rôle central et fondateur ; Dans un de ses précédents romans, intitulé Le Quatrième Mur et qui a pour cadre le conflit israélo-plestinien à Beyrouth , Georges le héros grandit en face du silence de son père et n’a pas réussi à créer des liens avec ce dernier . Comme son père n’avait pas été résistant durant la seconde guerre mondiale, il souhaite, devenu adulte, s’engager véritablement au sein d’un conflit dont il va pouvoir mesurer toute la violence en se rendant au Moyen-Orient.
Le héros de Retour à Killybegs, Tyrone Meehan commence par évoquer ses souvenirs d’enfance : l’histoire s’ouvre , dès les premières lignes , sur le portrait du père. Ce père est à la fois admiré et redouté par le personnage qui se revoit alors dans son village natal , âgé de 7 ans. Découvrons ensemble les grandes lignes de la figure paternelle présente dans l’ensemble de ce premier et son ambivalence.
Patraig Meehan est présenté d’emblée sous le signe de la violence . ” Quand mon père me battait il criait en anglais “ ; cette violence intime, personnelle qui est celle des coup reçus fait écho à la violence extérieure , celle liée à la situation et au cadre dans lequel va grandir Tyrone Meehan, celui d’une famille catholique nationaliste très pauvre de l’Irlande dans les années 1940. On peut aussi supposer que cette figure paternelle va ensuite se retrouver associée à la violence de l’occupation anglaise de l’Irlande du Nord et qu’ à cause de son histoire familiale, le narrateur va développer un lien particulier avec la présence anglaise ennemie. Lorsqu’il frappe son fils, le Père est déformé par la haine “bouche tordue “ et il hurle “des mots de soldat” . Le personnage semble alors se transformer pour ne devenir que “Gueule cassée, regard glace, Meehan vent mauvais ” : un sobriquet qui traduit la peur qu’ inspire son arrivée ; son fils finira lui aussi par le surnommer ” mon méchant homme ” pour montrer à la fois les liens qui les unissent avec le pronom possessif mon et la peur qu’il inspire avec l’adjectif “méchant ” . Curieux mélange.
Cette peur terrible du petit enfant est également évoquée à travers l’image de la nuit qui sursaute à l’arrivée du père dans la chambre et la présence du Père ennemi semble alors s’étendre à l’ensemble du territoire : ” il occupait l’Irlande comme le faisait notre ennemi. Il était partout hostile “ . Omniprésence et omnipotence sont ici étroitement corrélées. On note également que les deux figures : celle du Père et celle de l’adversaire ne font plus qu’une . Le premier paragraphe se termine avec ces quelques mots qui résument tout ce qui vient d’être évoqué : “Quand mon père avait bu, il faisait peur . ” Et un peu plus loin ” Quand mon père me battait, il était son contraire ” Le Père a donc un double aspect pour le fils: objet de fierté et objet de peur . Les villageois finiront même par le surnommer “bastard ” : un surnom chuchoté lors qu’il tournait le dos ” . Le Père est devenu l’Ennemi et il est double.
Mais cet ivrogne, qui sous l’effet de l’alcool, devient un cogneur d’enfants , c’est également un homme fier qui souffre “il pleurait son pays déchiré, ses héros morts, sa guerre perdue ” Le lecteur est touché par le destin de ce combattant qui voit sa patrie morcelée et envahie. Et l’auteur montre bien que ce personnage va résister le plus longtemps possible par tous les moyens; Il ne cesse d’enseigner à son fils cet esprit de résistance qui passe par l’utilisation de la langue gaélique “ car parler gaélique , pour Pat, c’est résister ” murmure-t-il à Tyrone en frappant l’âne qui ne veut pas avancer : ” Eirinn Go Brach” : c’est la devise adoptée par les Irlandais qui peut être traduite par Irlandais à jamais ou pour toujours . Elle marque un attachement viscéral à leur terre depuis James Connolly et les révoltes de 1840.
Lors que le père se transforme en aède et chante la terre, alors l’enfant devient “fier de lui” et la figure paternelle redevient objet d’admiration. . “Quand même et malgré tout.” Cette phrase nominale résume bien l‘ambivalence des sentiments qu’il inspire : un mélange de peur et d’admiration . Car Patraig Meehan est avant tout défini comme un poète , celui qui possède les mot pour “chanter notre terre ” . Aux yeux de l’enfant, son rôle de poète semble d’ailleurs l’emporter sur sa simple fonction de père : ” Avant d’être méchant, mon père était un poète irlandais et j’étais accueilli comme le fils de cet homme. ” Cette phrase souligne le rôle de la généalogie : le fils va pouvoir bénéficier du respect que son père inspirait et il sera partout considéré comme le fils de Pat Meehan. D’ailleurs, on note que lorsqu’il sera de retour à Killybegs, le narrateur va revenir au pub et cherchera à occuper la place de son père à la table où ce dernier avait son verre; Les habitants de son village lui refuseront alors l’accès au pub et il comprendra qu’il est désormais seul parmi les siens à cause de sa trahison . Il n’est plus le fils de personne.
Construire la figure du Père , c’est avant tout montrer quel sang coule dans les veines de Tyrone et d’où lui vient son amour inconditionnel de sa Patrie mais peut être également sa Peur . En effet, ce Père qui sait être tendre parfois : ” une fois même , sur le chemin du retour, il a pris ma main. Et moi j’ai eu mal. Je savais que cette main redeviendrait poing, qu’elle passerait bientôt du tendre au métal. ” restera associé quand même à la douleur . L’écrivain décrit ici l’ambiguïté de la figure paternelle avec ce passage du “tendre ” au “métal “ qui forme comme une association dangereuse . L’enfant au lieu de se sentir rassuré se sent alors “prisonnier de la main de mon père ” : on mesure bien ici à quel point le danger domine .
Le passé du Père rend également le fils admiratif de ses combats : il se définit d’abord par ses activités de Résistance en tant que soldat de l’armée républicaine Irlandaise (IRA) d’abord en 1921 et lors de l’édification de la frontière qui va séparer Irlande du Nord et Irlande du Sud . Emprisonné d’abord par les anglais, il le sera ensuite par les partisans du cessez-le -feu. Finalement Patraig Meehan doit s’avouer vaincu: l’ Iralnde est bien coupée en deux et sa défaite le pousse à boire encore plus . En 1936 alors que la guerre d’Espagne éclate, il décide de partir rejoindre les brigades internationales qui combattent contre le fascisme mais il cède aux supplications de son épouse et finit par rester après avoir brûlé son sac dans une sonte de coup de folie . Il a alors 41 ans et Tyrone 11. Patraig Meehan ne se bat pas vraiment pour ses convictions religieuses : “il était catholique par nonchalance ” mais plutôt pour une image du monde et pour faire triompher “la révolution sociale car “il admirait le rouge des combats ouvriers “
Le lecteur retrouve de très nombreuses similitudes entre les trois destins des Meehan: Patraig l’aïeul , le Fils Tyrone et Jack , son propre fils , emprisonné près de 20 ans pour avoir abattu un policier et qui finira, amer , comme portier de nuit dans les pubs, à sa libération de Prison en 2000. A la différence que plus personne n’admire Jack car le processus de Paix qui a débuté en 1994 a conduit l’IRA officielle à déposer les armes alors que Tyrone était admiré et respecté par les habitants de son quartier en tant qu’ancien combattant, emprisonné lui aussi à plusieurs reprises . A noter également que Tyrone se mettra lui aussi à boire de plus en plus au fur et à mesure que passent les années et que le poids de sa trahison se fait sentir.
La mort du père est un des épisodes tragiques du roman : après avoir frappé l’âne de Mac Garrigle, Patraig Meehan perd au yeux de son fils le titre de héros. On le retrouve à l’aube ” gris couché sur la terre gelée, du glacé à la place du sang. Son bras gauche était levé, poing fermé comme s’il s’était battu avec un ange ” Même mort, le Père continue à incarner , par sa posture, la figure du combattant et du résistant . Mais il a été rattrapé par la mort alors qu’il souhaitait “partir comme meurent les paysans ici ” en entrant dans la mer . Il souhaitait une fin de légende : “juste le vent, les vagues et la lumière des morts ” mais il est mort en pauvre “le visage écrasé sur le givre et ses cailloux pour rien ” . Le personnage est comme humilié épar cette mort dérisoire alors qu’il avait justement cherché à la choisir et à al mettre en scène . Sorj Chalandon créée un contraste pathétique entre les souhaits du personnage et la mort qu’il a choisie , en tant qu’écrivain, de lui inventer . Comme si quelque part, il cherchait à montrer que la mort l’avait elle aussi trahi en brisant son dernier rêve et ses derniers espoirs. Et cette mort indigne le rend davantage pathétique . Elle rappelera la mort ignominieuse ,également,de Tyrone “couché sur le ventre ” abattu avec des munitions réservées au “gros gibier ” le 05 avril 2007.
Le roman s’ouvre donc sur la figure paternelle ambivalente qui présente de nombreuses ressemblances avec celle du héros : la violence de Tyrone ne s’exercera plus cette fois au sein de sa propre famille mais elle rejoindra la violence de la situation politique des catholiques d’Irlande du Nord : le personnage mettra sa propre violence au service de l’IRA et finira par renoncer à ses idéaux, à ses combats en trahissant les siens pour ne pas devoir avouer qu’il a commis une faute ; cette trahison sera pour lui une nouvelle source de violence et il la portera comme un fardeau . Son destin tragique , à l’image de celui de son père , nous interroge sur la responsabilité de la guerre dans le destin des hommes . Ces deux personnages semblent, chacun à leur époque, le jouet de forces qui les dépassent et qui finissent par les broyer . Retour à Killybegs , vu sous cet angle, c’est avant tout le roman d’une tragédie personnelle imbriquée dans une guerre tragique .