La dissertation de la semaine se base sur une citation quelque peu ironique d’un critique littéraire contemporain : dans son Journal, Gide se plaint à plusieurs reprises d’avoir accumulé trop de matière pour un seul roman et prétend qu’il pourrait en écrire plusieurs car il cherche , en fait , à faire entrer la totalité de la vie dans son écriture ; Ainsi on pourrait penser qu’à force de vouloir faire entrer trop de choses dans ce roman, on finit par n’y plus rien retrouver. Si le propos peut paraître paradoxal, il repose en réalité sur une distinction entre le point de vue de l’auteur et celui du lecteur. L’écrivain lui , en dépit de quelques difficultés évoquées dans le Journal, tente de dompter la matière et surtout de l’organiser pour servir son projet narratif de roman pur , Quant au lecteur, il peut à juste titre se trouver quelque peu déstabilisé par les innovations de Gide et se sentir désorienté parfois , à la fois à cause des techniques employées mais également par manque d’habitude de ce type d’écriture.
On pouvait donc tout à fait commencer par examiner soit les arguments de la thèse ou de l’antithèse en spécifiant qu’il s’agit soit de difficultés involontaires ou liées à la complexité de l’organisation narrative .
Reprenons par exemple les éléments du Journal qui pourraient servir d’illustrations : les multiples hésitations de Gide à propos de la répartition des voix narratives peuvent témoigner de ce qu’il cherche à mettre en place : uns sorte de labyrinthe de voix ” j’hésite depuis deux jours si je ne ferai pas Lafcadio raconter mon roman ” ; quelques mois plus tard, il envisage plutôt un “simple récit impersonnel ” ; après plusieurs années de travail, il finit par avouer qu’il lui semble avoir perdu prise et qu’il regrette de ne pas être intervenu dans son roman pour , intervenir, commenter (81)
Gide a conscience que “c’est une folie sans doute de grouper dans un seul roman tout ce que me présente et m’enseigne la vie ” et on peut donc évoquer une forme d’ambition déraisonnable comparable d’ailleurs à l’ambition des écrivains réalistes comme Balzac de faire concurrence à l’Etat Civil; l’ambition est la même mais les procédés ont évolué ; L’illusion de la vie ne prend plus les mêmes formes ; là où Balzac tente d’épuiser le réel en décrivant les moindres détails (vêtements, portraits physiques, détails de l’ameublement des demeures des personnages ) Gide lui, se contente de noter les moindres conversations,les moindres faits et gestes de ses protagonistes sans jamais les décrire ni même s’attarder sur le décor dans lequel les événements se déroulent.
Dans le journal, les métaphores se multiplient pour désigner cette abondance de matériaux : le livre sera donc nécessairement touffu mais l’écrivain ressent une difficulté dans l’assimilation des divers éléments qui le composent; il évoque des tonalités différentes et cherche un équivalent musical pour traduire cette résistance ou plutôt ces deux voix parallèles ; il choisit l’art de la fugue , l’impossible alliage entre l’andante et l’allegro. A plusieurs reprises, il souligne qu’il cherche à “enrouler les fils divers de l’intrigue et la complexité de mes pensées autour de ces petites bobines vivantes que sont chacun de mes personnages. ” (27 ) Cette situation nous livre un plan qui répond assez aisément à la question posée par le sujet : une complexité narrative, une complexité dans le choix des multiples thèmes et la complexité de la construction et de l’organisation des personnages. (veillez à ne pas oublier l’un de ces trois domaines : narration, sources d’inspiration , thèmes abordés et personnages )
Dès le début de sa réflexion, Gide note également la présence de plusieurs intrigues concurrentes et il avoue avoir bien du mal à les départager; c’est pourquoi il en retiendra finalement plusieurs car il n’a pas réussi à choisir une intrigue vraiment centrale . Longtemps préoccupé par la conversation d’ordre général à partir de laquelle il veut “ouvrir le livre ” , il s’efforce de ne retenir que des éléments utiles car “tout ce qui ne peut servir alourdit “écrit-il p 20.
On remarque donc deux mouvements contraires dans la création du roman: d’une part l’auteur cherche à démêler l’écheveau de ses idées et il s’efforce d’effectuer un tri entre les différents éléments; et d’autre part, il cherche à “fondre ” et à “rattacher ” des éléments d’origines variées comme un article de journal qui relate un fait divers à propos d’un gang de faux monnayeurs et des discussions sur la littérature tenus par différents personnages du roman qui dressent des portraits contrastés d’écrivains .
De la fausse monnaie, Gide passe progressivement aux sentiments forcés et contrefaits, motif récurrent du roman et établit un lien avec le rigorisme religieux : la haine semble encore tenace dans le récit contre une “morale qui opprima toute sa jeunesse”(23 ) ; ce désir de faire entrer la vie toute entière dans un seul récit risque de faire perdre pied à Gide etc qu’il souligne dans son Journal “je risque de perdre pied ” ; C’est pourquoi dans un souci de clarté de l’ensemble, il revient à son idée de “livre en deux parties ” qui seraient séparées par la guerre; Le résultat final montre que Gide a volontairement épuré cette dimension de son travail d’écriture et que le motif historique de la guerre a bel et bien disparu du roman, remplacé par la coupure naturelle que représentent les vacances. De même c’est durant les dernières pages de son Journal qu’il décide d’opter finalement pour une division du roman en 3 parties autour de Paris et Saas-Fée (p 97)
Au fur et à mesure que son travail de réflexion se poursuit, l’écrivain constate que même s’il prétend rapprocher ce qu’il écrit du type convenu du roman, il doit se résoudre à accepter son étrangeté et que c’est justement son propre refus de ne pas envisager clairement sa création comme étrange qui le retient d’avancer ; Il pose des questions essentielles : “pourquoi tant rechercher une motivation, une suite, le groupement autour d’une intrigue centrale ? Peut-être justement parce que ces critères définissent le genre romanesque traditionnel: le lecteur y cherche une histoire racontée par un narrateur et qui fait se rencontrer des personnages dont certains jouent un rôle central . En allant volontairement contre ces critères convenus, Gide pressent que ses lecteurs seront déstabilisés et qu’il créée une nouvelle forme de roman. Il écrit un roman qui irait justement à l’encontre de ces codes romanesques qu’il juge usés :c’est ce geste créatif et son aboutissement que l’on nomme anti-roman. Ce n’est pas vraiment par goût de la provocation que Gide s’est lancé dans cette nouvelle aventure de l’écriture qu’on appellera bientôt le Nouveau-Roman, mais c’est tout simplement parce que son imagination le poussait dans un sens nouveau “il y aurait des personnages inutiles,des gestes inefficaces, des propos inopérants,et l’action ne s’engagerait pas. ” p 30
De plus, Gide entend faire jouer au lecteur un rôle nouveau: “l’histoire requiert sa collaboration pour se bien dessiner ” : un rôle actif qui peut au départ le rebuter ou lui sembler épuisant .Au mois de juillet 21, soit plus de deux an après avoir débuté son cahier, Gide note qu’il lui faut “établir le champ d’action et aplanir l’aire sur laquelle édifier le livre ” ; ce qui laisse entendre qu’il n’a pas encore vraiment réussi à démêler l’écheveau de ses idées, ce qu’il nomme poser des bases artistiques, intellectuelles et morales. il emploie pour cette opération le terme baratter en expliquant qu’il s’agit de retourner le sujet dans sa tête pour qu’il finisse par se solidifier et former des grumeaux ( 46 )
Second cahier : Gide doute de plus en plus du bien fondé de son projet et mentionne l’existence de deux foyers : le cahier serait versé dans le livre et Edouard deviendrait une sorte de porte -paroles de certaines idées autrement dit Gide insère un personnage de romancier en train d’écrire un roman à l’intérieur du roman qu’il est lui-même en train d’écrire : c’est ce qu’on nomme une mise en abîme. Ce procédé de diffraction rend la lecture plus complexe. De même Gide ne peut s’empêcher de constater que son roman se construit à l’envers : “les chapitres s’ajoutent non point les uns après les autres mais repoussant toujours plus loin celui que je pensais d’abord devoir être le premier.”
La construction des personnages est l’objet de son attention: Gide avoue les faire attendre, ne pas vouloir les amener trop vite au premier plan et forcer le lecteur à devoir les imaginer . C’est ce qu’il va nommer le roman pur “purger le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman” On en revient ainsi à poser le problème des limites du genre romanesque et à ce qu’on attend d’un récit appelé roman quand on le lit ou pour reprendre le point de vue du Gide, quand on le fabrique.
Le choix des personnages -narrateurs, c’est à dire de la volontaire multiplicité des champs de vision peut s’expliquer en partie parce que cela permet à l’auteur de se sentir plus à l’aise , plus libre dans ses paroles car il avoue ainsi s’oublier lui-même pour devenir l’autre et pouvoir parler de la sorte au nom de quelqu’un d’autre ; C’est ainsi qu’il se définit “ceci est la clef de mon caractère et de mon oeuvre ” (p 77) . après se premiers essais de lecture , il souhaite modifier de nombreux éléments et repartir à neuf à chaque chapitre “ne jamais profiter de l’élan acquis: telle est la règle de mon jeu.” Ce choix a également des conséquences sur la réception du roman car le lecteur peut se sentir en permanence frustré de ne pouvoir prévoir ce qui risque de se passer ; La métaphore de la plante qui se développe lui vient alors pour définir la matière de son roman. (79) Gide s’impose des difficultés avec ces règles qu’il se fixe et à partir desquelles il entend révolutionner l’art d’écrire un roman : “chaque nouveau chapitre doit poser un nouveau problème, être une ouverture, une direction,une impulsion, une jetée en avant -de l’esprit du lecteur – “(83)
Et c’est en cela qu Gide prétend imiter la vie : en reproduisant simplement des amorces de drame sans que ces derniers se poursuivent et se dessinent comme a coutume de les filer un romancier; (90) Lorsqu’il s’agit de mettre un point final à son travail, Gide prétend qu’il ne doit pas se boucler, mais s’éparpiller, se défaire . Et c’est au lecteur de procéder à l’inventaire et de fair les comptes; Le romancier lui a juste tiré le rideau du livre et refuse de faire les comptes ; “Tant pis pour le lecteur paresseux ” ajoute-t-il car “Inquiéter, tel est mon rôle ” (96)
En relisant attentivement le Journal, nous pouvons donc mieux comprendre à la fois les difficultés réelles de l’écrivain et ses projets d’écriture qui sont susceptibles de créer des difficultés aux lecteurs. Gide n’a pas envie d’offrir au public un roman convenu dont il a l’habitude mais une nouvelle manière d’écrire un roman qui pourrait bien le déstabiliser et le désorienter quelque peu .