05. septembre 2017 · Commentaires fermés sur Qu’est-ce qu’un anti -héros et qu’est-ce qu’un anti-roman ? L’exemple des Faux-Monnayeurs · Catégories: Divers
gid25.jpg
 

La question mérite réflexion car le sens même d’anti est très difficile  à définir . Si on part de la notion d‘anti-héros que beaucoup ont rencontrée l’an dernier, on peut d’ores et déjà établir plusieurs typologies ; le premier sens d’anti -héros pourrait consister à dire qu’un antihéros est un personnage qui ne présente pas les caractéristiques habituelles ou convenues de ce qu’on nomme héros ; Soit il est lâche par opposition aux héros courageux (Bardamu dans Voyage au bout de la nuit) , soit il est banal par opposition aux héros charismatiques et extraordinaires ( le héros de Un homme qui dort de G Pérec, qui passe ses journées à ne rien faire ), soit il est antipathique et cynique par opposition aux héros auxquels on a envie de s’identifier;  on peut penser à Dom Juan, ou bien au vicomte de Valmont dans les Liaisons dangereuses ; il peut aussi être juste naïf et maladroit comme le héros stendhalien   mais on peut songer également au héros étranger au monde et qui semble n'éprouver aucun sentiment tel qu'on va le renconter dans les romans comme celui d'Albert Camus : l’Etranger . Tous ses personnages qu’on peut qualifier de anti-héros forment un ensemble hétéroclite et pour chacun d’eux, le préfixe anti ne désigne pas la même chose. 

Poursuivons la démonstration pour les personnages gidiens du roman: Bernard est-il un antihéros ?

A première vue, on serait plutôt tenté de voir en lui un véritable héros au sens romantique : batard par ses origines, cette découverte le met sur le chemin de la révolte et en quête de sa véritable identité; Il passe par des épreuves et des étapes successives  (notamment la  fuite hors de l’espace familial, la découverte de l’amour sous ses différentes formes  et le combat avec l’ange ) et finit par se réaliser partiellement en trouvant sa voie , ou plutôt en refusant deux directions qui sont la politique et la religion . Il a du héros traditionnel le goût de l’aventure et même parfois un côté mauvais garçon (vol du ticket de consigne, aventure avec Sarah ) ; A la fin du récit, il retrouve le chemin de la famille; Il a gardé des valeurs chevaleresques telles que le secours aux plus faibles (avec Laura son amour ressemble à celui d’un chevalier servant pour la dame de son seigneur ) et le désir d’être lui-même et de demeurer

gid23.jpg
 

authentique  ; Pourtant, ce personnage n’agit que très peu  : il demeure passif et pensif : couché sur un banc il  médite et se décide à suivre Edouard à la gare ; il renonce à des engagements qui le dénatureraient mais son retour final demeure ambigu..rentre-t-il parce qu’il ne sait pas où aller ou pour s’occuper de son “père” qui ne va pas très bien ? Gide laisse planer des doutes sur le destin final de Bernard . Et il ne s’est pas vraiment réalisé durant le roman: il a  juste évolué sans pour autant être parvenu à un point d’aboutissement comme les héros conquérants . 

Pour Robert de Passavant , la démonstration est plus facile : il s’agit d’un anti-héros au sens où les modèles qu’il propose sont contraires aux valeurs héroïques traditionnellement admises : sincérité, courage, altruisme. Le Comte est un faux -monnayeur qui , sous les apparences d’un romancier à succès, cache un manipulateur cynique et dangereux pour les âmes simples qu’il entraîne vers leur perte. Il détruit l’existence de Vincent, il corrompt Olivier et s’attaque à Edouard sans pour autant en venir à bout car ce dernier lui reprend Olivier au terme d’un combat de mots. A peine touché par la mort de son père, il se croit au- dessus des autres hommes à cause de sa fortune , de son rang et de sa notoriété. Il est décrit par lady Griffith comme vaniteux, hypocrite, ambitieux, versatile et égoïste. C’est donc le personnage qui ressemble le plus à un héros en négatif: d’ailleurs il est à plusieurs reprises comparé à un démon . Détesté parEdouard; il représente une sorte de repoussoir et figure aussi, en partie, le côté sombre d’Edouard ou les dangers qui guettent un artiste grisé par le succès. 

Edouard serait peut être le personnage pour lequel la notion de anti- héros ne peut  pas vraiment s’appliquer mais tous les personnages gidiens, nous allons le voir, possèdent des caractéristiques qui les rendent parfois étranges aux yeux des lecteurs. 

gid22.jpg
 

 Essayons d’appliquer ce raisonnement au  roman en  entier et de voir quels aspect font de cet ouvrage un anti-roman  : la définition la plus fréquente consiste à dire qu’un anti-roman est un texte qui ne présente pas les caractéristiques attendues dans un roman sauf que ..un roman au seizième siècle et un roman quatre siècles plus tard n’ont pas  grand chose en commun ; Il faut donc traiter cette notion d’anti- roman en partant de l’état du roman juste dans les années qui précdèent la publication de l’oeuvre qui fait polémique . Une première idée consiste à partir de l’existence dans le préfixe anti d’une forme d’opposition, de refus ou de rejet ; A ce titre, le roman gidien présente beaucoup d’aspects anti car Gide s’y dresse à la fois contre la morale bourgeoise, contre l’art de raconter des histoires à la manière des romanciers réalistes et contre l’idée même de personnage de roman . Un roman , en effet, peut être décomposé en trois principes essentiels: la narration (manière de raconter, choix du point de vue, thèmes choisis) , l’intrigue (l’histoire, )  et les personnages . Pour votre dissertation, il faudra donc passer en revue ces trois domaines.

Deuxième question à régler : le terme anti-roman ne désigne- t-il que des aspects formels de l’oeuvre ? A ce titre, un anti- roman serait un texte qui ne ressemble pas à un roman traditionnel car il utilise de nouvelles techniques de narration : on peut penser à la suppression des personnages, de l’intrigue, de l’ordre chronologique, à la multiplicité des points de vue et surtout à leur non concordance (un même personnage est vu sous différents aspects et obtient ainsi une identité problématique ou conserve des contradictions internes ) , au mélange des formes narratives avec les insertions de lettres , de paroles rapportées, de pensées des narrateurs et d’extraits du journal d’Edouard; On pourrait ainsi définir en quelque sorte l’anti roman  comme ce qui se présente comme un tentative de renouveler la manière de composer un roman . Pour reprendre l’histoire du roman: le roman comique fut considéré comme un anti- roman par les tenants du roman précieux; le roman réaliste fut taxé d’antiroman par les adeptes du roman sentimental ou romantique ; Les réalistes se mirent eux-aussi, quelques années après qu’ils eurent été traités d’anti romanciers eux-mêmes ,à considérer les oeuvres du Nouveau -Roman comme des antiromans; Il serait peut être simplificateur de dire que chaque nouveau mouvement littéraire paraît anti pour le précédent mais il est nécessaire de rappeler que les mouvements littéraires se font et se défont par réaction et par désir d'innover, de rompre avec la tradition et avec ce qui existe déjà. 

Revenons donc aux Faux-Monnayeurs et voyons sur quels points le roman gidien peut être assimilé à un anti- roman : on distinguera les aspects formels  comme le rejet des principales conventions romanesques avant d’évoquer les thèmes introduits par Gide dans cet univers fictif . Sans perdre de vue la modernité de Gide qui s’amuse à dérouter en permanence ses lecteurs.

Plan proposé : (NE PAS OUBLIER DE SE SERVIR DU JOURNAL DES FM )

gid21.jpg
gid21.jpg, juin 2017

Anti roman parce que …

1. des conventions remises en questions (partie la plus facile et la plus longue qu’il faut développer avec des illustrations précises ) 

a) refus de l’intrigue unique : Gide construit un roman à partir de plusieurs intrigues qui se mêlent et se recoupent sans qu’on puisse vraiment distinguer lesquelles sont plus importantes que d’autres; Le gang des Faux- Monnayeurs , par exemple, ne joue qu’un rôle mineur au final dans la totalité des 3 parties et l’histoire de Bernard est parfois mise de côté au profit d’autres aventures ; Le Journal D’Edouard vient interrompre sans cesse les fils de la narration . Des intrigues connexes vient s’ajouter aux intrigues principales (histoires d’Armand, de Gontran, de Boris) qu’elle ne complètent pas nécessairement . D’où une impression de confusion ; Gide emploie l’adjectif “touffu ” dans son Journal pour désigner  cette manière de composer en étoile.

b) un récit déconstruit 

les différentes intrigues créent une impression de confusion et l’impression que les histoires cohabitent sans vraiment interférer ; Quel rapport entre Edouard et ses visites à la Pérouse (longues discussions sur le rôle de Dieu ou les difficultés conjugales du vieux couple  et le couple formé par Olivier et le Comte de Passavant (lien avec l’homosexualité affirmée de Gide) . Qu’ont en commun ces deux fragments du récit ? Pourquoi Georges est-il le héros d’un passage (celui où il est démasqué comme voleur par Edouard dans la librairie) et Caloub le héros mystérieux de la fin ? Des personnages sont juste ébauchés et ensuite disparaissent ou repassent au second plan . Ce qui laisse le lecteur insatisfait ..Gide veut en fait imiter la vie au plus près , sans les artifices du roman réaliste qui reconstruisent des destins entiers et explique chaque vagissement du personnage qui est un être compact. Gide explique dans son Journal qu’il veut tout faire entrer dans un seul roman: à la fois tous les sujets et toute la vie : “ ‘est-ce une folie de grouper dans un seul roman tout ce que me présente et m’enseigne la vie ? ” . Il note donc le caractère compliqué d’un tel projet .

c) les points de vue multiples 

gid24.jpg
 

Un autre travail important pour le romancier consiste à démultiplier les points de vue , détruisant ainsi le narrateur omniscient qui se prenait pour Dieu dans les romans précédents et qui assurait la cohésion de l’intrigue et du sens.Les personnages assument parfois des fonctions de narrateur avant de redevenir des personnages vus par un autre narrateur ; les lettres servent de relais de narration ainsi que  le Journal ; le lecteur ne sait plus d’où est racontée l’histoire ni même parfois de quelle histoire il s’agit ;l’auteur instaure une sorte de jeu avec l’ignorance de son prétendu narrateur omniscient et le narrateur prétend quitter les personnages là où ils se trouvent sans plus savoir ce qui va leur arriver, brisant ainsi les codes de la narration . Gide note également dans son Journal : “Peut être est-ce folie de vouloir éviter à tout prix le simple récit impersonnel ? “, Ses questions de point de vue sont donc au centre de ses préoccupations de créateur. 

Mais aussi anti roman parce que 

<p style="text-align: justify;">2 ; destruction du réalisme et jeu sur l'illusion romanesque 

a) Gide revendique la fabrication du roman

il donne un rôle important au hasard et multilplie les coïncidences , allant ainsi à l’encontre des méthodes réalistes qui motivent toujours les rencontres et les actions des personnages; Il montre et raconte qu’il est en train d’écrire un roman et exhibe les interventions de son narrateur  mais tout en travaillant , Gide perçoit les difficultés pour le lecteur et note dans son Journal qu’il  éprouve le  “besoin d’établir une relation continue entre les éléments épars” . Il justifie ses choix de narration par des motivations 

b) un roman bavard où il ne se passe rien : le contraire d’un roman d’apprentissage ou d’aventures

Les faux -Monnayeurs ne racontent pas vraiment des faits qui se déroulent: le roman se présente plutôt comme une série de discussions sur tout ..Gide reprend et détourne des conversations et ainsi, le roman se fonde surtout sur des paroles échangées , des secrets dévoilés, des conversations rapportées ; A l’origine, Aristote définit les personnages comme les supports des actions et on note que le roman est arrivé ici à un point où les actions n’occupent une place que très subalterne; Le roman devient une matière de paroles ce qui peut indisposer certains lecteurs habitués à suivre des personnages en actions. 

c) le personnage du lecteur et de l’écrivain 

L’un des points les  plus novateurs qui est sans cesse revendiqué par l’écrivain dans son Journal consiste à intégrer le personnage du lecteur dans la fabrication même du roman; En effet, Gide affirme dans son Journal  que “l’histoire requiert sa collaboration pour se bien dessiner” Il laisse ainsi les actions inachevées, les personnages en plan et annonce quitter telle scène pour en rejoindre une autre, négligeant ainsi de terminer ce qu’il a ébauché. Il faut ainsi au lecteur ,dit -il dans son Journal, “admettre qu’un personnage qui s’en va ne puisse être vu que de dos ”  Si Gide n’a pas inventé ses techniques déstabilisantes pour le lecteur (Diderot les utilisait déjà dans Jacques le Fataliste, son roman philosophique paru au dix-huitième siècle ) ; il contribue à en faire un principe

gid20.jpg
 

d’écriture . Ainsi Gide affirme qu’il ne fait pas parler ses personnages pour le lecteur mais simplement pour eux-mêmes . De plus, il place au ceux de la création des personnages d’écrivains ce qui contribue à mettre en abîme l travail de créations la matière romanesque . Il rejoint ainsi la devise du Nouveau -Roman qui dira qu ace que compte désormais, ce n’est plus tellement l’écriture d’une aventure mais l’aventure de l’écriture;  Gide innove et deviendra un pionnier qui sera bientôt rejoint par de nombreux autres écrivains qui feront partie du Nouvea-Roman. 

3 mais pourtant un roman qui reprend des thèmes traditionnels et qui s’inspire d’une anecdote réelle : ce gang des Faux Monnayeurs ..Gide en réalité reprend à sa manière les thèmes essentiels des romans..l’amour la famille et la quête de soi .

a) l’amour : la préoccupation centrale du récit , c’est la quête de l’amour véritable et de l’authenticité des sentiments qui est masquée ou dénaturée par le jeu des conventions sociales et l’hypocrisie ; La grande nouveauté apportée par Gide, c’est la place de premier plan dans un roman pour des histoires d’amour homosexuelles mais il n’est pas le premier romancier à l’évoquer (Marcel Proust avait ouvert la voie avec A la recherche du Temps perdu ); Bernard cherche l'amour et trouve sa voie entre une amitié avec Olivier qui aurait pu devenir une histoire d'amour et un amour platonique avec Laura qui tient plus de l'adoration que de l'amour véritable; Gide s'efforce de dépeindre les différents sentiments amoureux à travers les aventures des personnages (Lilan et Vincent : leur passion va devenir destructrice), Laure et Félix , couple qui représente un mariage sans amour et elle le trompe avec Vincent ) Les FM peuvent apparaître, à plus d'un titre comme une réflexion sur l'amour : sa cristallisation et sa décristallisation, le poids des conventions, le regard de la société qui condamne l'adultère et l'homosexualité; Gide a toujours éprouvé ses brûlures de la chair  et évoque dans son roman les tourments des personnages déchirés entre différentes aspirations 

b) la famille 

 Les FM ont conservé une dimension roman des origines : la famille joue, en effet,  un rôle vraiment central dans Les faux Monnayeurs; D'abord le roman est construit autour de la rencontre entre trois cercles de famille; Les Profitendieu, les Molinier et les Vedel . Le romancier montre des familles  en décomposition, des  familles et  des couples qui sont en tensions,  les rêves brisées des épouses (Pauline et Marguerite )  et  les ambitions déçues des maris trompés ou mal aimés . La pension Vedel retrace une ambiance familiale sur trois générations avec ses moments heureux et malheureux; ses rivalités entre frères et soeurs et les antagonismes entre générations.  On se souvient du cri de colère de Gide : "famille je vous hais ” et le roman interroge justement les relations familiales de tous ordres. La place de l’individu au sein de la famille est, une effet, sans cesse remise en question  dans le roman: qui est Bernard? enfant naturel ou enfant qui a sa place dans la famille ? Edouard et Pauline sont apparentés et Edouard tombe amoureux de son neveu. Gide note d’ailleurs que parmi les bases de son roman, il va explorer des considérations morales et notamment “l’insubordination de l’enfant”  et il s’interroge même pour savoir si ce n’est pas par là que “le livre doit s’ouvrir ” C’est le choix final qu’il conservera avec cette révolte de Bernard qui fait démarrer l’une des intrigues principales. 

c) la quête de soi : échec et  réussite

Autre thème traditionnel : les personnages sont tous en quête de quelque chose qui leur permettrait de se réaliser . A la différence des grands romans flaubertiens qui marquent l’échec des aspirations des personnages , que ce soit dans leur quête identitaire ou amoureuse (Pensons par exemple à l‘Education Sentimentale qui est une sorte d’anti roman d’apprentissage où le héros va d’échec en échec)  Edouard accède à l’amour véritable et tente d’écrire ; Olivier sait davantage ce qu’il cherche dans la vie ; Bernard après avoir surmonté la tentation de la révolte s’inscrit dans une démarche d’acceptation et rentre finalement dans le rang, transformé mais de retour au bercail . La lutte contre le faux peut également s’apparenter à se désir d’être soi -même et pas celui qu’on voudrait que nous soyons, d’oser affirmer sa véritable identité. Les Faux-Monnayeurs sont tous ces gens qui dénaturent les véritables sentiments et vendent du faux à la place du vrai.

Au final, un roman innovant sur de nombreux points qui peuvent être considérés comme des rejets des conventions romanesques dominantes  (reprendre la liste des sous-parties des parties 1 et 2 )  mais qui sera bientôt rejoint par la création du Nouveau-Roman . En dépit de ces caractéristiques, ce roman étrange conserve les thème esssentielles de chaque tentative d’écriture : parler de soi, de  sa place dans une famille et évoquer les multiples visages de l’amour .